L’apparition formelle des trois Manifestes de la Rose-Croix, en 1614, 1615 et 1616, marque trois dates mémorielles dans l’Histoire de l’Hermétisme occidental. Passé quatre siècles, elles marquent aussi un anniversaire en forme de pierre blanche posée sur la ligne du temps, en signe sacramentel. Un signe des temps mais aussi un sceau de cire rouge orné d’une rose pourpre, en relief, pour signifier à chacun, au passant, au questeur, à quel point les écrits de l’Ancien Ordre mystique sont fondamentaux pour toute quête initiatique authentique.
Les éditions Arqa se devaient de saluer à leur manière ce moment si important, en cette date anniversaire, pour commémorer les quatre-cents ans de la Fama, de la Confessio et des Noces, et pour ainsi faire œuvre utile en présentant de nombreux documents inédits sur ces « Frères invisibles ».
Dat Rosa Mel Lapibus
« La foule des aveugles ne vaut pas un seul voyant,
non plus que la foule des sots ne peut égaler un sage. »
Giordano Bruno (1548-1600)
C’est entre autres pour échapper au pouvoir inquisitorial de l’Église de Rome que la langue des oiseaux prit corps et substance dans toute l’Europe à partir du début du XVIe siècle. Tous les artistes Rose-Croix en symbiose évidente avec les meilleurs auteurs se fédérèrent dans tous les pays pour imager le meilleur de leurs ouvrages. Les dessinateurs, peintres et graveurs d’alors, maniaient avec une bien grande dextérité leurs outils de travail, calames et roseaux des marais, plumes de rapaces des cimes aux rémiges bicolores, pinceaux bruns lissés en poil de lièvre, de martre ou de belette, plaques usinées de cuivre rouge et burins d’acier effilés pour la taille douce…
Pour donner un exemple parmi d’autres, mais excessivement parlant, de la subtile langue des oiseaux et des rébus savamment cryptographiés à la manière du Songe de Poliphile, penchons-nous maintenant avec perspicacité sur cette image emblématique que nous venons d’évoquer, au codage alchimique aujourd’hui mis à jour et décryptons ensemble cette curieuse gravure due au talent magistral de l’éditeur, graveur et calligraphe, Johann Théodore de Bry (1561-1623). Une image d’abeilles et de rose crucifère poussant sur fond de vigne grimpante et de carrés magiques en forme de toiles d’araignée. La devise latine « Dat rosa mel apibus » que l’on peut traduire par la formule convenue : « La rose donne du miel aux abeilles » légende de la sorte le dessin de couverture du Summum Bonum. Ce court livre publié en 1629 est un petit traité de : I – Magie ; II – Kabbale ; III – Alchimie ; IV – Défense de la Fraternité des Rose-Croix, écrit selon toute vraisemblance par Robert Fludd lui même – les meilleurs spécialistes, comme l’historien américain Allen G. Debus (1948-1998), s’accordent parfaitement à le reconnaître. Son titre Summum Bonum, ou « le bien suprême » fait référence au but final recherché par l’être incarné. Fait référence aussi à la quintessence de l’existence de l’initié, considérant que l’adéquation entre l’homme et la Sophia, la Nature et le Divin, est la pierre d’angle de toute quête mystique. Par-delà l’apôtre Pierre, symbole primitif essentiel de la pierre de fondation, la pierre angulaire ici évoquée est ni plus ni moins que la figure incarnée du Jésus Christ rédempteur, sauveur de l’Humanité affligée.
Dans cette perspective mystagogique Robert Fludd considère que : « tous les chrétiens sont des pierres vivantes », façonnant par leurs éruditions pratiques le seuil immaculé du parvis de marbres et les arcs-boutants de pierres taillées du Palais-Temple-Église à bâtir, ou mieux encore, construisent d’un commun accord la Maison invisible du Saint Esprit. Ainsi, le compagnon sur le sentier revêtu de son tablier en peau d’agneau, recherchant la Pierre Philosophale, trouvera par la Magie sacerdotale et la Mystique opérative : « l’esprit vivifiant derrière la lettre morte » – (Cf. Corinthiens II, 3).
L’Alchimie dont il est question dans le Summum Bonum concerne principalement l’Ergon magistral des Rose-Croix, il est ainsi enseigné dans l’ouvrage :
« Notre or n’est pas de l’or vulgaire, mais de l’or vivant, l’or de Dieu … Il y a une alchimie spirituelle, qui purge par les larmes, sublime par les manières et les vertus, décore par les grâces sacramentelles, restitue même le corps putride et les cendres viles en un corps vivant, et finalement rend l’âme capable de contempler les choses du Ciel et du monde angélique. Ceci est l’application dans le vivant de l’Alchimie spirituelle par laquelle, grâce à la puissance de la résurrection des Élus, elle se confirmera jusqu’à la fin des Temps ».
Ces « Élus » dont le nom est écrit dans le Livre de Vie, tous issus du « petit nombre » des origines, sont les authentiques Rose-Croix de la Tradition primordiale, les frères de Christian qui, par le jeu subtil des réincarnations, reviennent par grappes de façon cyclique réensemencer la vigne universelle et la conscience des hommes. Le frontispice du livre montre, outre la devise latine « Dat rosa mel apibus », la gravure d’une rose emblématique, issue du traditionnel septénaire Rose-Croix, constituée de 49 pétales (7 x 7 – carré magique d’ordre 7 dit de Vénus). Cette devise latine a sempiternellement été recopiée de livres en livres depuis 400 ans sans qu’aucun exégète, du simple chercheur à l’universitaire de prestige, ne s’aperçoive qu’en réalité, de façon cachée et cryptée – comme savaient le faire les Rose-Croix d’alors – il était en réalité écrit également – selon la Langue des Oiseaux :
« Dat Rosa Mel LAPIBUS » ce qui confère à la sentence, on en conviendra un tout autre message… La « pierre » (lapibus/lapidus) dont il est question ici étant la Pierre des Philosophes, la Grande Cire Rouge hautement consacrée des alchimistes… La traduction que nous proposons aujourd’hui étant alors : « La Rose donne son miel à la PIERRE ». On peut aisément constater de visu cette curieuse anomalie sur les frontispices des deux éditions originales de référence ; le Summum Bonum de Frizius, de 1629, et le Clavis philosophiae et alchymiae – La clef de la philosophie et de l’alchimie – de Fludd, publiée en 1633 ; la lettre « L » y figure par deux fois devant le mot « apibus », légèrement et volontairement effacée certes, mais bel et bien existante sans contestation possible. Fludd nous attire ainsi avec cette sentence Rose-Croix, grâce à la cabale phonétique, vers la symbolique du miel et de la pierre dont il est souvent question dans la Bible. En effet le jeu de mots induit par Fludd dans cette sentence alchimique porte, sous forme de jongleries étymologiques, sur les termes latins Apibus/Lapibus/Lapidus, autrement dit exprime à la fois : le miel, le nucleus, la pierre et la flamme, (« Lapidoth » en hébreu לַפִּידוֹת représentant les torches enflammées) ; sachant également que petra, en grec πέτρα, fait référence à saint Pierre (Céphas) gardien des clefs (clavicules) dont il est question dans le texte de Frizius-Fludd.
Quelle meilleure définition de la Pierre Philosophale ?
Un « cœur flamboyant » exprimé ainsi par Robert Fludd, par jeux de mots interposés : il s’agit d’une pierre (πέτρα – lapidus), brûlante (lapidoth – לַפִּידוֹת) issue d’un ou de noyaux métaphysiques (lapibus).
Mais en quoi la Rose donne-t-elle du miel à la Pierre des philosophes ?
Du Miel et de la Pierre
« Le miel est une nourriture utile et saine, qui doit être cependant prise avec modération. Sa douceur suggère naturellement la satisfaction que l’on éprouve avec des choses bonnes, mais elle devient un piège pour l’âme dès qu’elle commence à alimenter l’orgueil et l’égoïsme. »
Proverbes – XXV-16.
En héraldique, la rose à cinq pétales des Rose-Croix représentée épanouie au centre de la croix à branches égales symbolise une figuration exacte du Divin – créateur des Mondes également représenté ici de manière sous-jacente sous la forme d’une étoile flamboyante que l’on retrouve aisément grâce aux cinq pointes en forme de pentacle qui imitent les épines entre les feuilles extérieures. Signalons, en outre, qu’en Alchimie un rapprochement métaphorique est parfois opéré avec la Rose de Jéricho qui pousse dans le désert et qui a comme propriété de se régénérer directement au contact de la rosée…
Cette rose incarnat symbolise au cœur de l’univers en expansion la Création du Père, la Résurrection aussi. En tant que Rose démiurgique elle prodigue grâce à son souffle céleste, partout alentour, son enseignement macrocosmique. Enseignement diffusé par elle par l’intermédiaire des abeilles, génératrices du miel de la Connaissance. On retrouve ce miel, issu d’un rocher dans la Tradition pérenne qui voit en Orient un fleuve de miel coulant de la pierre. Ce miel est en réalité la nourriture acceptée des saints et des initiés.
Le Livre des Proverbes nous indique que c’est à la croisée des chemins entre amour et connaissance que se détermine la véritable Sagesse, autrement dit « le miel de la pierre », rappelons à cet égard ces paroles tirées des Proverbes : « Les paroles agréables sont un rayon de miel, douces pour l’âme et salutaires pour le corps. » L’allégorie du miel en tant que Connaissance et Parole à recueillir dans la sainte coupe (lapis exillis) concerne à bien des égards le Christ guérisseur. La spagyrie paracelsienne ne fait-elle pas d’ailleurs une grande part aux préparations confectionnées à base de miel de rose ? Les deux images, celle du Christ et celle du miel se confondent ici, absolument, en un même symbole.
De la sorte, un texte du XIIe siècle attribué à saint Bernard de Clairvaux La Vigne Mystique ou traité de la Passion du Seigneur, rapporté par Louis Charbonneau-Lassay, nous enseigne : « Abeilles spirituelles, il convient que nous sucions le miel qui coule de la pierre, suivant la parole du Prophète, car ce Christ qui est un paradis de délices est aussi cette pierre mystérieuse. » On ne peut en si peu de mots être au plus proche de l’apophtegme Rose-Croix crypté par Robert Fludd en son exergue au Summum Bonum. Le miel, les abeilles, la Pierre philosophale et le Christ sont ici parfaitement réunis en seulement quelques mots choisis, à croire que Robert Fludd n’ignorait rien de ce texte médiéval. Toujours dans ce même traité de la Vigne mystique on apprend que le Christ-Pierre est aussi le régénérateur suprême, nous sommes alors au cœur de la signification de l’Ergon tel qu’évoqué par saint Bernard et les authentiques Rose-Croix :
« Souvenez-vous de Dieu qui est un si excellent maître ; souvenez-vous en et trouvez vos délices en ce souvenir, que l’esprit de votre chair tombe en défaillance pour que vous soyez refaits par l’esprit de celui qui est plus doux que le miel et pour que vous appreniez à priser peu les entretiens extérieurs, après avoir goûté la suavité du discours qui se fait à l’intérieur. »
(…)
Thierry E. GARNIER – Les Chroniques de Mars, numéro 22 – novembre – décembre 2016.
1614-1615-1616 – 2014-2015-2016
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