Théogonie
Niveau 1
C’était à Megara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître, il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques, en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures.
La division de l’Un en Deux et les reliances entre les existants stabilisés n’étaient pas interdites – ensoi. En revanche, l’objectif final de création du point de rupture et de recommencement, la création d’une nouvelle population après la découverte d’un chaînon manquant, n’était pas la Doctrine courante imposée par Hamilcar. Le vainqueur de la bataille de Macar et maître incontesté du système, était trop occupé à imposer par les armes sa population de Vecteurs clones, qui lui avait permis de l’emporter quatre siècles plus tôt.
En revanche, c’était bien le Graal des Arachnéones, juchées sur leurs falaises de Delphes et terrées dans les cratères de la Lune.
Pour le Maître d’Eschat, le cinquième siècle du règle d’Hamilcar devait être celui du renouveau ; il disait pourtant qu’il n’était pas prêt à définir ce que ce renouveau devait être.Eschat pensait, de son côté, que son Maître n’était pas prêt à voir ce que le renouveau devait être, car Hamilcar n’avait pas été au bout des choses. Certes, le général et ses Vecteurs clones avaient imposé la matrice, ce projet que les Maîtres lui avaient proposé, structure complexe de mécanismes légaux, psychosociaux, informatiques, biochimiques et nanorobotiques, tenant subtilement en équilibre en divisant humains libres destinés à devenir Maîtres, d’un côté, et Vecteurs, clones conditionnés et convertis en cyborgs, de l’autre. Cependant, la Doctrine, clé de voûte intangible de la matrice définissant la place de chacun en fonction de paramètres et de coefficients calculés à tout instant, n’avait que peu évolué.
Dans son laboratoire adossé à l’ergastule, Eschat manipulait, sur ses sombres écrans, les paramètres des tableurs génétiques – partagedes populations-types, ambitions phylogénétiques, vitesses/amplitude de mutation – ainsi que les configurations neurologiques et équilibres cellulaires que les nanobots devaient rechercher. Ce faisant,l’apprenti ne vit pas qu’il était lui-même le dieu de son propre système, comme Hamilcar l’était du sien.
Comme il s’approchait de son but, il vit,à l’écran en même temps qu’à travers la fenêtre de la bio-bulle, se mouvoir dans leur croissance accélérée les versions successives du mythique Kwisatz Haderach. Les mots du Maître lui revinrent :
In fine, la dynamique de l’Univers pourrait se résumer à la recherche du beau, en chaque chose et en dehors de chaque chose.
Le mantra sacré se répéta à lui sans interruption, tandis queson feu géminetant attendu apparaissait enfin.Devant lui, au-dessus d’un millions d’amas cellulaires avortés, tests ratés évacués par le tapis vers le convertisseur de matière, la bio-bulle avait enfin débuté la croissance spontanée de jumeaux hermaphrodites parfaits.
Pris de peur que quelque chose ne défaille, il ralentit la vitesse de croissance. La vue, sur l’écran principal, des mitoses cellulaires déccélérant, le rassura.
Eschat scruta les tableurs. Chaque paramètre semblait parfaitement géré par les nanobots : les prévisions statistiques de dégénérescence cellulaire, que ses ordinateurs tiraient du double fœtus en développement, étaient divines.
« Scr… scric koutalo…scrrrrrr »
Eschat sursauta.
Il était tellement absorbé qu’il n’avait pas vu se glisser juste à côté de lui,le Vecteur clone basique venu pour nettoyer – c’était la chose qui avait tenté d’articuler des syllabes inutiles. Le jeune cyborg n’aurait pas osé descendre dans le laboratoire, si le Maître n’avait pas été en voyage. La vision affreuse d’un humanoïde programmé tentant de retrouver sa capacité à parler lui inspira du dégoût. Révolté, il se demanda comment les Maîtres avaient pu laisser une telle aberration se produire.
Comme il était à portée, Eschat lui infligea un violent coup de pied, qui projeta la créature maigrelette, interdite de réaction, contre le mur.
En voyant la plaque de computage, qui cerclait le crâne du Vecteur clone, se cogner contre la pierre, il comprit qu’il avait été trop brutal. Il laissa échapper un juron, lorsque passa du vert au rouge la diodequi témoignait de la connexion de la plaque au réseau de la matrice. Le Vecteur clone glissa contre le mur, l’air hagard, probablement en train d’entamer une série de cycles d’autoréparation sans espoir. Déconnecté de la matrice, il irait rejoindre les convertisseurs de matière – maisil faudrait pour cela le ramasser.Eschat avait mieux à faire, et reporta cette tâche à plus tard.
Satisfait, il se retourna pour contempler sa création : le double fœtus présentait une symétrie parfaite, non seulement entre l’un et l’autre, mais aussi en chacun d’eux.
N’y croyant pas, il regarda à nouveau les prévisions statistiques de dégénerescence cellulaire… Elles variaient parfois de 0 à 0,0000n, mais les nanobots parvenaient toujours à corriger.
Je l’ai fait…C’est moi, qui l’aie fait !
Les statistiques montraient bien l’homéostase infinie. Le mouvement perpétuel.
L’immortalité.
Les deux nourrissons, enfin formés, furent extraits de la bio-bulle, et placés par la machine dans les tubes de semi-stase, où ils pourraient poursuivre leur croissance. Déjà, Eschat vit chacun des deux changer de sexe : deux fois pour l’un, trois pour l’autre, tandis que l’ensemble de leurs corps grandissait. Il avait déjà vu cela chez d’autres dioscures : après être nés hermaphrodites, ils choisissaient une forme sexuée, avant d’en changer au gré de leurs équilibres biochimiques, au cours du temps. Il avait même intégré ce processus dans la programmation des nanobots afin qu’ils puissent le prendre en compte.
Déjà, il songea à sauvegarder toutes les données de son précieux travail, et à la manière dont il allait opérer pour bénéficier lui-même de la transformation. Une fois le tout téléchargé sur le nuage privé qu’il avait souscrit dans la stationlibre en orbite de Mercure, il se tourna, hésitant, vers la cuve de Muller et ses recharges de composés radioactifs.
Deux choses le convinrent d’y rentrer : d’un côté, un regard rapide vers les dioscures lui fit admettre qu’ils avaient déjà la forme d’enfants de 10 ans ; de l’autre, une violence interne lui rappela l’échec prévisible de tout scenario alternatif.
Après avoir lancé un programme,chargé de dicter à la cuve la bonne succession d’irradiations, de déclencheurs épigénétiques et de corrections et de reconstructions par les nanobots, il retira son combi protecteur pour se retrouver nu, et pénétra sur le sol de métal froiddans l’immense cylindre entrouvert. Durant quelques secondes, il parcourut des doigts sa peau sans odeur, ses rares poils qui témoignaient des origines primaire de son espèce, et les quelques déformations et asymétries musculo-squelletiques qu’il n’avait jamais appris à accepter. Puis, il songea à ce que pouvait représenter la nudité de ces trois êtres humains, chacun en cours de modification, dans une machine. Il se demanda ce qu’en penseraient les Arachénones, dans leur cratère. Cependant,avant que son esprit ne lui figure la colère probable d’Hamilcar ou de son Maître, il poussa l’immense bouton de démarrage, et vit la porte bombée se refermer sur lui.
Au sol, immobilisé dans son cycle d’auto-réparations, le jeune cyborg fut le seul à assister, dans la pièce, aux deux processus. Dans les tubes de semi-stase, maturaient de parfaits jumeaux. Dans la cuve de Muller, s’infligeait des souffrances sans nom, une créature à jamais déformée.
C’est alors que, sur la plaque de computage cerclantle crâne du Vecteur, la diode de connexion à la matrice délaissa le rouge, non pas pour le vert, mais pour le bleu. Un bleu si profond, si puissant et si lumineux que le laboratoire tout entier en fut éclairé.
Niveau 2
Tout était arrivé comme prévu, mais c’était arrivé bien trop vite.
Du haut de ses quatre mètres effilés, l’ovale de son visage au milieu de l’holo-sphère dont sa pensée était maîtresse, la Préceptrice Kirena faisait défiler et se mouvoir les extracts de surveillance du système tout entier.
« Où en sont-ils ? »
Kirena vit entrer dans la vaste salle de projection la Préceptrice Néa, sa plus jeune disciple. Déjà grande de cinq mètres, elle dépassait de loin en taille la plupart des Préceptrices, et dut se baisser pour éviter le projecteur suspendu. Leur base lunaire – constituéed’une cinquantaine de modules récupérés après l’atterissage de leur vaisseau sixmille ans plus tôt – avaitété progressivement réhaussée, pour s’adapter à la taille grandissante des membres de la communauté. Toutefois, nulle n’avait jamais eu auparavant la grandeur de Néa.
« Les jumeaux sans noms ont vite acquis les connaissances de trente vies d’humain, déclara Kirena, tandis que Néa venait à ses côtés. Leur équilibre cellulaire exceptionnel leur permet d’accélérer leurs conditionnements mémoriels : ils poussent leur corps et leurs neurones, mais les nanobots parviennent toujours à contrebalancer.
- L’immortalité est Eternité, nota Néa.
- Et l’Eternel Instant nous guide, enchaîna Kirena, avec la supplique rituelle des Préceptrices. Les dioscures semblent bien avoir le Troisième Œil… Que ne peuvent-ils faire, s’ils parviennent à faire trente fois ce que nous pouvons en un instant !
- Et Delphes ?… »
Kirena ne répondit pas de suite, mais fit afficher un holo miniature : leur temple effondré crachait d’immenses flammes, au sommet de l’agglomérat de pics et de falaises, qu’Hamilcar avait bien voulu faire terraformer pour célébrer leur alliance. Des dizaines de leurs sœurs gisaient, en sang ou à l’état de cadavres carbonisés.
« Aucune n’en a réchappé, fit Kirane. La moitié de l’Antique Mer est détruite. Il leur a suffit d’une journée pour contrôler trois des satellites militaires les plus lourdement armés d’Hamilcar.
- Cela remet-il en cause notre stratégie ?
- Pour l’instant, les dioscures ont peur ;ils doivent ressentir une solitude terrible. Ils ont compris que leur propre existence était notre objectif, et que nous avons utilisé Eschat à travers la matrice pour créer une nouvelle espèce. D’ailleurs, les Maîtres l’ont compris aussi et ont réclamé à Hamilcar qu’il nous punisse.
- Le fera-t-il ?
- Non plus.Nous l’avons prévenu du danger que les dioscures constituaient ; il rassemble la flotte. Il vient de modifier – en catastrophe – lesparamètres de la Doctrine, et a tourné tout le système vers la production de Vecteurs clones militaires et de drônes spatiaux. Les Maîtres le suivent, ils n’ont pas le choix.
Nous avions tout prévu et nous prévoyons encore, se dit Néa. Des plans dans des plans. Voici pourquoi ils nous appellent Arachnéones.
- Aura-t-il vraiment besoin de la flotte ? Ont-ils quitté la Terre ? »
A nouveau, Kirena laissa les holos répondre à sa place, en affichant la petite Mercure et, comme une tâche qui s’agrandit rapidement, la station libre, qui semblait se modifier.
« Ils ont pris le contrôle de la Doctrine locale, constata Néa. Est-ce que je vois des vaisseaux de transport vers la planète ?
- Ils prélèvent des matériaux pour agrandir la station et terraforment la planète, au mépris de toutes les limitations que les humains se sont posés depuis des millénaires.
- Cela va-t-il conduire Hamilcar à les détruire, purement et simplement ?
- Il nous a juré de ne pas le faire, il a compris la connaissance qu’ils représentent.
- N’avons-nous pas pu intercepter les données d’Eschat ? Nul besoin des jumeaux, dans ce cas ?
- Malheureusement, non. Le Vecteur que nous avions… utilisé comme intermédiaire,semble avoir été détruit par Eschat et déconnecté de la matrice. »
Kirena se pinca la lèvre en évitant de voir la mine de Néa, connaissant la désapprobation de sa jeune disciple pour l’utilisation du Vecteur. Durant les décennies de préparation du plan, elles’était prise d’affection pour la modélisation même du cyborg, que les Préceptrices avaient ensuite discrètement inséré dans les auto-usines d’Hamilcar. L’affection de Néa avait pris un nouvel essor lorsque le clone – qui n’en était pas vraiment un – était né.
Néa allait demander des précisions, mais un bruit sourd se fit entendre au loin.
Immédiatement après, une puissante déflagration retentit au-dessus du bâtiment. Néa eut seulement le temps de déclencher son spatioderme, avant d’être projeté dans l’espace, à travers le trou formé dans le module.
Elle vit, de loin, le corps explosé et glacé de Kirena, qui n’avait pu faire de même.
Niveau 3
Néa se souvenait encore de ces images, cent années plus tard. Cependant aucun tristesse ne l’envahissait plus.
Son immense corps filiforme, désormais ridé, avait été étendu par les fils et les filles de ses fils et ses filles, à même l’herbe de la Terre Adélie, ainsi qu’elle l’avait requis.
Sur le trépas, elle abandonnait tout désespoir, pour s’offrir au va-et-vient ininterrompu de son océan intérieur. Elle n’aurait plus à se battre ; elle n’aurait plus à s’inquiéter. Elle avait raconté son histoire mille fois à ses enfants, pour qu’ils la transmettent aux prochains, mais savait que nul ne la ressentirait comme elle l’avait vécu.
Il y avait d’abord eu la vision, en flottant parmi les débris dans l’espace, de la bulle de lumière dorée qui protégeait les dioscures du vide spatial. C’était elle qui avait achevé de convaincre Néa que les plans de maîtrise du cours des choses des Préceptrices, et la volonté de contrôle d’Hamilcar et des Maîtres, avaient toujours été vains. Tous, ils n’avaient été que des fructificateurs. Aux côtés des dioscures, dans le noir quasi-absolu, leurs armes d’une beauté et d’une puissance d’un autre monde,avaient émis les rayons rouge de la mort à travers les fragiles installations des Préceptrices et d’autres humains. Comme si la Lune avait, en fait, toujours été leur.
Néa avait péniblement rejoint la Terre, fuyant une destruction pour une autre. En dépassant l’atmosphère et en voyant les flammes, et les cendres, elle avait compris que les dioscures étaient déjà venus ici. Hamilcar était mort. Incapable de savoir où fuir, elle avait ordonné à son spatioderme de la conduire jusqu’aux jardins d’Hamilcar, et au laboratoire d’Eschat. Là, elle avait retrouvé ce Vecteur qui n’était pas un clone, cet humain si petit, qui n’était plus programmé. Elle avait aussi contemplé le cadavre d’une créature étrange, rejetée par la cuve de Muller.
Durant des jours, elle avait pensé que le Vecteur était mort, questionnant l’étrangeté de la lumière bleue sur la plaque de computage entourant son crâne. Puis, il avait ouvert les yeux, aussi soudainement qu’un mort aurait pu revenir à la vie.
Dans les sous-sols du palais d’Hamilcar en effondrement, elle s’était branchée à lui, et ils avaient communiqué. Il lui avait montré à quel point la matrice était belle, lorsqu’elle était davantage qu’une contrainte. Il lui avait montré à quel point il pouvait tout voir, tout ce que les dioscures voyaient dans le système, mais aussi tout ce qu’ils prévoyaient.
Ensuite, elle l’avait emmené en Antarctique, là où l’air était resté respirable et la chaleur contenue, là où la fureur des dioscures n’avait pas eu de cause.
Durant les années où les dieux jumeaux innomés avaient reconstruit un empire vide à travers le système, Néa et le Vecteur avaient fait des maigres installations préexistantes un nouveau jardin. Et tout deux avaient fini par enfanter.
Un jour qu’ils surveillaient les dioscures, ils les avaient vu entamer une danse sensuelle, changeant de sexe rapidement sans parvenir à se fixer. Des années durant, cette danse avait perduré. Puis, ils avaient fini par devenir de sexes opposés, et avaient copulé. De leur union étaient nés un frère et une sœur. Comme leurs père et mère, ces enfants n’avaient pas eu de nom. Alors, les dioscures, qui avaient depuis le début permis à Néa et au Vecteur de vivre et de les voir à travers la matrice, avaient décidé de leur retirer le dernier privilège.
De nouvelles longues années passèrent, et d’autres enfants de Néa et du Vecteur avaient empli l’Antarctique. Ils atteignaient tous les deux mètres.
Le fils et la fille des dioscures était un jour venu sur Terre.Descendant d’une bulle dorée, ilsavaient raconté que les dioscures étaient morts, et qu’ils n’avaient pas eu d’autres enfants car ils avaient fini par se fixer de même sexe, identiques et harmonieux, et avaient finalement décidé de périr. En testamant, ils avaient ordonné à leurs enfants de s’unir aux survivants de la Terre. Ils avaient fini par épouser les fils et les filles du Vecteur et de Néa, qui avaient adopté et nommé les enfants des dioscures.
Une centaine d’âmes nouvelles avaient ainsi empli l’Antarctique. Et les simulations produites par le Vecteur avant sa mort avait montré l’expansion de cette nouvelle espèce diverse, mais sans caste, bien au-delà du système. Une nouvelle matrice serait produite, plus forte, plus adaptable.
Néa ne connaîtrait pas cette ère. Elle ne saurait pas si les enfants de ses enfants seraient immortels. Elle entendait seulement, à même l’herbe, ses enfants et les enfants de ses enfants chanter, à la gloire d’un passé déjà mythifié et pour accompagner – disaient-ils – son âme durant son voyage de retour vers le cœur de la Voie Lactée. Les paroles de ces enfants enseignaient – ce qui avait été oublié à leur ère – que seul dans le mouvement pouvait résider toute immortalité.
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