« Une intelligence à jamais supérieure »
« C’était à Megara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. En l’absence du Maître, il avait pu poursuivre grâce à une faille dans la matrice ses recherches anthropogénétiques en continuant de mener à bien ses expérimentations sur les dioscures. »
Amator Valanthyr, un Hind à la peau brune, mage de son état, relut la phrase hermétique, puis reposa sur un guéridon branlant le second tome de l’Histoire de la Sorcellerie. Son auteur, l’historien-mage Nostermanus, déjà légèrement sénile lors de la rédaction du premier volume de cet ouvrage monumental, avait apparemment déraillé au cours de l’écriture de ce deuxième tome aux textes sibyllins. Ses exégètes avaient toutefois démontré depuis longtemps que derrière un discours à première vue délirant se dissimulaient des faits historiques non seulement passés, mais également à venir.
« Que voulait-il donc signifier ? » se demanda-t-il. Mon Codex me renvoie à cette stance qui implique les gémellités magiques. Mais en quoi sont-elles reliées à la question que m’a posée mon client ?
Le détective-sorcier soupira. Il se remémora les origines de cette affaire débutée deux mois plus tôt. Cassandra, sa réceptionniste-secrétaire, une hyperboréenne à la longue chevelure blonde et aux formes affriolantes dont il était tombé éperdument amoureux, avait introduit un nouveau visiteur : un Shem au teint bistre vêtu de la robe sombre des postulants au Cercle Noir. L’homme s’était présenté sous le nom de Magnor Vanitur et avait d’emblée exposé ses projets :
— Je recherche un assistant temporaire pour une expérience de la plus haute importance. Je paie bien et j’exige une confidentialité totale.
— Ce dernier point vous est acquis d’office comme à tous mes clients, répondit Amator. Cela dit, je suis détective et je mène déjà de front plusieurs enquêtes. Je ne puis abandonner les pratiques auprès desquelles je me suis engagé pour me consacrer à votre seule personne.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je n’aurai besoin de vous que de manière ponctuelle, quelques heures par semaine pendant un à deux mois.
— Cela me paraît raisonnable. Vous avez annoncé une paie conséquente. Pourriez-vous préciser ce point ? Chacun voit midi à sa porte et ce que l’un considère comme généreux peut apparaître médiocre à un autre.
— Cent besants de l’heure.
— Ah ! Oui… D’accord. Exposez-moi vos attentes, je suis tout ouïe.
— Dans le cadre de mon Grand Œuvre, je me suis attaché de front à la question de la transhumanité couplée à celle de l’immortalité.
Au bout de six mois de pratique, Amator avait appris à laisser parler ses clients sans les interrompre, mais il ne put s’empêcher d’émettre un sifflement lorsqu’il entendit cet énoncé. Son vis-à-vis lui lança un regard courroucé et l’enchanteur hind s’excusa :
— Désolé. Je suis vraiment impressionné. Vous comptez manipuler des forces bien au-dessus de mes capacités. Je suis un modeste détective-sorcier, pas un mage chercheur.
— Je me réserve la partie la plus complexe de cette quête. Je n’attends de vous qu’un support banal, à peine supérieur à celui que pourrait m’apporter un simple mortel.
Ils avaient conclu l’affaire sur ces bases. Amator, dans les semaines qui suivirent, avait effectué pour Magnor Vanitur quelques missions faciles : récupérer un parchemin dans des catacombes hantées, recopier des fragments d’incunables moisis à la Bibliothèque Arodin et les compléter à l’aide de sorts de similitude aisés, soudoyer un concierge zombie pour accéder au cabinet de curiosités d’un membre du Cercle Noir et y copier une lettre vieille d’un millier d’années… la routine. Au bout d’un mois, son client avait cessé de faire appel à ses services et Amator en avait conclu que Maître Vanitur avait achevé sa bibliographie et réfléchissait.
Par curiosité, le Hind avait alors fouillé son Codex, l’aide-mémoire de tout mage qui se respectait. Les entrées conjointes du transhumanisme et de l’immortalité l’avaient mené par une allusion ténue au tome deux de l’Histoire de la Sorcellerie. Il avait emprunté le livre à la bibliothèque du quartier et recherché la stance mentionnée.
Bien installé dans son fauteuil, il la relisait à présent pour la dixième fois et demeurait perplexe. L’ouvrage se référait-il à des évènements passés ou futurs ? Ténébras se dissimulait-elle sous Megara ? Le Maître symbolisait-il Vanitur ? Vivait-il un épisode magique décrit trois siècles plus tôt par Nostermanus, l’auteur fantasque de l’Histoire de la Sorcellerie ? Il se perdait en conjectures tout en dégustant une verveine préparée par Cassandra.
Magnor Vanitur se manifesta à nouveau deux semaines plus tard. Cassandra l’introduisit auprès de son maître, servit le thé et laissa les deux hommes discuter.
— J’en arrive à une phase critique de mes expériences, indiqua Magnor Vanitur. Elle nécessitera votre aide directe, car je ne puis m’ensorceler moi-même. J’attends donc que vous réalisiez sur moi un sort de duplication.
Ce dernier mot agit comme un déclic pour Amator qui relia dans son esprit les bribes de savoir éparses collectées pour son client et le texte étrange rédigé autrefois par Nostermanus. Il comprit qu’il vivait un authentique instant de l’histoire de la sorcellerie, ce qui impliquait une gloire possible et des périls certains. Prudemment, il opina du chef et murmura :
— Je suppose que vous n’envisagez pas une simple duplication visuelle…
— Non, évidemment. Vous devrez générer un doppelgänger, un double matériel doté pour un bref moment de toutes mes capacités, mais soumis à mon autorité.
— Oui, oui, oui… vous évoquez là un sortilège complexe et dangereux… Je ne me sens pas très à l’aise dans ce domaine particulier.
— Figurez-vous que je m’en doutais. J’ai évidemment pris mes renseignements sur vous avant de vous contacter. Vous vous dites diplômé de l’Institut des Sciences Occultes, mais vous avez en fait échoué à votre examen final, ce qui explique votre peu reluisante situation présente. Peu m’importe. J’ai largement automatisé cet enchantement que vous devrez simplement psalmodier en agitant votre baguette.
— Et que demanderez-vous à votre jumeau magique ainsi créé ?
— Qu’il me lance le sort de l’intelligentsia éternelle !
Amator déglutit avec peine, avala une gorgée de thé et marmonna :
— Vous désirez devenir suprêmement intelligent et vivre à jamais… Je suppose que vous connaissez les risques théoriques d’une telle opération.
— Théoriques, en effet, car personne ne l’a jamais tentée !
— Et pour d’excellentes raisons. L’intelligence constitue à la fois un avantage et un fardeau. Elle nous permet de prévoir partiellement les conséquences de nos actes, ce qui nous aide à survivre, mais elle nous impose aussi la certitude de notre fin inéluctable, ce qui perturbe nombre d’entre nous au cours de leur existence. Les hommes développent tout un ensemble de stratégies intellectuelles simplement pour parvenir à vivre avec cette évidence que leur compréhension leur inflige : ils vont mourir. Les animaux ignorent qu’ils disparaîtront. Ils existent dans un présent permanent, sans trop s’inquiéter de l’avenir et en sont probablement plus heureux. Tentez de vous représenter les tensions qui habiteront un esprit éternel à la compréhension toute puissante. Il ne connaîtra jamais le repos, expérimentera un enfer illimité.
— Je connais ces arguments de pleutres et je les rejette sans ambages. J’ajoute que je vous paierai cinq cents besants pour cette unique séance. J’évalue à ce prix vos scrupules éthiques.
— Votre estimation me paraît trop courte. Mille besants.
— Soit ! Retrouvez-moi ce soir au sommet de la tour sinistre, à une centaine de pas du beffroi maudit. J’y ai établi mon laboratoire.
Magnor Vanitur se leva et sortit. Cassandra vint récupérer le nécessaire à thé et demanda :
— Que voulait-il ?
— Que je l’assiste cette nuit dans une expérience dangereuse.
— Et vous avez accepté ?
— Il paie bien… Je me rendrai donc à la tour sinistre. Si je ne suis pas de retour demain matin, avertis le guet.
— Soyez prudent, mon maître. Je regretterais de vous perdre.
Le mage se réjouit de cette marque d’attention inattendue. Cassandra, aussi froide que les glaciers de ses montagnes natales, avait jusqu’ici ignoré les avances discrètes de son propriétaire. Peut-être un jour…
Amator sortit à la nuit tombée. Une pluie fine mouillait les pavés des rues. Les façades en obsidienne décorées de sculptures obscènes luisaient sous l’éclairage des feux follets publics. Les écharpes de brouillard qui émanaient du fleuve Styx montaient comme tous les soirs à l’assaut des ruelles tortueuses et des bâtisses antiques qui constituaient Ténébras, la cité de la magie noire. Il gagna l’entrée de la tour sinistre en une vingtaine de minutes et manœuvra le heurtoir à trois reprises. Magnor Vanitur vint lui ouvrir, une lanterne à la main. Il referma la porte à clé et emprunta sans un mot un escalier hélicoïdal. Amator le suivit, le cœur battant. Ils traversèrent trois paliers avant d’atteindre le sommet de l’édifice. Ils pénétrèrent dans une vaste pièce circulaire, aux murs tapissés par les rayonnages d’une magnifique bibliothèque. Une paillasse de laboratoire en faïence blanche, courbée comme un fer à cheval, garnie de verreries diverses emplies de liqueurs aux teintes variées, occupait le centre de la salle. Son ouverture faisait face à une cheminée monumentale au manteau supporté par des cariatides en marbre immaculé aux attitudes lubriques. La poussière grise qui traînait un peu partout dans la cité recouvrait le sol d’une couche épaisse.
Le propriétaire des lieux marcha résolument jusqu’à un bureau, ouvrit un tiroir et en sortit un parchemin qu’il confia à Amator :
— Voici le texte à psalmodier. Veuillez l’apprendre par cœur pendant que je prépare les ingrédients du philtre.
Maître Vanitur s’installa au cœur de la paillasse en U et débuta ses manipulations. Amator lut l’enchantement qui s’étalait sur cinq lignes et en demeura impressionné. Les formules condensées rédigées par son client afin d’automatiser une douzaine de sorts complexes interconnectés s’avéraient d’une suprême élégance. Il se savait incapable de réaliser un tel chef-d’œuvre, dût-il y consacrer des années de son existence. Il se rendit vite compte de la puissance comprimée dans les mots enchaînés. Même lorsqu’il se contentait de les lire mentalement, sans remuer les lèvres, il sentait la charge de la magie qui s’accumulait autour de lui. Il dégaina sa baguette et vérifia le niveau d’iqtar, le fluide qui rendait la sorcellerie possible. Le cristal enchâssé à l’extrémité du manche vira instantanément au vert acide, témoin d’un potentiel féérique exceptionnel. « La tour se situe sur un nœud d’énergie », songea Amator. Il relut à plusieurs reprises les formules. Une légère explosion le tira de sa concentration. Magnor Vanitur brandit triomphalement un erlenmeyer rempli d’un liquide rose pâle dont le goulot laissait s’échapper une vapeur pourpre.
— Voilà ! s’exclama-t-il. Je suis prêt ! Et vous ?
— Je crois, balbutia Amator qui ajouta : cet enchantement me semble redoutable.
— Ce n’est pas de la petite bière, je vous le concède. Allons-y !
L’homme avala le contenu du flacon, éructa et commenta :
— Pas mauvais… un peu trop sucré toutefois… À vous, maintenant.
Amator, détachant soigneusement chaque syllabe, énonça le sortilège tout en traçant de sa baguette un pentacle qui s’illumina une fois les derniers mots prononcés. Magnor Vanitur traversa sans hésiter la figure géométrique incandescente qui flottait dans l’air et en ressortit en deux exemplaires. L’original se rua sur le bureau où il récupéra une nouvelle formule qu’il confia à son double un peu désemparé en lui ordonnant :
— Lis, vite ! Nous disposons de peu de temps.
La copie conforme récita le texte sans enthousiasme. Au fur et à mesure qu’elle prononçait les mots fatidiques du sort de l’intelligentsia éternelle, l’atmosphère de la salle s’emplit d’une étrange brume qui semblait sourdre du sol. Amator, effrayé, recula jusqu’à la porte qu’il ne put se résoudre à ouvrir, car le spectacle auquel il assistait le fascinait. Le vrai Magnor Vanitur se dressait, grandissait, resplendissait, s’illuminait même alors que son malheureux jumeau perdait à chaque instant de sa superbe et de sa substance. Le double prononça la dernière syllabe du sortilège. Il sembla hésiter, se tourna vers Amator et fit un pas. Son visage vira au gris, sa peau se craquela et laissa échapper de tristes fumerolles tourbillonnantes. Lentement, il se désagrégea. Un squelette à moitié couvert d’une chair devenue cendres tendit le bras vers Amator avant de s’effondrer sur le sol en un tas d’ossements qui retournaient en poussière.
Magnor Varitur, réjoui, s’assit dans un fauteuil, entouré d’une brume qui luisait doucement.
— J’ai réussi, Amator, s’exclama-t-il. Vous serez témoin de ma gloire… Prenez vos besants sur le bureau… Je ressens… c’est incroyable. Maintenant, je vois, je comprends, je sais ! Je résous tous ces minables problèmes qui me tracassaient et j’en distingue d’autres. Chaque question en appelle une autre à laquelle je réponds avec la plus grande facilité ! Le passé se dévoile, l’avenir m’apparaît…J’appréhende tout… Je…
Il se tut, la bouche à moitié ouverte, les yeux écarquillés. Il semblait figé dans une extase intellectuelle incroyable. Amator marcha jusqu’au bureau, évita soigneusement la brume dorée qui entourait maintenant le corps de son client et récupéra la bourse bien garnie.
Il s’écarta du transhumain immortel qu’un nombre croissant d’étincelles incandescentes enveloppait au point de commencer à le dissimuler. La main sur la poignée de la porte, il lui tint ce discours :
— Je vous ai aidé à obtenir ce que vous recherchiez avec tant de zèle : des capacités exceptionnelles couplées à une existence sans limites. Je vous avais prévenu qu’une intelligence hors du commun impliquait des soucis et des préoccupations inédites, mais vous n’avez rien voulu entendre. Je vous laisse à présent. La matrice vous nourrira sans faille tandis que vous déploierez pendant des centaines d’années des trésors de logique pour répondre aux questions que vous vous infligez déjà. Quelle est la vraie nature de notre univers ? Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Pourquoi existons-nous ? Où allons-nous ? En ce qui me concerne, je suis moi, je viens de chez moi, je vis pour aimer Cassandra et je rentre chez moi. Adieu.
Amator jeta un dernier regard à Maître Magnor Vanitur, assis sur son fauteuil qui prenait des allures de trône, relié par des milliers de fils ténus à la matrice qui lentement l’englobait. Les yeux exorbités du transhumain semblaient contempler des merveilles incroyables et sa bouche entrouverte laissait échapper un filet de bave.
Le Hind sortit et ferma la porte massive derrière lui. Il éprouva un léger pincement au cœur lorsqu’il tourna la clé dans la serrure rouillée et grinçante. La tour sinistre avait mauvaise réputation, même pour une cité infâme comme Ténébras. Maître Vanitur ne serait pas dérangé dans sa quête.
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