On connait « Teddy Legrand » et son ouvrage Les Sept têtes du Dragon vert, mais… savoir authentiquement, avec certitude – aujourd’hui – qui était Teddy Legrand relève de la plus incroyable gageure. On a bien parlé un temps de Charles Lucieto, de Xavier de Hauteclocque, de Jean d’Agraives ou de Pierre Mariel…, ou encore comme pour Fulcanelli, d’un collectif d’auteurs… – mais les preuves s’envolent comme sables au vent dès que l’on gratte un peu sous le vernis du Temps…
Nous avons pu, grâce à un ami des éditions sauvegarder de l’oubli et des rides du passé un extrait de ce curieux texte de Teddy Legrand, tiré du livre : « Envoûteurs, Guérisseurs et Mages », publié aux éditions de France, en 1936.
En tout cas, pour notre part, quand nous entendons le nom « d’Andreas »…, notre attention se fait plus pressante… Voici, un texte à lire ici entre les lignes, comme il se doit, afin de mettre des noms sur des visages fictifs et sur des lieux de mémoire, mettre également des silhouettes réelles sur des personnages romanesques… L’intrigue se noue, dans ce chapitre, dans un Paris occulte où l’auteur est emmené par un ami (M. Le Villain) chez un curieux rebouteux, le « guérisseur de Plaisance »…
Thierry E. Garnier
J’avais essayé, par trois fois, d’obtenir des précisions sur la nature des « mystères » vers lesquels M. Le Villain devait m’entraîner à nouveau…
En vain ! Et j’en avais seulement « soutiré » cette affirmation qui confirmait les conclusions de notre dernier entretien :
Vous verrez que les envoûtements ne sont pas toujours maléfiques.
De fait, ni l’heure ni le lieu semblaient propices, ce coup-ci, à quelque œuvre vraiment ténébreuse.
Nous venions à peine de descendre du tram 123/124 et nous nous enfoncions ensemble au cœur du quartier de Plaisance.
C’était aux approches de midi. Une foule joyeuse, bon enfant, envahissait les rues étroites et j’admirai l’agilité avec laquelle mon guide barbu se glissait entre les groupes bruyants de gosses revenant de l’école, et les femmes du peuple « en cheveux », occupées à faire leur marché.
Le pittoresque plébéien, qui sent l’oignon et le gros-rouge, des quartiers dits « populaires », échappait manifestement, de façon complète, à l’ancien contrôleur des Douanes chinoises. Il avait peur de se salir, peur aussi d’être bousculé. Un mépris incommensurable tirait ses traits émaciés.
Et pourtant, la longue rue « Vercin », comme on la nomme à Plaisance, était presque belle ce jour-là.
Le clair soleil, déjà ardent, de cette matinée d’hiver, réellement exceptionnelle, avait attiré, au dehors, toute la marmaille du quartier.
Et un avant-goût de printemps se reflétait sur les visages des commères, au pas de leurs portes.
A mon impatience de savoir, s’ajoutait la joie d’avancer dans l’air frais, subtil et léger.
Mais où m’emmenez-vous ? Demandais-je, enfin, un peu las de cette course.
Mon guide eût un demi-sourire :
Chez un authentique Rose-Croix, me dit-il alors, à voix basse…
Le Villain supposait, sans doute, que ce vocable m’impressionnait. Il se trompait ; j’étais déçu.
Au cours de mes « explorations », en avais-je assez rencontré de ces bonshommes, illuminés ou escrocs qui, en grand mystère, se targuaient du titre de Rose-Croix !
Revoir un « fumiste » du même genre ?
Allons donc ?
Le Villain avait la plaisanterie lourde ! Il ne me laissa pas le temps de préciser mon opinion.
Sans plus s’occuper désormais des commères qui le bousculaient, il reprit, disert, volubile :
Si l’on peut définir le saint comme celui qui se fond en Dieu …. On peut dire que le Rose-Croix est idéalement celui-là qui sait réaliser, en lui, toutes les virtualités que comporte la nature humaine, qu’il est l’homme complet, véritable ».
Se connaissant parfaitement, il possède ipso facto, des pouvoirs qui peuvent paraître d’une essence surnaturelle à ceux qui sont moins évolués.
Pourtant, fis-je, pris à son piège, mordant au débat engagé, il a existé, certainement des sociétés initiatiques de Rose-Croix ? C’est avéré. Et je crois bien me souvenir que Bacon, Descartes et Luther y avaient été affiliés.
Certes, concéda mon guide, c’est vrai. On possède la trace, au début du XVI siècle, d’un groupement : La Fama fraternitatis Rosae-Crucis, fondée, dit-on, par un personnage légendaire, apocryphe, Christian Rosenkreuz, société qui, il y a cent ans, se serait réfugiée, paraît-il, soit en Syrie, soit au Tibet, et dont à l’heure qu’il est, aucun Européen, sauf un peut-être, qui doit vivre près d’Oran, ne ferait plus partie désormais. Je crois savoir, ajouta-t-il, que ladite société était, elle-même, la continuatrice de celle des Fidel di Amore, très florissante au moyen-age, et dont Dante fut un membre actif. Si la question vous intéresse, d’ailleurs, vous trouverez leur doctrine admirablement résumée dans Axel, du grand initié que fut Villiers de l’Isle-Adam.
Ma foi, fis-je…
Interruption vaine que mon guide parut ignorer pour continuer du même débit, avec la même érudition :
Le titre de Rose-Croix fut, depuis, accaparé par tels groupements, à tendances anti-papistes, dont le plus connu fut, sans doute, la germanique Rose-Croix d’Or, que ressuscita, par la suite, l’anthroposophe Rudolph Steiner au Goëtheanum de Dornach. D’autre part, chose assez curieuse, lorsque, sous certaines influences auxquelles ne furent pas étrangers les successeurs de Loyola, la maçonnerie écossaise ajouta des grades supérieurs à ses trois grades primitifs, le dix-huitième fut appelé, par elle, celui des Rose-Croix !
L’ancien fonctionnaire des douanes eut un bizarre sourire en coin :
Mais je voudrais prendre un exemple qui vous éclairera ma pensée quant à ces dénominations. Certaines sectes adventistes appellent leurs membres « Les Saints des Derniers Jours ». Est-ce une raison pour décider que ces braves gens doivent figurer dans une nouvelle Légende Dorée ? Il existe, de même, à Paris, une société rosicrucienne dans la rue du Colonel Moll ! Et, à San Francisco, certain publiciste, fort ingénieux, a ouvert, par correspondance, un cours des plus achalandés, qui permet de devenir rose-croix ! Ce sont là ridicules abus pour ne pas dire profanation !
L’obligation où Le Villain fut, enfin, de reprendre haleine, me permit de placer un mot.
Espérons que votre Rose-Croix de Plaisance n’aura pas acquis, lui, son titre de cette façon ou trop indue ou trop simpliste ….. et que nous trouverons en lui, cet « homme complet, véritable » de votre première définition.
Mon « mentor »fit un détour pour ne point passer sous l’échelle d’un peintre en lettes, fort occupé à modifier une enseigne.
Je puis vous affirmer, au moins, déclara-t-il, chaleureux, que celui qui se fait appeler M. Thadée est honnête homme, et de surcroît, des plus savants. Il sait prodigieusement de choses sur le Tibet et sur la Chine …… Il a même traduit le Y-King et croyez-moi, ce n’est pas là une petite affaire, cher ami.
Est-il allé là-bas ? m’enquis-je ?
Le Villain se frotta le nez.
Pour la Chine, j’en suis certain. Ce n’est pas pour rien, voyez-vous qu’on désignait les Rose-Croix du XVIII siècle, sous le nom aussi de « Nobles-Voyageurs ». Mais à vrai dire, pour le Tibet, mes renseignements sont plus vagues. Vous jugerez, par vous-même.
Nous venions de nous arrêter devant la boutique atelier d’une petite ébénisterie qui occupait, en son entier, le rez-de-chaussée d’une maison, d’une maisonnette plutôt, serrée entre deux grands immeubles bêtes.
Enclave suprêmement paisible, au milieu de Métropolis !
La porte s’entrouvrait, découpant un carré d’or clair jusqu’aux pieds d’un jeune apprenti aux boucles blondes que les copeaux qu’il faisait voler, en poussant son rabot avec sa chanson.
Il dut voir que nous hésitions au moment de passer le seuil, car il nous sourit pour nous dire :
Entrez donc vous asseoir, messieurs. M. Thadée vient tout de suite. Vous avez de la chance, ma foi. Je pense pas qu’aujourd’hui vous ayez longtemps à attendre.
Et après avoir, complaisamment, débarrassé, pour nous, deux chaises, dans le fond de l’atelier, il reprit gaiement son travail et se remit à chantonner.
La pièce exhalait une odeur saine de bois, de colle et de cire et il nous sembla, brusquement, que le temps tombait à nos pieds, comme l’eût fait un manteau pesant !
Nous étions transportés, soudain, dans une boutique du moyen âge, et n’était-ce point, son « chef-d’œuvre » que parachevait, devant nous, en pleine joie, ce compagnon ?
Ses gestes étaient simples et beaux, de cette perfection que donnent des millénaires d’intelligente répétition d’un effort.
Le bonheur n’était-il pas là, dans l’atelier artisanal, où tout paraissait simple et grave, où la conscience professionnelle s’élevait, tout naturellement, à la hauteur d’une vertu ? …. Ah ! foin de l’usine moderne et de sa chaîne abrutissante ….. de son esclavage méthodique !
Mais le charme fut rompu, soudain, par les vagissements d’un bébé.
Une porte venait de s’ouvrir, dans le mur, à coté de nous, livrant passage à une jeune femme, en cheveux, peut-être jolie, mais qu’avait marqué la misère et qui serrait étroitement, contre elle, son nourrisson chétif.
Encore très émue, semblait-il, elle ne fit même pas attention à la présence des étrangers que nous étions et c’est d’une voix rauque, étranglée, qu’elle balbutia :
Alors, vraiment, vous êtes sur ? Il ne retombera pas malade ? Vous me l’avez guéri, monsieur ?
Ce fut un organe grave, paisible, un peu éteint, qui répondit :
Comment voulez-vous, mon enfant que ce soit moi qui l’aie guéri ? Je suis un homme comme les autres. Je me contente de demander. Et quelques fois, dans sa bonté, le Maître de la Moisson m’exauce. Mais c’est pure générosité, pure bienveillance de sa part. Souvenons-nous que nous sommes que des serviteurs inutiles. Et puisque vous avez reçu plus que votre dû, cette fois, il faudra vous acquitter de votre tâche envers les autres. N’ayez plus de mauvaises humeurs, n’est-ce pas, contre votre mari ! Soyez davantage indulgente quand il sera las de son travail. Essayez de bavarder moins, s’il se peut, avec vos voisines. Pas de ….
Il dut, à ce moment, nous apercevoir sur nos chaises, car il se tut aussitôt, net.
Mais l’ouvrière était lancée et trop exaltée pour cesser ses témoignages de gratitude.
Je m’y efforcerai, je vous jure. Je tacherai de faire du bien, Sûr, après ce que je vous dois, faudrait être pas grand’chose pour vous écouter, alors ! .. ;
Un bon mouvement chaque jour, une pensée d’amour à chaque heure. C’est déjà assez difficile ! Ne me promettez pas plus, petite. Mais au moins, observez cela ….
Je vous le jure, monsieur Thadée, sur ma pauvre maman qui est morte !
Il fit alors un signe discret dans notre commune direction, et la jeune femme, nous ayant vus, partit très vite, en emportant son nouveau-né comme une proie.
Soyez les bienvenus, messieurs !
Le thaumaturge de Plaisance, souriant, venait à nous, la main tendue, main large que l’outil avait pu déformer et rendre calleuse mais qui n’en conservait pas moins une rare finesse de ligne.
L’homme était, à la vérité, d’une magnifique prestance, avec ses grands yeux bleu-faïence, ses traits réguliers, ses moustaches blondes et tombantes.
Un gaulois, certes ….. Un Celte pur !
Et il se dégageait, pour moi, de toute sa personne sympathique, une impression de force tranquille, de puissance sereine sûre d’elle-même !
De prime abord, il m’attirait.
Monsieur Thadée, dit Le Villain, avec une nuance de respect, je vous amène un mien ami.
Qu’il soit le bienvenu, fit l’hôte, d’un ton solennel, pénétré.
Mais il reprit presque aussitôt d’une autre voix, plus enjouée :
Je suppose que ce n’est pas pour l’ébéniste que vous venez, mais pour l’ami de tout le monde.
Vous plait-il de me faire l’honneur de me suivre, par ici, messieurs ?
Et sans plus, il nous précéda, franchit la porte qui avait livré passage, tout à l’heure, à la maman reconnaissante.
Mon guide et moi, derrière son dos, échangeâmes un rapide coup d’œil. Oui, certes, ce premier contact paraissait des plus prometteurs et mon jugement initial qui seul est bon, si l’on en croit M. le prince de Bénévent était extrêmement favorable.
L’ébéniste m’avait conquis, oui conquis, au vrai sens du mot, plus encore par sa voix prenante que par son aspect de franchise.
Il parlait lentement, posément, d’un organe un peu enroué, aux inflexions paysannes, sans l’ombre d’un effet voulu. Mais son timbre éveillait en moi des échos presque insoupçonnés.
A le fréquenter d’avantage, par la suite, je m’aperçus qu’il avait le don merveilleux de vous faire comprendre, non seulement toutes les choses qu’il vous expliquait, mais mieux, de vous les faire sentir.
Près de lui, sans conteste possible, on se sentait devenir meilleur et plus intelligent aussi.
Les mots, par sa bouche, semblaient prendre un sens nouveau, original, un peu comme s’il avait rendu tout leur relief à l’effigie de vieux sous trop usés, à force de circuler de mains en mains.
A la réflexion, je crois bien que ce qui donnait tant de charme et de magie à ses propos, c’étaient les silences inspirés.
Il en usait comme seuls en savent jouer quelques très grands acteurs, mais chez lui, cette virtuosité était parfaitement instinctive.
Un couloir étroit, long, obscur, une porte basse, deux marches, enfin.
Louise, je t’amène deux amis. L’un des deux t’est déjà connu. L’autre me semble curieux de savoir, mais je le juge d’esprit inquiet.
Et Monsieur Thadée partit d’un grand rire plaisant et cordial.
Asseyez-vous donc là, messieurs.
La maîtresse de maison était jeune encore et jolie. Elle eut été même très jolie, si elle n’eût, déjà, commencer de s’empâter fâcheusement.
Mais, vu de profil, son visage gardait une pureté de camée et ses yeux, très noirs, conservaient l’innocence même de l’enfant.
Il y eu un silence prolongé pendant lequel, méthodiquement, l’ébéniste bourra sa pipe et l’alluma à lentes bouffées.
Louise avait repris son tricot.
Le Villain paraissait gêné ; moi, je l’étais également, car nous avions la sensation de troubler une intimité.
… Il y avait un étrange contraste entre la grande simplicité dont faisaient preuve les deux époux et le décor de leur vie humble.
La salle était assez petite, mais encombrée de meubles anciens, magnifiques, aux bois luisants.
En particulier, j’admirais un dressoir flamand du XVe, véritable pièce de musée.
Et, après s’être promené plusieurs fois, sur cet ensemble, mon regard revint à nouveau, vers une étoffe de soie très riche, qui mettait une note exotique dans cet intérieur si français.
L’ébéniste jugea, sans doute, que le silence avait duré suffisamment, car il me dit :
Vous n’avez jamais vu, je gage, de soierie semblable en Europe ?
J’avoue, reconnus-je.
Ça s’explique. C’est un voile de prêtre birman. C’est le grand prêtre du monastère de Kir-Bang qui me le donna.
Vous êtes allé en Birmanie ? m’étonnai-je.
Et ailleurs aussi, pensez donc ! et bien d’autres pays encore, intervint Louise, toute fière.
Thadée eut un sourire indulgent et tendre pour sa femme.
Bah, laissons cela pour l’instant. Nous en parlerons un autre jour. Je préférerais que ces messieurs me disent, au plus tôt, la raison qui les a fait venir ici.« au juste , de quoi s’agit-il donc ?
Le ton, si plaisant tout à l’heure, s’était fait grave, même sévère.
J’avais préparé, en venant, un petit discours fort précis, émaillé d’excellents prétextes.
Mais je m’estimai incapable de ruser avec un tel homme.
Aussi préférai-je uniment lui expliquer la vérité ….. et le but de mon enquête.
Son visage, si attirant, se rembruni quelques secondes.
Voyons, vous savez bien mon cher …… , commença-t-il, en regardant Le Villain d’un air de reproche.
L’ancien fonctionnaire «chinois» ne le laissa pas achever et se mit à parler très vite, en une langue chantante, gutturale.
Le Celte blond hocha la tête.
Enfin ! conclut-il en français. Et, tourné vers moi : notre ami m’a tiré d’une sale histoire dans le pays des Hautes-Herbes sur les rives du Peï-Ho. Il est juste que je fasse plaisir à un de ses disciples, si celui-ci sait être discret.
J’acquiesçai immédiatement d’un bref battement de paupières.
A vrai dire, vous tombez bien, reprit M. Thadée cordial. La séance d’aujourd’hui sera belle et je pense instructive pour vous. Je vous recommande le silence. Et soyez de cœur avec moi, bien entendu, si vous pouvez.
Vous allez guérir des malades ? m’enquis-je, enchanté de l’aubaine.
Guérir !
Il haussa les épaules.
Comment, moi, chétif, le ferais-je …. Non, je me borne à demander.
« guérir , cela ne veut rien dire, reprit-il, en me fixant de son bleu regard, hypnotique, tandis qu’il arpentait la pièce, non sans quelque nervosité.
Tout vit, tout vibre dans le Cosmos ! Non seulement tous les êtres semblent être doués de vie à nos yeux, mais même les objets les plus frustres qui paraissent inanimés. Et, de même, toutes les pensées émises d’une façon quelconque ! chaque geste, chaque volition nous crée une responsabilité véritablement formidable, puisque les forces qu’ils procréent se meuvent et agissent, aussitôt, d’une façon indépendante et qu’elles tendent à satisfaire entièrement, leur propre nature.
Pour prendre un exemple, je prétends qu’une intention maléfique fait naître, à la surface du Monde, autant de rides irrésistibles qu’un caillou sur celle d’une marre.
Réfléchissez aux conséquences incalculables d’un envoûtement. Quelles forces du Mal il déchaîne, quels Démons il peut libérer !
Croyez-vous qu’il s’éteindra, qu’il se résorbera de lui-même, si on l’ôte de la victime ?
Non point. Il poursuivra sa course, et continuera ses ravages, s’attaquera à des innocents.
Insensiblement, l’ébéniste avait pris un ton pathétique qui faisait sourdre au fond de moi, quoique j’en eusse, une sorte d’angoisse.
Mais vous guérissez cependant, vous délivrez des maléfices ? Interrompis-je.
Moi ? jamais !
Cela fut dit si nettement que nous en demeurâmes pantois…
L’instant d’après, clignant de l’œil, amusé de notre surprise devant une franchise pareille, M. Thadée reprit d’un ton bon enfant, gouailleur, cette fois, avec des intonations « peuple » :
Voyez-vous, je ne suis, au fond, qu’un bon bougre comme les autres. Seulement, comme je me suis frotté à des personnes qui savaient, soit en Europe, soit en Asie, j’ai appris une chose que les hommes oublient si souvent aujourd’hui. Je vous le répète : je demande, ou si vous préférez, je prie ! et comme l’Esprit souffle où Il veut et qu’Il daigne parfois m’exaucer, les bonnes gens m’attribuent, à moi, des guérisons qui sont, en fait, des miracles du Bon Pasteur !
Autrement dit, coupa mon guide, vous reprenez à votre compte la formule d’Ambroise Paré : « je le pansai ; Dieu le guérit ! »
Le Gaulois blond hocha la tête.
A peu près, à la différence que moi, je ne panse jamais. Je veux ignorer tout autant la médecine officielle que j’ignore la spagyrique. Je vous le répète sincèrement. Moi, je me borne à demander !
D’une certaine façon, pourtant ! hasardai-je
Il s’inclina.
Certes, avec… comment vous expliquer… une certaine attitude de l’âme, une attitude, malheureusement, que je ne pourrais vous décrire, car elle échappe aux mots humains. Peut en user seulement celui qui en a l’expérience intime… et, en quelque sorte, « cordiale ».
Mais ce n’est pas en contradiction avec ce que vous disiez, tout à l’heure, quant à la vie propre et persistante des Maléfices ? objecta Le Villain.
Le « Gaulois blond » perdit un peu de sa calme placidité :
Oui et non, je vous vois venir ! les affirmations absolues ne sont que des erreurs humaines ! que peuvent signifier, devant Dieu, nos « oui » et nos « non », dites-moi ?
Dans l’Inde, j’ai appris à soutenir avec la même foi lucide tour à tour thèse et antithèse. Les juifs, qui sont d’une race subtile, ont trouvé une quantité d’explications, toutes différentes, ingénieuses, au Mystère de Dieu. On peut les lire dans la Kabbale ! Je m’en vais vous en donner une preuve que vous garderez pour ce qu’elle vaut ! Car la connaître n’a, au fond, qu’une importance très relative.
Pourtant, vous sembliez ? …. Emis-je.
Il haussa pour la seconde fois ses épaules puissantes d’athlète.
Bah ! Vous savez, les choses finissent par prendre une valeur relative à mes yeux… au bout de sept siècles !
Ainsi l’ébéniste de Plaisance semblait tenir pour fait acquis ses existences antérieures.
Nous ne tiquâmes nullement. Et s’il en fut, lui, étonné, du moins ne le marqua-t-il point, car il continua du même ton :
Les juifs expliquent donc que Dieu se manifeste aux humains selon dix aspects différents dénommés par eux : Sephiroth … dont l’un qu’ils appellent Shekinah correspond, très exactement, au Logos, au Verbe de saint Jean … Ces dix Séphiroth, ils les regroupent en un tableau, une sorte d’arbre et ils y distinguent deux cotés, le coté gauche, ou la Rigueur, le coté droit, ou la Clémence.
L’homme ordinaire se trouve placé, dès sa naissance, du coté gauche. Il doit obéir à des lois draconiennes, formelles, absolues, soumis, comme disent vos Sorbonnards, à un déterminisme total ! le Juste se place, de lui-même, du coté droit. Et ce n’est plus, alors, une créature de Dieu, mais, en vérité, son ami. Aucune loi ne le gouverne plus et, à mesure qu’il s’élève, tombent les dernières nécessités, les dernières contraintes humaines, et quand il atteint, à la fin, à la suprême Perfection, la Mort n’a plus de pouvoir sur lui. Et c’est pour ce Juste parfait que saint Paul a pu s’exclamer : « O mort, où est ta victoire ? »
Au fond, ce passage rapide ou progressif du coté gauche au coté droit de l’Arbre de Dieu, c’est ce que les Théologiens ont appelé la Grâce agissante.
Et vous l’avez ?
Thadée me regarda sévèrement.
Chaque homme doit accomplir sa tâche sur cette terre. J’ai la mienne. C’est celle d’être, en quelque sorte, un âne porteur de reliques.
Et d’un ton confidentiel, il ajouta :
A vous qui êtes un chercheur compréhensif, je peux le dire sans encourir une incrédule moquerie. Après neuf existences terrestres, j’avais terminé ma besogne. Et le Royaume m’était ouvert. Mais, par amour pour les humains, j’ai demandé à revenir pour œuvrer encore parmi eux.
Rapporter pareils propos, c’est peut-être donner au lecteur une impression d’invraisemblance. Pourtant, je me suis efforcé de reconstituer fidèlement l’atmosphère qui les enveloppait et d’en répéter les termes mêmes.
J’ajoute que le ton, les manières du Guérisseur de Plaisance conféraient à tout son discours une grande véridicité.
Une chose me surprit pourtant, c’est qu’il n’eût point fait allusion à sa qualité de Rose-Croix.
La Possédée
Le Guérisseur de Plaisance eut un coup d’œil vers le cartel pendu au mur de la pièce et se tourna vers Le Villain.
Il est l’heure, murmura-t-il. Vous savez le chemin de fer, mon cher. Je vous rejoins dans un moment.
Ce « chemin », compliqué, passait par un dédale de corridors obscurs, et d’escaliers étroits, pour déboucher dans une salle garnie de simples chaises paillées, aux murs clairs, peints à la détrempe.
Il y régnait, à première vue, un peu de l’ambiance d’un cours du soir, mais d’un cours pour d’étranges élèves.
Nous nous assîmes dans le fond. Nul ne tourna les yeux vers nous. Chacun paraissait ignorer ses voisins et se concentrer, en quelque sorte, sur sa souffrance.
Une pauvre femme rachitique était secouée de quintes de toux. Deux vieillards se tassaient plus loin, minables et débiles, lui aveugle, elle agitée continuellement d’une espèce de danse de Saint-Guy qui la secouait, comme un pantin, de brusques soubresauts grotesques. Une hydropique monstrueuse était affalée sur deux chaises.
Les maux des autres patients dispersés n’étaient point visibles, mais leur attitude commune exprimait la peine physique, la défaite, la vie morne et triste.
Proche de nous, sur le même rang et de ce fait plus difficile à observer d’où nous étions, s’acagnardait un groupe compact duquel émanait, par moments, de rauques gémissements de bête.
Fait significatif : chacun des « clients » de M. Thadée s’efforçait manifestement de mettre plus de chaises possibles entre lui-même et son voisin.
Et comme l’ébéniste tardait, que le temps passait gris et lent, les égrotants me paraissaient, à mesure, s’amenuiser et s’enfoncer dans leur détresse.
Les pauvres ont leur façon d’attendre !
Et puis la porte s’ouvrit enfin. Notre hôte entra, non plus cette fois en ses vêtements de travail, mais en veston noir bien coupé.
Sûr de lui, il n’avait nullement l’air « artisan endimanché », mais il était simple, bonnement.
Thadée parlait maintenant, d’une voix calme, un peu redondante qui « portait » et qui paraissait s’adresser à chacun de nous :
Mes amis, laissez-moi me dire, qui que vous soyez, votre ami, il ne faut jamais se croire seul dans l’existence sur cette terre. Celui-là qui semble le plus abandonné des autres hommes se trouve, en fait, chéri du Ciel. Et ce qu’un seul ne peut tenter est aisé, si l’on est beaucoup à s’unir dans la même pensée. Moi-même je ne peux rien pour vous que de vous montrer le chemin. Commencez par vous rapprocher, comme il convient, les uns des autres.
Le Gaulois blond n’entendait point pareille image au figuré.
Ses « amis » comprirent, se serrèrent et sans rien du dégoût visible ni de l’hostilité latente qui les animait tout à l’heure.
Une femme outrageusement fardée aida l’hydropique sordide à faire les six pas nécessaires. Les tailles voûtées se dressaient. Une lueur d’espoir brilla dans toutes ces prunelles éteintes.
Comme nous restions à notre place, l’ébéniste aux yeux de lumière nous fit doucement signe d’approcher et de nous fondre dans le troupeau.
Nous obéîmes sans répulsion.
Seul, le groupe du fond ne bougea point de sa réserve ;
Le « Maître » le scruta, ne dit rien.
Une allée centrale séparait les rangs des chaises rapprochées.
Ce fut en l’arpentant doucement que Thadée reprit la parole ; c’est un peu une trahison que de vouloir transcrire ici ce texte simple, d’inspiration généreuse, presque biblique.
Ce n’était, d’ailleurs, pas tellement les mots qui comptaient, mais l’accent dont ils se trouvaient prononcés ;
Je demeure persuadé qu’eussent-ils même été énoncés en langue étrangère, ils auraient autant remué « l’auditoire ».
Tout vit, disait le guérisseur, reprenant en l’amplifiant, son curieux thème de tout à l’heure. Et nous sommes souverainement responsables à l’égard de tous ; la moindre pensée, la moindre action entraîne des répercussions innombrables, quasi infinies. Il en est comme une pierre lancée au hasard dans un lac limpide et dont les ondes se propagent jusqu’aux rives, si lointaines soient-elles. Le mal dont chacun de vous souffre est sans nul doute le « résultant », le « fils » d’une mauvaise action commise, à travers l’Univers. Il vit d’une vie propre, positive. Si j’arrivais à le chasser de votre corps, il se fixerait immédiatement sur un autre être que vous-même. Et vous ne voulez point, n’est-ce pas, que d’autres souffrent des mêmes maux, fût-ce au prix de votre guérison ? votre maladie, en vérité, il importe de la convertir. De cette force mauvaise, il faut faire progressivement une force bonne. Je puis, chétif que je suis, que vous montrer la voie à suivre.
A ce moment, d’affreux cris rauques, semblables à des aboiements, partirent du groupe mystérieux demeuré au fond de la salle.
Les femmes présentes frissonnèrent ; Thadée s’interrompit, à peine, pour élever lentement sa main droite en un grand geste bénisseur. Et le cri sinistre cessa.
Pour commencer, donc, il faut essayer de ne plus donner d’aliments à ce mal qui s’est acclimaté en vous. Plus d’actions bassement inutiles. Priez sincèrement, sans relâche, avec une confiance d’enfant. Un blasphème atroce, très distinct, s’éleva du groupe compact.
L’ébéniste se troubla, cette fois, et passa sa main sur son front.
Méditez mes paroles, mes frères ! poursuivit-il cependant, aussitôt , de sa voix égale. Et revenez me voir bientôt. A présent, retournez en paix. Et vos souffrances, offrez-les en sacrifice pour les autres.
A regret, les « malades » sortirent.
Pour chacun, le « Gaulois blond » eut un mot cordial à voix basse. La femme rachitique qui toussait lui baisa pieusement la main.
… Enfin, dans la pièce nue, il n’y eut plus que Le Villain, Thadée, moi …. Et le groupe du fond.
Avec une telle présence, je ne pouvais faire d’avantage aujourd’hui, dit le guérisseur, comme en s’excusant, à mon guide.
Puis il ajouta d’un ton grave, mon adresse cette fois : vous allez voir, monsieur, une chose qui vaut tristement la peine. Je vous recommande seulement de vous faire « oublier » maintenant.
Le « tas » sombre, compact, d’où s’étaient échappés les cris incongrus, se composait de trois personnes : un homme et une femme, sans âge, unifiés dans la douleur, et qui contenaient avec peine un être humain. Je dis humain, à cause du corsage, de la robe, car le visage crispé, tordu, la bouche déformée et bavante s’apparentaient au mufle d’une bête ! Un mufle déformé, de surcroît, par une souffrance indicible.
A mesure que M. Thadée s’en rapprochait, la créature misérable faisait des efforts désordonnés pour s’évader des mains de ses gardes-malades. On eût cru qu’elle s’efforçait de fuir un grand feu dévorant.
Et comme l’ébéniste continuait d’avancer, elle se mit soudain à décocher des injures, les plus effroyables, à coup sûr, qu’il m’ait été donné d’entendre.
Le guérisseur la touchait presque. Sous l’effort d’une pensée tendue, son front s’était couvert de rides.
Enfin, il parvint à poser ses doigts sur le front de la folle. Elle se tut ; ses yeux chavirèrent et se révulsèrent tout à fait et je crus qu’elle allait tomber, d’un instant à l’autre en syncope.
Il lui dit alors quelques mots dans une langue chantante, fluide, inconnue tout au moins de moi.
Jamais je n’avais vu visage exprimer une telle horreur, se plisser sous une telle souffrance. A croire que les doigts de Thadée la brûlaient ainsi qu’un fer rouge.
Le guérisseur prit alors la pochette de soie qui sortait du veston de l’homme tassé et il en essuya la bave qui coulait des lèvres violettes.
Emmenez-la le plus tôt possible, intimat-il. Elle souffre trop. Revenez me voir dans trois jours, mais sans me la conduire cette fois !
La démente avait dû comprendre, car elle bondit littéralement de son siége et s’enfuit, retenue à très grand’peine par ses parents.
Le « maître » la suivit des yeux avec une expression profonde de pitié sur son beau visage.
Magnifique cas d’envoûtement ! exulta alors Le Villain, avec cette satisfaction un peu atroce du médecin qui découvre un « beau cancer ».
Jamais je n’en ai eu autant à combattre qu’en ce moment, reconnut Thadée, sans cacher une pointe visible d’amertume. Je n’en avais jamais tant vu. Pas même autrefois, au Thibet ! Cela finit par devenir pour moi une spécialité.
Cette malheureuse jeune fille serait, d’après vous, alors victime d’un authentique maléfice ? m’enquis-je avec quelque scepticisme. Par vengeance, un homme ou une femme aurait eu le « pouvoir magique » de lui « envoyer » cette folie ?
Le grand Gaulois blond acquiesça gravement d’un signe de tête.
Sérieusement, repris-je, il aurait suffi d’une poupée de cire, faite à l’image de la victime et chargée de principes vitaux, par des procédés employés déjà par la Pythie de Delphes et qui doivent être vieux comme le monde ….. d’une poupée blessée ensuite rituellement d’un coup d’aiguille ? …
Le procédé importe peu !
Thadée, évidemment, ne dirait que ce qu’il voudrait.
Mais vos autres malades, insistai-je, sont de vrais malades organiques ?
Le guérisseur de Plaisance témoigna d’un peu d’impatience .
Vous n’avez donc pas entendu ce que je leur disais à tous ? pensées mauvaises, actions impures ne s’éteignent pas sitôt qu’émises ! Elles vivent, vous dis-je, dans le cosmos ! Qu’elles rencontrent dans un organisme un point de moindre résistance et la maladie s’y implante. Qu’elles rencontrent une âme malade et c’est le vice ou la folie qui s’y développent à leur aise !
Même chose pour la Possession. L’envoûteur, en fait, est un être qui émet d’atroces pensées consciemment et qui les dirige. Remarquez, d’ailleurs, que sa force maléfique, toute sa puissance seraient inutiles, si la personne qu’il attaque n’offrait quelques failles, quelque lézarde déjà propice.
Il se mit à rire.
…. La fêlure ? Ces messieurs de la faculté la trouveraient certainement chez moi s’ils pouvaient m’entendre donner ces explications saugrenues. Elles ont pourtant cours absolu dans la moitié du monde : l’Asie.
Et pour guérir cette malheureuse, enchaînai-je, qu’allez-vous tenter ?
Il hocha la tête.
Vous dites bien. Je tenterai. Réussirai-je ? Chez elle, le mal est fort profond car elle l’a accueilli en elle. Et il faut lui faire violence pour essayer de la guérir … je pense user d’un procédé que je n’aime guère employer. Il détruit l’harmonie du monde.
Mais, en l’espèce, ai-je le choix,
Vous allez faire une « fixation » ? questionna Le Villain, avide.
Sur un végétal, oui, mon cher.
J’étais au fait d’une telle pratique, des plus courantes au moyen âge. Je voulus, cependant, connaître l’explication de l’ébéniste.
De quoi s’agit-il au juste ? fis-je .
Il se recueillit une seconde.
L’esprit du mal, en quelque sorte créé par cet envoûtement, s’est fixé, comme je vous l’ai dit, sur l’âme de cette infortunée, me répondit-il, précis.
Je puis, et c’est un exorcisme relativement aisé, l’en chasser à ma volonté. Mais, par contre, je suis incapable, absolument, de le détruire… Le pourrais-je, qu’il en résulterait certaines perturbations psychiques, extrêmement dangereuses pour nous tous !
Le laisser en toute liberté, pour qu’il s’attaque à un autre être ? Je n’en n’ai pas le droit non plus. Alors, il reste à le fixer, avec ou sans son consentement, sur un végétal très vivace. Celui-ci peut en souffrir, certes, ou bien au contraire, y puiser un regain de vitalité ;
En tout cas, le démon créé par l’envoûtement y perdra, peu à peu, de sa méchanceté, de sa nocivité première. C’est exprès que j’emploie ces mots de « bonne femme ». mais toutes les grandes phrases des savants n’en disent jamais plus ! et c’est une vérité, hélas ! trop évidente, que nous sommes toujours trahis, nous, par nos mots ;
Il s’interrompit à nouveau ;
En général, je n’aime pas me livrer à de telles pratiques. C’est de la magie naturelle. Je ne suis pas revenu sur terre, voyez-vous, pour ces choses-là. Je préfère demander seulement, le meilleur moyen d’obtenir, mais enfin, il est des cas… ; où …
Je m’apprêtais à remercier chaleureusement le Gaulois blond de l’occasion qu’il me donnait d’assister à un tel transfert, quand il me frappa sur l’épaule avec bonhomie cordiale.
Avant, attendez donc d’y croire. Car vous devez, présentement, me tenir pour un charlatan.
Non, allez, ne protestez pas. C’est tellement normal, au surplus.
Est-ce que je pourrais, moi aussi, assister, sans vous déranger, à cette petite conjuration ? soupira alors Le Villain.
Le guérisseur de Plaisance eut un rire condescendant :
Pourquoi pas ? Si ça vous amuse. Cela ne vous fatiguera pas trop, par exemple, de passer une nuit dehors en cette saison ?
Nous ne craignons point nos peines, dis-je, lorsqu’il s’agit de nous instruire.
Alors, accorda-t-il, c’est bon. Seulement, il est indispensable, pour que vous puissiez comprendre tout et qu’il n’y ait point de danger, ni pour moi-même, ni pour vous, qu’auparavant vous assistiez, que vous vous prêtiez, devrais-je dire…
A quoi ? A une initiation ? Interrogeai-je.
Oui, c’est cela. Oh ! d’un degré très inférieur.
LA MÈRE LAMPION
Eh bien ! donc, demain à huit heures, avait repris M. Thadée. Trouvez-vous devant ma boutique. Nous ferons, d’abord, une petite course concernant cette initiation qui est vraiment indispensable. Après quoi, nous nous transporterons jusqu’au coin de la grande banlieue où doit s’opérer le transfert.
Munissez-vous de vêtements chauds et de quelques provisions, car nous passerons la nuit dehors.
Nous aurions voulu obtenir, sans plus tarder, des précisions et nous répugnions à rompre cet entretien qui, c’est un fait, nous procurait à tous les deux une impression d’exaltation intellectuelle, comme aussi de plus grand bien-être physique.
Mais le Gaulois blond fut très ferme.
Nous aurons tous le temps, plus tard, de causer encore à loisir. Pour l’instant, il faut m’excuser, me pardonner de vous laisser. J’ai à m’occuper, voyez-vous, d’une réparation urgente, celle d’un bonheur-du-jour charmant qui fut à Mme d’Etiolles …
Et, sur deux fortes poignées de main, qui nous ébranlèrent l’épaule, le grand ébéniste nous quitte.
Arrivés un peu en avance, nous faisions les cent pas, depuis cinq minutes, sur l’étroit trottoir, quand, comme huit heures sonnaient à peine au clocher d’une église voisine, la haute silhouette de l’ébéniste se détacha, reconnaissable, sur le seuil de sa maison.
Un grand chapeau, un mac-ferlane, un bâton ferré lui donnait tout à fait l’allure d’un berger, et cependant, dans sa façon de bomber sa poitrine puissante, de tenir haut sa tête blonde, il y avait du paladin ;
Bien ça ! Exacts et chauds vêtus ! Exprima-t-il, approbateur, quand il nous eut dévisagés, ou plutôt inspectés, un peu à la façon d’un adjudant. Vous savez que nous sommes partis, ce coup-ci, pour une longue balade !
Par ce temps froid et sec, émis-je, ce devrait être délicieux. Surtout avec la lune nouvelle.
Il sourit.
Certes, mais toutefois ne manquez pas de me prévenir si mes longues jambes m’entraînent à une allure trop vive pour vous ! J’ai passé tellement d’années à arpenter toutes les routes du vaste monde, que, malgré moi, je force quelques fois la cadence. C’est, en fait, sur les hauts plateaux du Tibet que j’ai le mieux goûté à la fois l’ivresse de la marche et celle des grandes solitudes.
Vous avez été au Tibet ? interrogeai-je, avec l’espoir d’être enfin fixé sur ce point. Et il y a combien de temps ?
Après une longue hésitation, il répondit :
Cela doit faire, maintenant, un peu plus de trois siècles.
Cette réponse fut prononcée d’un tel ton d’assurance tranquille, qu’il n’y eut aucun scepticisme dans la question que je posai, d’autant moins que la théorie de la métempsycose m’est chère :
Vous êtes donc sûr que tous les hommes peuvent vivre plusieurs existences ?
Il partit d’un rire bon enfant :
Le curieux qui veut tout connaître ! Positivement, je n’en sais rien. Je constate tout simplement. Et j’ai là-dessus mon idée…
Tenez, je crois, si vous voulez, que chacun de nous a sa tâche à accomplir sur cette terre. Ceux qui n’arrivent pas à l’achever, au cours d’une unique existence, sont contraints de recommencer et de reprendre leurs efforts, à la suite, dans une autre vie. C’est un peu comme au régiment, où les mauvaises têtes sont forcées de faire du « rabiot » quand leur classe est libérée depuis longtemps. Et quant à moi, ajouta-t-il en riant, je suis de ceux-là qui « rempilent » par goût du métier.
En marchant, il bourrait sa pipe, et comme nous arrivions devant le petit bureau de tabac, il s’arrêta pour l’allumer à la veilleuse gratuite.
Derrière son zinc, le cafetier le salua cordialement :
Bien le bonsoir, monsieur Thadée.
Et il ajouta à mi-voix :
« le petit continue d’aller mieux. Un bon café vous réchauffera, avec un marc … vous … ces messieurs ?
L’ébéniste accepta pour nous.
Et pendant quelques cinq minutes, accoudé au comptoir, il « fit la conversation », comme on dit, avec le bistro empressé et deux autres consommateurs, leur donnant d’ailleurs des conseils excellents en matière d’hygiène, sous couvert de banalités.
Je constatai même qu’il avait su faire rougir un « vrai de vrai », en lui chuchotant à l’oreille :
Ta vielle a été bien contente de ta visite, mon petit gars, l’autre jour, à Clamart. Elle a dit : « tout de même, c’est un bon dieu ! ».
Sur quoi, il sortit tranquillement après avoir serré, bon prince, toutes les mains qui se tendaient.
Chaque classe sociale a ses coutumes, expliqua-t-il, sitôt dehors. Pour gagner les cœurs de ses membres, il faut endosser, pour un temps, la livrée de leurs habitudes. Quand on m’appelle à l’ambassade du quai de Tokyo, par exemple, je m’abstiens de m’y présenter, à dix heures du soir, en col mou et en grosse veste de travail, car mes paroles et mes idées n’y auraient alors aucun poids !
De même, si je refusais de prendre un verre, de temps en temps, on me considérerait comme « fier ». On n’oserait plus venir à moi ! et n’oubliez pas que je suis un des artisans du quartier !
Ces concessions me servent, d’ailleurs. Nul ne s’étonne quand, par hasard, je dis un mot de mes voyages. On me prend pour un vieux marsouin ! ce n’est pas si faux, après tout. J’ai fait cinq ans à la Légion, en ma jeunesse de cette vie !
La rue de Vanves s’ouvrait à gauche. Notre thaumaturge s’arrêta à l’entrée d’une impasse sordide, l’impasse des Gaules, je crois bien, et dit, non sans grandeur :
C’est là !
Pour l’initiation ? questionnai-je.
Pour un tas de choses, reprit-il. Nous n’y resterons pas longtemps, car il nous faudra arriver à Rambouillet avant minuit.
La gare Montparnasse est toute proche, fort heureusement, constatai-je.
Mais Thadée ne répondit pas.
Nous gagnâmes bientôt, derrière lui, une espèce de masure en ruines, toute lépreuse, devant laquelle grouillait une horde d’enfants.
Ces gamins l’accueillirent avec des cris de joie et d’enthousiasme et ce fut autour de ses jambes une fameuse bousculade, tandis qu’il leur distribuait des friandises et des bonbons.
Jamais son visage, à vrai dire, ne me parut si lumineux, bien que le réverbère, tout proche, ne jetât qu’une lueur diffuse.
Enfin, un escalier de bois extérieur branla sous nos poids.
Le Gaulois blond nous précédait, à présent, d’un pas assuré, sans paraître se préoccuper davantage de notre présence, et ses lèvres murmuraient des mots, sorte d’oraison chantonnant, dont le sens nous échappait.
Nous gravîmes ainsi trois étages, débouchâmes, à la queue-leu-leu, sur une sorte de balcon de bois, tout au sommet de la bâtisse.
Centre spirituel de l’Ordre – lieu de recueillement et de prière qui accueille pour quelques jours des personnes désireuses d’approfondir leur foi dans l’esprit de saint Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie de Jésus. (Pour être les disciples et les témoins de l’amour du Cœur du Christ, le Père Chevalier a fondé l’institut masculin des Missionnaires du Sacré-Cœur en 1854 et les Filles de Notre-Dame du Sacré-Cœur le 30 août 1874. La congrégation féminine prit son plein essor à partir de 1882, grâce à une jeune veuve, Marie-Louise Hartzer, qui entra pleinement dans les vues du Père Chevalier).
L’ébéniste poussa une porte.
Ah ! c’est ce bon M. Thadée, chevrota une voix dans le noir… J’ commençais à désespérer. Je me disais : « sûr et certain qu’il m’a oubliée, ce coup-ci !»
Non, mère Lampion, dit l’ébéniste. Je n’oublie jamais ceux qui souffrent et j’ai même encore, voyez-vous, amené avec moi deux amis !
Plus on est de fous, plus on rit ! conclut philosophiquement l’habitante de cette cellule.
Et elle ajouta aussitôt :
J’vous dirai bien de vous asseoir, si j’avais encore une chaise. Seulement, y a beau temps, à présent, qu’elles sont toutes parties chez ma tante !
La bougie que le guérisseur venait de sortir de sa poche, et d’allumer de son briquet, nous permit, la seconde d’après, de constater le dénuement de ce misérable logis.
Ni chaise, non, ni aucun meuble … tout juste un grabat dans un coin, posé à même le carrelage, amalgame de loques innommables, et une caisse à œufs retournée qui servait de table de nuit.
Sous le souffle des vents, la flamme jaunâtre se tordait, de telle sorte que des ombres dansantes se jouaient sur le visage bouffi de la vielle femme accotée à une sorte de ballots de chiffons, en guise d’oreiller.
Les deux mains noires, aux ongles griffus, s’agitaient continuellement sur un édredon sans couleur, dépenaillé, mi-éventré.
Et portant une sorte de gaieté vivait au fond des yeux très clairs de la gisante paralysée, malgré la misère évidente à laquelle elle était réduite.
Mais oui ça va déjà bien mieux, répondit-elle à une question que Thadée posait à voix basse. J’ai pu me lever de mon lit ce matin pour pisser toute seule ! tu parles, alors, d’une belle journée !
Il ne parut nullement choqué, riposta sur le même ton :
Alors, au 14 juillet, promis, hein ? nous ouvrons ensemble le bal de la rue de Gergovie.
Elle eut un petit rire aigu.
Probable qu’il y a trente-cinq ans, ça vous aurait fait ‘core plaisir !
Et, tournée vers moi, elle reprit :
Mon p’tit gars, un conseil d’ancienne : faut profiter de votre jeunesse.
Seulement, hein ! tâchez voir moyen d’être plus raisonnable que moi. A dix-huit ans, moi qui vous parle, j’étais déjà entretenue par un prince russe, un Machinskoff, et, sauf votre respect, en ce temps-là, je me torchais le…, parfaitement, rien qu’avec des billets de mille. Y a deux ans, j’étais bien contente quand je vendais dans ma journée pour cent sous de bottes de cresson … Maintenant, je crèverais de faim, n’était ce bon Thadée !
Mais il l’interrompit, sévère, désignant du doigt un litre vide, debout dans un coin du galetas.
Tout ça , bu dans la même journée ?
Non, non, protestât-elle, avec un embarras assez visible.
Et elle ajouta à voix basse, quoiqu’il parut lui en coûter :
J’en ai donné la fin tantôt à la Margot qui se trouve « raide ».
La voisine que vous détestiez ?
Elle hocha la tête, puis partit d’un éclat de rire qui parut lui rendre un regain de jeunesse.
Faut bien s’entendre, s’pas que vous dites. Alors, dame, comme elle n’avait plus que du Château la Pompe chez elle, j’y ai passé de mon nectar !
Il reprit, riant à son tour :
Bonne blague que vous avez faite là au démon qui vous cloue au lit. En attendant mieux, nous allons un peu lui secouer les puces !
Et, après avoir soigneusement ôté ses bagues qu’il déposa près du bougeoir, sur la caisse, il prit la vielle tête dans ses mains et souffla longuement, doucement, sur le front ridé, raviné !
Le mère Lampion se renversait progressivement en arrière.
Je crus qu’elle allait s’évanouir.
Mais quand Thadée eut achevé de lui faire voler les cheveux sous son haleine, qui montait en buée dans la pièce froide, ce qui dura, à mon estime, une vingtaine de secondes au plus, elle nous sembla sortir d’un rêve et elle gémit de joie :
C’est bon. Ah ! Oui, on peut dire que c’est bon ! toutes mes douleurs qui foutent le camp ! C’ que je vas passer une bonne nuit !
Je reviendrai après-demain, promit-il, comme elle lui jetait un regard interrogateur.
Et, après avoir déposé sur une caisse à œufs renversée un petit paquet qu’il tira d’une des poches de son Mac-farlane, il nous entraîna, sans vouloir écouter les bénédictions dont la vielle femme était prolixe.
Ce fut seulement lorsque nous eûmes rejoint la rue de Gergovie que le guérisseur de Plaisance desserra les dents pour nous dire, sans nous regarder toutefois :
Je voudrais bien faire d’avantage pour cette malheureuse, mes amis ; hélas ! trop de démons s’obstinent et s’acharnent encore en elle.
Il est certain, fis-je, qu’elle n’a pas dû mener, à l’en croire elle-même, une existence bien édifiante.
Quien sabe ? me rabroua-t-il. Mieux vaut encore, voyez-vous, pécher avec humilité que de se trop enorgueillir de sa vertu ! je vous le dis. Mais elle fut pas trop égoïste, au temps de sa splendeur passée.
Il s’interrompit et reprit, un frémissement dans la voix :
Nous ne devons juger personne. Et si je ne la soulage mieux, c’est qu’elle conserve encore en elle une farouche indépendance.
Elle pourrait, si elle le voulait, vivre presque heureuse, au surplus. Elle cache, je sais, sous son grabat, un magot d’au moins cent mille francs.
Et vous continuez tout de même ? …
Oui, car il est bon quelques fois de s’humilier en faisant une inutile charité. Et puis, j’apaise aussi son âme. Vous avez pu voir, tout à l’heure, qu’elle s’était réconciliée avec une voisine détestée…
J’allais répondre, protester contre cette espèce de perte de temps… De gaspillage de bonté.
N’y avait-il pas d’autres misères plus pitoyables à soulager ?
D’un geste large, il me fit taire :
Hâtons le pas, voulez-vous bien, ou notre train sera manqué…
Sans doute, repris-je. surtout si cette cérémonie, dont vous nous parliez dure un peu.
De surprise, il s’arrêta net.
Comment ? vous n’y êtes point ? vous n’avez pas encore compris ? mais cette initiation première, vous l’avez reçue, tout à l’heure, au chevet de la mère Lampion !
Et, comme j’avais l’air ahuri, il reprit, avec une sorte de ferveur ardente :
Voyons donc ; vous n’en êtes plus à croire, j’espère, qu’on s’initie en se vêtant de telle ou telle façon bizarre et en faisant des simagrées dans une cérémonie magique …… pas plus d’ailleurs, qu’en parcourant des bibliothèques entières ? il n’y a qu’une voie, croyez-moi, pour nous autres Occidentaux. Elle se résumerait en deux phrases : « Amen » et « Pas moi sans les autres ». résignation et aussi charité parfaite. Tout le reste n’est que du verbiage.
Sa voix s’animait en marchant.
Chaque mot nous martelait les tempes.
En écrivant, à cet instant, j’entends encore, me semble-t-il, jusqu’à ses moindres intonations.
Car que peut signifier, au fond : « être initié » ? … être soi-même ! et l’on n’est soi-même que lorsque l’on peut s’oublier totalement. Il faut se faire petit et si humble qu’on puisse passer à travers les mailles du filet que constituent les apparences.
Pour que la vigne produise des fruits, il faut qu’on l’émonde, n’est-il pas vrai ? eh bien ! il faut vous émonder !
Je vais vous confier le secret unique des anciens Rose-Croix. C’est Andréas personnellement qui me l’a transmis de sa bouche !
Mais Andréas, fit Le Villain, incapable de se retenir, Andréas Valentin était le contemporain de Luther… !
Thadée hocha la tête…
Ce n’est pas de cet Andréas que je voulais parler.
Pourtant, j’ai connu votre Valentin et j’ai même été son disciple à Magdebourg vers 1510.
Seulement, c’est déjà si vieux que je ne puis vous donner, présentement, la date exacte.
Qu’importe, d’ailleurs !
Jamais les hommes ne comptent, au fond. Tout initié, à vrai dire, n’existe plus ! ce n’est, de fait, qu’un porte-parole, ou si vous préférez encore, un « possédé »… Mais on peut être « possédé » de Dieu, comme de l’Autre !
Ce secret ? insista l’ancien fonctionnaire des douanes chinoises, dont les yeux brillaient à présent.
Conformer simplement sa vie au livre I de l’Imitation (1).
Mais ? objectai-je…
C’est tout, mon fils.
Il arrive que dix existences persévérantes n’y suffisent point.
LE BOULEAU DE LA « FEMME SANS TÊTE »
Comme je m’y attendais, d’ailleurs, nous avions raté notre train.
Le guérisseur de Plaisance en parut seulement amusé.
Espérez-moi quelques minutes chez Lavenue. Je vais aviser, nous dit-il assez tranquillement.
Et, de son pas rapide et sûr, il descendit la rue de Rennes.
Tandis que, d’une oreille distraite, nous écoutions, mon guide et moi, l’orchestre endiablé des tziganes, je ne pus m’en pêcher de faire une remarque à celui-ci :
J’ai déjà vu des phénomènes extraordinaires, dans ma vie, mais jamais qui fussent comparables, je l’avoue, à cet homme-là. Ou c’est un saint, à faire entrer vivant dans la Légende Dorée, ou c’est un merveilleux faisan !
Il n’eut pas le temps de répondre.
L’ébéniste était devant nous, et je gage qu’il entendit les derniers mots de ma remarque.
Aussi n’eus-je pas le moindre scrupule à lui demander, quand il m’eut annoncé que, dans dix minutes, une auto s’en viendrait nous prendre :
Ce que je disais à l’instant de vous, vous semble-t-il exact ?
La tête légèrement de coté, il me regarda dans les yeux :
D’autres, moins bien intentionnés, m’accusent d’être un charlatan. Quelle est donc votre propre opinion ?
Sous le poids de ce regard lourd, il m’aurait été difficile d’éluder ou bien de mentir.
Je répondis carrément :
Je n’ai pas encore, à vrai dire, d’opinion très nette. Mais je sens que, dune façon ou d’une autre, vous êtes un être exceptionnel.
Il s’inclina avec une grâce de véritable gentilhomme.
Je vous sais gré de votre franchise. Vous avez raison, cependant, de ne me point encore juger, car une opinion trop flatteuse risque parfois d’être aussi dangereuse qu’une opinion qui discrédite.
Sur quoi, il resta silencieux, devant une tasse de café, jusqu’à ce qu’un chauffeur, vêtu d’une livrée éblouissante, se fut présenté devant nous.
Bonjour Maurice, dit-il alors. La voiture est là ?
Oui, monsieur.
Le ton était fort déférent et l’homme reprit à demi-voix :
Et Son Excellence a tenu à m’accompagner jusqu’ici …
Dites-lui que nous arrivons. Mais, surtout, méfiez-vous, cette fois, et retirez votre cocarde !
Un rapprochement se fit en moi entre cet échange de répliques et l’allusion que l’ébéniste avait faite, près d’une heure plus tôt, aux relations qu’il entretenait avec l’une des ambassades.
De fait, il n’y avait qu’un membre en vue du corps diplomatique pour posséder pareille voiture, qui portait d’ailleurs le C.D fatidique près du numéro.
Et comme le vieux monsieur, très chic, qui s’en vint à notre rencontre, avait cette élégance spéciale qui est celle des gentilshommes slaves, j’estimai que mon hypothèse devait être assez vraisemblable !
Elle fût d’ailleurs corroborée par l’accent même du personnage qui, se découvrant, prononçait, avec une courtoisie marquée, en roulant légèrement les r :
Maître, je vous remercie d’avoir bien voulu faire appel à moi ! Puis-je encore, d’une autre façon … ?
Non, ami. Je vous remercie. Que la bénédiction divine soit sur vous et sur votre esprit !
Le diplomate s’inclina et il frôla, de sa main nue, le mac-farlane du guérisseur.
Puis, aussitôt que celui-ci fut monté, avec cette même pompe de prélat partant en voyage, il s’en fut, d’un pas saccadé, en longeant le bord du trottoir.
A Rambouillet, Maurice. Auprès de l’étang de la Femme-sans-Tête, avait prescrit M. Thadée au chauffeur qui fermait la porte.
Et, dès lors, de tout le trajet, il ne desserra plus les dents, ne se soucia plus de nous que si nous n’existions point !
A la dérobée, cependant, et autant que le permettait la pénombre où était plongé l’intérieur de la voiture, j’essayai, surtout aux lueurs de quelque réverbère fugace, de surprendre l’expression dont se revêtait son visage.
Ses traits étaient absolument, anormalement immobiles ; ses yeux regardaient par delà et plus loin que toutes les formes. Il n’avait certes plus rien d’humain. J’en devais ressentir, d’abord, quelques malaises. Mais bientôt, à cette sorte d’angoisse, succéda en moi une grande paix rassurante, comme un abandon progressif, et je me laissai, peu à peu, aller à notre destinée, incapable, d’ailleurs, à vrai dire, de coordonner deux concepts.
Je parlerais de somnolence, si mon « moi » ne fût resté constamment alerte, en éveil…..
Il y avait une heure, environ, que nous avions quitté Paris, à mon estime, tout au moins, lorsque le Gaulois blond sortit brusquement de son recueillement, saisit l’acoustique et donna un ordre très bref au chauffeur.
La voiture stoppa aussitôt.
Alors, toujours sans rien dire, le guérisseur de Plaisance nous fit signe qu’il fallait descendre.
Et, nous ayant fort lestement suivis, il murmura deux mots à l’oreille tendue de Maurice, puis s’enfonça dans la foret, tandis que l’auto s’éloignait, à petite allure, dans la sente cavalière empruntée par elle.
Nous étions en pleine futaie.
La lune, très haute, répandait une lumière parcimonieuse sur les ramures dénudées.
Une bise aigre faisait grincer les branches mortes et nos pieds enfonçaient jusqu’à la cheville dans un tapis de feuilles pourries, une boue végétale visqueuse.
Il faisait très froid, mais peut-être y avait-il bien autre chose que le froid pour nous faire trembler ?
Le suprême reflet des phares de la voiture s’évanouissait, avec le dernier scintillement de la lanterne rouge d’arrière, à un coude brusque du sentier.
Et nous étions seuls dans la nuit, en cette solitude sylvestre, avec cet être supra-humain qui avançait, droit devant lui, écartant ronces et broussailles d’un balancement régulier, d’un geste large de faucheur.
Comptions-nous encore pour lui ?
Il marchait toujours sans un mot, sans jamais détourner la tête, sans que les taillis, les buissons le fissent dévier, même d’un pas, de la route qu’il s’était tracée.
Et c’est, ma foi, péniblement que nous arrivions à le suivre !
Il me semblait que les ornières, et la boue, et les branches cinglantes, et les boucles des racines traîtresses conspiraient toutes à nous lier et à nous retenir au sol, pour nous empêcher de violer le mystère de la sylve nocturne.
Aussi fut-ce, je dois l’avouer, un véritable soulagement que j’éprouvai en arrivant, à la fin, dans une clairière… ou plutôt dans ce que je crus, au premier abord, en être une !
Car, lorsque mes yeux dilatés se furent habitués aux ténèbres, à peine atténuées par la lune de plus en plus évanescente, je constatai que nous étions sur la rive spongieuse d’un étang.
L’étang de la Femme-sans-Tête ?…
La limite entre la terre et l’eau était tout à fait incertaine. Un léger brouillard argenté, qui s’étalait au ras du sol, confondait les joncs, les roseaux et autres plantes aquatiques avec les plus proches fourrés.
Alors seulement M. Thadée sembla s’apercevoir, soudain, qu’il n’était pas seul en ces lieux.
Il nous parla à voix très basse et les rafales du vent rageur emportèrent la plupart des mots, en sorte que nous devinâmes beaucoup plus que nous comprîmes…
… Ainsi donc, l’endroit était bien celui-là qu’il avait fixé. Tout était désert à souhait. Et, à minuit juste, il pourrait commencer la conjuration. Nous n’y aurions, nous, aucun rôle, si ce n’est, quoi qu’il arrivât, quoiqu’il nous fût donné de voir, de demeurer strictement calmes, de ne jamais nous effrayer. Il nous faudrait, pour le surplus, nous abstenir de tout cri et nous garder d’intervenir.
Tout juste nous était-il permis, si la chose nous convenait, de prier, le moment venu, à l’unisson du célébrant.
Celui-ci paraissait d’ailleurs assez inquiet et par deux fois, il nous répéta la même phrase :
Je ne suis pas malheureusement, très assuré de réussir. J’ai été pris tellement de court. Et puis, après tout, voudra-t-Il ?
Finalement, il ajouta, recommandation impérieuse :
Tant que durera le transfert, ne m’adressez plus la parole et évitez de m’approcher, en tout cas, à moins de cinq mètres…
Sur quoi, il posa son chapeau sur un petit rocher moussu, ôta la plus grosse de ses bagues, qu’il fourra dans l’une de ses poches, et, de son pas lourd de semeur, pas véritablement auguste, il s’approcha d’un jeune bouleau qui poussait à cet endroit-là, à l’avant-garde de la forêt, non loin des tout premiers roseaux.
Nous le suivîmes sur-le-champ, mais à distance respectueuse.
Alors, il mit les bras en croix, et, se tournant successivement vers les quatre points cardinaux, il commença, d’une voix forte, une admirable incantation dont je reconnus des passages qui figurent au livre de Daniel et qui composent le Cantique des Enfants dans la Fournaise.
Bénissez le Seigneur, ainsi que tous les ouvrages du Seigneur ! Louez-Le et exaltez-Le, en tous les siècles des siècles !
Ayant répété quatre fois cette espèce d’invocation, il continua à voix plus basse, tout en tournant autour de l’arbre :
« Louez-le … Bénissez le Seigneur … louez-le .. Vous, pluie et rosée, feu qui brûlez, bénissez-le … Froid qui gelez, exaltez-le … Bénissez le Seigneur aussi, vous, Lumière et vous, Ténèbres … »
soudain, sur un ton sévère, comme s’il admonestait quelqu’un, il acheva :
« Vous toutes , ô plantes qui germez dedans la terre, bénissez trois fois le Très-Haut !
A cet instant, un grand silence se fit dans toute la nature et il me sembla, tout à coup, que la voix de M. Thadée portait jusqu’aux confins du monde.
Et je jurerais que les branches du bouleau montèrent plus droites et plus implorantes vers le ciel, lorsque l’officiant lui parla :
« Esprit enclos dans cette gaine immobile, je puis te contraindre par ma volonté à souffrir. J’ai le droit de te commander par les Roues, les Globes et les bêtes et par les Soixante-douze Sages ! Mais je souhaite obtenir de toi, non un acte d’obéissance, mais un sacrifice d’amour !
« Obscur esprit de la Pierre, tu as souffert, je sais, déjà .. Graine enterrée, tu as souffert. Jouet des vents et des froidures et des étés, tu as souffert. Et, lentement, tu t’es élevé toujours, de souffrance, jusqu’aux limites de l’Incréé. Mais la course est encore très longue vers la lumière du vrai soleil. Veux-tu en brûler les étapes ? »
Une rafale de vent, plus rude, balaya l’étang et secoua les cimes noires de la forêt.
Et le bouleau parut se tordre et se débattre sous l’étreinte.
Toujours plus grave, M. Thadée attendit que fût terminé le violent assaut éolien, puis il reprit adjurateur :
« Songe à Celui qui honora le bois de son propre Martyre. Songe aussi au Figuier stérile, au buisson ardent d’Abraham ! Songe au Premier Pommier et songe encore au bois de l’Arche Sainte !
et je ne te conjure pas, comme je pourrais pourtant le faire, par le Char du divin Krishna, le Nid de Serpent Emplumé ou le Cercueil d’Osiris ! »
J’eus l’impression extrêmement nette qu’un frisson passait dans le sol. Ou bien, était-ce le Gaulois blond, nouveau druide de cette forêt, qui venait de frapper du pied.
J’étais complètement transi par le froid et par le brouillard qui montait de l’étang désert.
Une sorte d’angoisse me tenaillait, car j’éprouvais la conviction, au plus intime de mon être, que ce n’était pas vainement que M. Thadée s’adressait à l’esprit captif du bouleau !
A tête reposée, dans le calme de mon cabinet de travail, je me rends compte que ce sont là des sensations pratiquement impossibles à faire partager.
Mais alors, les sens affinés par la nuit et la solitude, je savais bien que nous étions les deux témoins privilégiés des mystères les plus inouïs.
L’homme avait saisi maintenant le bouleau par sa maîtresse branche. Et il lui parlait à voix basse, précipitée, dans une langue rauque et musicale tout à la fois, que je ne pus apparenter à aucun des idiomes, pourtant assez nombreux, de moi connus ;
Or, nous entendîmes, tout à coup, un craquement, un déchirement, et la branche, grosse comme un poignet, se rompit net, en sa main, chose d’autant plus surprenante, certes, qu’il n’avait exercé sur elle, j’en suis absolument certain, ni effort, ni pression violente !
Cette branche amputée, le bouleau parut soudain plus pur de ligne ! et ses deux autres branches maîtresses se dressaient maintenant vers le ciel dans un geste touchant de prière et d’holocauste, d’autant plus pathétique à voir que le vent s’acharnait toujours contre lui.
L’homme, à nouveau, ouvrit la bouche, et je crois bien qu’il prononça :
« Foret, Etang, Cieux, je vous prends à témoin que ce bouleau-ci a accepté, avec amour, sa souffrance et son sacrifice ! Que sa douleur volontaire monte maintenant comme un encens jusqu’au trône de l’Eternel ! ».
Puis, avec des gestes précis, comme en aurait un chirurgien, il sortit de son ample manteau un poignard à lame dorée et le mouchoir de l’envoûtée.
Je le vis alors entailler, en triangle, l’écorce de l’arbre et glisser, dans l’entaille ouverte, l’étoffe souillée de bave séchée.
Puis, quelques secondes, il serra dans ses mains le tronc du bouleau et ses lèvres n’arrêtèrent pas de bouger silencieusement, tandis que ses traits se crispaient.
Il était réellement splendide, à ce moment, beau et terrible comme Moïse sur le Sinaï !
La rage du vent se décupla. Une véritable tempête secoua toute la futaie ; de courtes vagues agitèrent la surface visible de l’étang ; Les roseaux plièrent, gémissants.
Mais le magicien avait déjà fait un bon en arrière.
Il courut en hâte jusqu’à nous, nous saisit tous les deux par la main.
Venez vite ! Intima-t-il.
L’obscurité était totale, à présent. Des nuages opaques masquaient complètement la lune. Et le sol se dérobait littéralement sous nos pieds. Terre, eaux, cieux, tout se confondait, pour nous trois, dans le même délire !
Comment ne tombâmes-nous point dix fois, dans cette galopade ? comment, courant droit devant nous, ne nous sommes-nous point enlisés dans les fondrières vaseuses,
Cette course éperdue me parut interminable, d’autant plus que j’éprouvais, à respirer, la plus grande difficulté, gêne de respiration qui, jointe à une tension de tous les nerfs, est annonciatrice, pour moi, des cyclones ou des grands orages.
Enfin, une voix domina le tumulte de la nature, voix qui sonna à mes oreilles, douce comme une cloche de couvent.
Nous sommes en sûreté, ici !
Notre fuite n’avait duré, en fait, que vingt secondes à peine, car nous n’étions guère éloignés que de cent mètres du bouleau.
Et ce que je vis, aussitôt que je me retournai sur place, ce que Le Villain vit comme moi, est si étrange qu’on prononcera certainement, en me lisant, les mots d’hallucination, de suggestion, voire de … folie !
Qu’importe !
Je rapporterai, pourtant, exactement ce que j’ai vu.
Personne n’est forcé de me croire, puisque, au fond, je doute de moi-même, à vrai dire en cette occasion.
Un petit brouillard, je l’ai dit précédemment, couvrait le sol et la surface de l’étang dans sa presque totalité.
Or, était-ce l’effet du vent, était-ce pour quelque autre cause ? Ce brouillard se désagrégeait et se mettait à « moutonner ».
Et soudain une force parut pousser les « floches », toutes ensemble, dans la direction du bouleau.
D’où qu’elles vinssent, de la forêt, de l’étang, ces effilochures, en convergeant toutes à la fois vers l’arbre solitaire, prenaient forme, rondeurs, profils, consistance …
Et maintenant, je voyais nettement, sous la lune blafarde reparue, des centaines d’ombres qui se ruaient vers l’infortuné végétal.
Elles déferlèrent contre sa souche, s’agrippèrent le long de son tronc, se pendirent, se nouèrent aux branches.
En vain le bouleau tenta-t-il de se défendre, de réagir, de se débarrasser des larves qui peuplaient maintenant le brouillard … Ses ramures s’agitèrent, luttèrent, fouettèrent l’espace, sans effet.
Les fantômes ténus de la brume précipitaient leur avalanche.
Si bien qu’après une rafale, plus violente que toutes les autres, qui arracha un gémissement lugubre à toute la forêt, le bouleau pris dans un remous, un tourbillon de formes hostiles, disparut pendant quelque temps sous ces vapeurs maléfiques.
Alors, il se fit un grand calme.
Les brouillards retombèrent, inertes, dépourvus cette fois de toute forme. Le vent aussi cessa. L’étang reprit sa parfaite immobilité. Et sa surface scintilla sous le ciel soudain nettoyé.
J’aurais volontiers supposé que j’étais la victime d’un rêve, d’un cauchemar éveillé plutôt, si le visage de notre guide n’avait pris une expression d’infinie douleur, cependant que de grosses larmes coulaient le long de ses joues, pour se perdre dans ses longues moustaches de Brenn.
Pauvre petit ! murmura-t-il. De quel courage il a fait preuve ! Seigneur, vous daignereez lui marquer sa place dans les Nouvelles Terres !
… Alors, et sans difficulté, sans aucune peine, cette fois, nous nous approchâmes de l’arbre.
Mon guide était impatient de savoir, de constater, qu’il nous devança en courant. Mais, à son cri, j’eus vite fait de le rattraper en deux bonds !
L’arbre était mort, desséché, comme si la foudre l’eût frappé !
A l’heure qu’il est, la jeune fille que vous avez vue est guérie, me confia M. Thadée, comme la chose la plus simple du monde. Son mal a été transféré, fixé par moi sur ce bouleau.
Ce fut seulement lorsque nous eûmes regagné, enfin, par la grand’route, d’abord à travers les taillis, puis par la sente cavalière … seulement alors, que j’osai considérer le « magicien » ;
Le grand ébéniste paraissait avoir reconquis tout son calme. Ses traits graves s’étaient détendus.
Et ce fut d’une voix dépourvue, désormais, de toute émotion qu’il nous demanda bonnement, tandis que nos pas résonnaient, en cadence, sur la route gelée :
Cela ne vous ennuie pas trop de passer le reste de la nuit à marcher un peu avec moi ? J’ai renvoyé l’auto, ma foi, comptant que vous accepteriez. Vous n’avez pas trop froid, au moins ?
Le Villain claquait bien des dents. Il n’en hocha pas moins de la tête et, sa curiosité prenant le dessus de son inconfort, il questionna avidement :
Au juste, dites-moi, qu’avons-nous vu ?
Le guérisseur de Plaisance écarta, d’un geste, les pans de son mac-farlane.
Mais, fit-il, rien du tout de plus que ce que je vous ai promis … J’ai transféré, tout simplement, le démon qui avait pris vie, du fait de cet envoûtement, dans ce petit arbuste choisi pour sa vitalité ardente…
Ce qui l’a tué, interrompis-je
Les pans du manteau s’agitèrent dans la nuit comme de grandes ailes.
Non point ! Non, pas complètement, malgré les apparences contraires ! Au printemps, il rebourgeonnera, continuera à vivre, malingre. Au surplus, il subsistera pas longtemps en ce triste état, car j’ai pris garde qu’il se trouve dans une coupe de l’an prochain !
Et d’ici là, l’esprit mauvais de l’envoûtement, assagi par le caractère lénifiant de l’arbre, sur quoi je l’ai greffé, se sera borné à donner quelques champignons vénéneux et des ronces plus épineuses !
Que voulez-vous dire ?
Il haussa ses épaules robustes.
Le sais-je même ?
Et, comme nous nous étonnions, il poursuivit en souriant :
Les mots habituels sont faits pour exprimer des idées simples, qui n’ont pas le moindre rapport avec ce que vous désirez que je vous explique à présent. Et comment pourraient-ils traduire ce pour quoi ils ne sont pas faits ? Dès qu’on s’occupe d’ésotérisme, la langue humaine trahit toujours … Seuls, les symboles sont « idoines », comme le diraient nos bons gendarmes ! … Pour m’exprimer plus simplement, d’une façon approximative, je vous indiquerai que, pour moi, toutes les créatures vivantes ont une relation directe avec nos pensées. Voyez-vous ?
Je ne pousserai pas toutefois le paradoxe jusqu’à dire que les bêtes et les plantes ne sont que des espèces d’incarnations de ces pensées-là. Et pourtant !
Et il ajouta en riant :
A en juger par les symptômes de notre époque contemporaine, par les idées qui la dominent, je crois bien que l’espèce caniche est en voie de disparition, que les tigres sont mois fréquents qu’il ne le semble tout d’abord, mais que, par contre, les insectes nuisibles constituent une menace !
Parlez-vous encore par images ? Interrompis-je de nouveau.
Cela nous entraînerait trop loin, répondit l’ébéniste moins net.
Je revins pourtant à la charge car l’occasion m’était trop belle.
Vous m’avez dit, n’est-ce pas, chez vous, hier, attaquai-je, précis, que tout vivait, même la pierre ?
Le guérisseur de Plaisance s’en tira par une citation :
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres !
C’est là du Gérard de Nerval, enchaînai-je en souriant. Mais revenons à ce bouleau. A vous croire, il a souffert. Quel sera son sort désormais ?
Notre thaumaturge s’arrêta :
C’est un enseignement secret que l’heure est venue de répandre, fit-il, redevenu grave. Toutes les religions annoncent une destruction de ce monde et l’avènement, aussitôt après, d’une « Nouvelle Terre », d’une « Jérusalem Céleste » ou d’une « Ile des Bienheureux » !
Cette « Nouvelle Terre », selon moi, est déjà en pleine formation. De sorte qu’à chaque fois qu’un corps, qu’une cellule même d’un corps a réussi à se racheter, il s’en crée instantanément l’équivalent dans cet autre monde, plus beau et soustrait à la mort, délivré à jamais du Temps ! Or, comme la meilleure façon de se « racheter » est encore de se sacrifier pour les autres, de souffrir pour eux, chaque fois que vous faites une bonne action, il vous arrive ce qui vient d’advenir à ce jeune bouleau. Vous sauvez telle ou telle partie de vos cellules, celle-là même qui ont participé, le plus, à votre acte de charité !
Ainsi, lorsque vous allez voir, sous les combles, une pauvre malade, les cellules de votre cerveau, qui en ont conçu l’intention, celles de vos cellules musculaires qui ont permis de l’accomplir et qui, ce faisant, souffrent un peu ont gagné la résurrection !
Qu’est-ce que le corps glorieux des saints ? Mais leur corps céleste, mes amis, céleste et cependant formel. Il ne s’agit pas d’apparences seulement, mais bien de matière que leurs bonnes actions ont créée.
Et voilà, si vous voulez bien y réfléchir quelque peu, qui vous expliquera aisément la « monté au ciel » corporelle de quelques rares privilégiés comme Elie, ou encore le Christ. Et vous comprendrez mieux aussi la communion des catholiques.
Naturellement, ajouta-t-il, après un silence assez long, je parle en « vulgarisateur » ; c’est beaucoup moins simple que cela. Mais il importe, en vérité, si peu, ah ! Seulement sachez bien, toutefois, que ce n’est pas par la souffrance que l’on peut être rédimé, mais bien par son acceptation.
Ma curiosité s’affirma, une fois de plus, malgré la phrase précédente de M. Thadée.
Est-ce que cette opinion-là vous est personnelle ? Menquis-je. Ou bien d’autres l’ont-ils exprimée ?
L’ébéniste martela ses mots avec une force singulière :
Je crois que cette vérité a été révélée déjà, dès les premiers âges du monde ! Mais, comme toutes les données profondes, elle fut réservée, dès l’abord, à un petit nombre d’initiés.
Vous en trouveriez des échos dans les mystères d’Eleusis, si les savants savaient encore en déchiffrer certains symboles ? Et, d’autre part, la tradition judéo-chrétienne s’en imprègne. Elle en est même toute baignée.
L’ancien fonctionnaire « chinois » eut un haut-le-corps perceptible.
Le fait est … mais je vous avoue que jusqu’à maintenant, pour ma part, je m’en suis guère aperçu. Il est vrai, pourtant, qu’Origène..
Au lieu de répondre nettement, le guérisseur de Plaisance se contenta d’un large sourire, et, comme la route que nous suivions était bordée, des deux cotés, de champs fraîchement labourés, il poursuivit :
Voyez un peu combien les labourages d’hiver sont en retard dans cette région.
Sans doute, dis-je, est-ce à cause des pluies qui ont sévi tout cet hiver.
Le Gaulois blond hocha la tête.
Si les hommes étaient vraiment bons, il n’y aurait certes aucun trouble dans l’harmonie de nos saisons ! … Si chaque objet, chaque pensée vit bien d’une existence propre, plus ou moins « fatale », plus ou moins enfermée dans une gangue rigide, la gangue des nécessités, l’homme jouit, lui, dans le monde moral, d’une liberté absolue, ou du moins quasi absolue. Mais cette liberté entraîne, comme conséquence très directe, une grosse responsabilité. Nous sommes un peu comme les soleils d’un grand nombre de petits êtres, pratiquement invisibles pour nous, et pour qui nous sommes les uniques dispensateurs de la lumière, de la lumière Spirituelle !
Il eut, des deux mains, un geste lent qui sembla envelopper l’espace.
Et d’abord les génies obscurs de chaque objet que nous créons, ceux encore des bêtes ou des plantes que nous tuons pour nous nourrir, ceux, plus subtils, qui naissent aussi de nos conceptions mentales et combien … combien d’autres encore !
De notre « Salut », de notre « Accord » avec le reste du Cosmos dépend donc aussi le « Salut » de tous nos esprits satellites.
Vous concevrez que la moindre faute peut-être lourde, de ce fait, en conséquences incalculables.
L’ébéniste s’étonna-t-il de ne pas m’entendre réagie ? toujours est-il qu’il poursuivit, en riant, un peu comme celui qui vient d’en « conter une bien bonne » :
Vous vous dites certainement que je vous farcis la cervelle de balivernes ridicules et d’histoires à dormir debout .. . Je dois vous faire l’effet, je gage, de croire encore à l’Oiseau bleu, à l’Ogre et au Petit Poucet… et à Peau d’Âne, de surcroît ? Et vous vous demandez comment un homme de mon âge peut encore croire à de tels contes de nourrice ? Eh bien ! Oui, là, je suis certain que l’Ogre a eu son existence, comme Cendrillon, le Chat botté …ou comme Simbad le Marin … Pourquoi ? Parce que c’est dans les contes que toutes les races primitives ont exprimé les vérités essentielles qu’elles connaissent… Et n’est-ce pas là un des sens de la Parole qui affirmait nettement que le « Royaume du Père appartient aux petits enfants » ?
Mon guide, que cette « révélation » paraissait avoir affecté tout à fait particulièrement, allait évidemment poser une nouvelle série de questions à cet homme si extraordinaire, quand celui-ci, le prévenant, lui fit signe impérieusement de cesser de l’interroger.
A chaque jour suffit sa peine, prononçât-il avec onction. Vous en avez déjà appris beaucoup, et trop même cette nuit. N’ayez pas cette avidité insatiable de savoir. La science est, je vous garantis, la plus vaine des conquêtes humaines. Faite-vous plutôt assez petit, assez humble, assez enfant, pour entendre les voix de l’Aurore. Il y a plus de sagesse, allez, dans le moindre souffle de vent que dans tous les livres des hommes !
Et il hâta encore le pas.
Il y avait des heures et des heures qu’à ses côtés nous parcourions la campagne nocturne endormie. Mais l’intérêt qu’avait pour nous sa conversation lumineuse était si puissant, à vrai dire, que, ni l’un ni l’autre, jusqu’alors, nous n’avions senti la fatigue.
A présent, toute la nature commençait à s’épanouir dans l’attente du jour nouveau. L’air plus humide était plus doux. Le sol résonnait moins nettement sous la cadence de nos pas.
La voix enrouée d’un coq, au loin, le bruit de la chaîne d’un chien … le grincement d’une charrette.
Quoiqu’il se fût tu, je persiste à croire que l ‘ébéniste blond n’avait pas cessé, à cette heure, de nous transmettre ses enseignements, que son âme parlait à la mienne dans le silence frémissant.
Il me suggérait des images, il m’éclaircissait des notions qui, jusqu’alors, reposaient assez obscurément en moi, sans que j’y eusse même pris garde !
Et, une fois de plus, j’éprouvais près de lui ce bien-être physique, cette plénitude mentale. Une fois de plus, je me sentais meilleur et mieux intelligent…
Illusion ! Dira-ton. Mais non, car lorsque, dès le lendemain, je pus échanger, à loisir, mes impressions avec mon guide, il me fit part de sensations complètement analogues aux miennes.
L’aube grandissait déjà au ciel quand nous aperçûmes les toits familiers d’une ferme modèle. Nous étions près de Rambouillet.
Ainsi donc, depuis minuit, nous marchions dans le même secteur§
Un quart d’heur plus tard, devant l’une des petites grilles du vieux parc, nous retrouvions la somptueuse Isotta-Fraschini nickelée qui nous avait, sept heures plus tôt, conduits aux bords de l’étang.
Le chauffeur somnolait, couché en chien de fusil sur son siège.
Pas trop las, Maurice ? S’enquit le blond guérisseur de Plaisance, en le réveillant doucement.
Du tout, pas le moindre du monde, maître ! affirma l’homme, se redressant. J’ai bien dormi dans la voiture. Et puis, je suis tellement content de pouvoir, si peu que ce soit, vous marquer ma reconnaissance. Après tout ce que vous avez…
Mais, un doigt posé sur les lèvres de l’ébéniste le fit taire.
J’éprouvai alors, pour ma part, le besoin d’exprimer un peu de sympathie à ce garçon auquel, quoi qu’il en ait pu dire, nous avions valu une nuit certainement inconfortable.
Vous ne vous êtes donc pas trouvé incommodé par le vent ?
Il me considéra perplexe.
Le vent ? Mais, ici, il n’a pas, que je sache, eu un souffle d’air !
Au regard de M. Thadée, je compris que j’avais « gaffé ».
Aurais-je dévoilé un mystère ?
Quoi qu’il en soit, notre retour s’effectua dans le même silence, la même gravité qu’à l’aller.
Et le partage des provisions, que nous effectuâmes en route, ne rompit pas l’austérité de l’atmosphère dans la voiture.
Ce fut seulement au moment où, près de la gare Montparnasse, nous allions quitter l’ébéniste, que je fis allusion au motif de notre promenade.
Alors, cette jeune fille envoûtée est bien délivrée désormais ?
Le Gaulois blond hocha la tête.
Nous apprendrons que cette nuit, elle a dû être bien plus malade. Mais, dès demain, elle sera guérie. Pendant quelques jours encore, elle semblera préoccupée, elle aura de petites rechutes. Ces malaises peuvent subsister une semaine, tout au plus ! après quoi, tout doit aller bien …
Et il s’en fut de son pas ferme, les pans de son manteau flottant comme des ailes derrière lui…
Teddy Legrand – « Le Guérisseur de Plaisance » (extrait) – T. E. Garnier – K2Mars, juillet 2021.
1 – Il s’agit de l’Imitation de Jésus Christ, livre attribué à juste raison à Thomas A. Kempis, et non pas de « Initiations » de Paul Sédir, comme parfois signalé par certains exégètes, pour ce passage.
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