La plupart d’entre nous avons bien du mal, à ce qu’il semble, à appréhender les choses isolément. Instinctivement, nous avons tendance à combiner, à associer, ce qui a pour effet de nous déresponsabiliser – car nous nous ingénions à faire des mélanges, à « mixer ». Le cas de l’interprète est emblématique en ce qu’il n’est pas seul, il se sert de quelque chose qui n’est pas de lui initialement de lui, il n’a donc pas à répondre, seul, du résultat.
A quoi correspond la posture de l’interprétation ? Prenons un pianiste qui propose un récital Beethoven. Certes, il nous expliquera éventuellement qu’il a sa façon à lui de « jouer » ce compositeur. Mais il ne se présente pas moins sous la houlette de Beethoven. Il se fait quelque part passer pour lui. Prenons maintenant un astrologue interprétant le thème astral d’un de ses clients (ou du dit Beethoven, pourquoi pas ?). Certes, il y mettra du sien, comme on dit, mais ce sera comme à la dérobée car officiellement il est là pour « lire » ce qu’il y a d’inscrit dans le thème. On pourrait en dire autant pour les clubs où on lit de la poésie (Cave à poèmes de Gérard Trougnoux, par exemple) : celui qui vient lire un texte, même s’il est là devant nous, se situe par rapport à un certain passé, même quand il est l’auteur du dit texte, dès lors que ce texte a été préalablement composé. On n’échappe pas au décalage.
Cela n’empêche évidemment pas d’éprouver du plaisir dans tous les cas de figure. Mais est-ce le même plaisir ? Entre le pianiste qui joue quelque chose qui n’est pas née de son corps, de ses mains mais dont il n’est qu’un mercenaire et le compositeur qui improvise une pièce, quel décalage ! Quand quelqu’un parle, quelle est la différence selon qu’il récite un texte ou qu’il s’exprime spontanément et librement ? Il ne suffit pas que cela passe par les mains ou la bouche, pour que l’on en soit le maître. On voit bien quelle tentation nous avons tous de nous approprier ce qui ne nous appartient pas en jouant sur le fait que les choses semblent venir de nous. Il en est d’ailleurs de même lors d’un accouchement. L’on peut toujours dire que ce qui sort de notre corps est à nous alors que souvent on n’en est que « porteur ». Dans une interview (pour Musimprovision) nous avions interrogé deux musiciens et leur avions demandé si le public percevait une différence entre un morceau déjà joué et un morceau improvisé. Est-ce que les gens perçoivent une différence entre un propos répété tel quel un grand nombre de fois – comme le font les machines – et une parole renouvelée et improvisée ? Il semble que la plupart des gens ne sont pas ou plus capables de faire la différence, ce qui trahit une perte de sensibilité. Il faudrait faire des expériences sur ce point et demander aux participants de distinguer entre divers enregistrements, ceux qui sont le résultat d’une « lecture » et ceux qui sont le fait d’improvisations. Selon nous, ce n’est pas la même énergie qui passe, ne serait-ce que parce que le cerveau de l’émetteur ne fonctionne pas de la même façon dans les deux cas.
Les personnes qui se prêtent à ce type de pratique ont, selon nous, un problème, un syndrome de légitimité qui fait qu’elles ne peuvent s’exprimer en leur nom propre sinon par quelque biais. Qui applaudit-on à la fin de la performance ? On ne sait pas trop bien. C’est flou : c’est à la fois l’interprète mais forcément aussi l’auteur à moins que l’on ne finisse par complètement oublier l’auteur…Mais n’est-ce pas justement ce flottement qui caractérise la situation ? Quant au public, il est aussi dans l’ambigüité : on ne sait pas à qui il s’adresse, qui il remercie. C’est un peu une situation hybride à la chauve-souris, à géométrie variable. A quoi cela rime-t-il ?
On peut parler de trucage chaque fois que quelqu’un fait croire qu’il est ce qu’il n’est pas. Parfois, c’est par un excès de modestie que certains mettent ce qu’ils font sur le compte et le mérite de quelqu’un d’autre. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est ‘lui’, « c’est écrit » ! Cette façon/manie de porter un masque est tout de même assez déroutante. Mais cela brouille quelque peu les pistes car il est des astrologues qui ont des facultés de perception incontestables et qui préfèrent les référer, les « rendre » à l’Astrologie, ce qui a pour effet de conforter des formes d’astrologie assez douteuses. C’est pourquoi aucune consultation astrologique ne peut constituer sérieusement une preuve de l’astrologie, tant le rôle de l’interprète se révèle déterminant. C’est rendre à César ce qui ne lui appartient pas.
Mais force aussi de constater que dans bien des cas, l’interprète s’approprie bel et bien le mérite de l’œuvre qu’il fait revivre et l’on finit par ne plus savoir ce qui tient à l’interprète et/ou à l’auteur, tant tout semble si imbriqué, intriqué.
Un des problèmes avec la « valeur ajoutée » par l’interprète, c’est qu’il a tendance parfois à ne pas trop se soucier des origines de ce qu’il reçoit, exploite pour privilégier l’apport terminal. C’est en quelque sorte le phénomène de la saucisse : on ne sait pas très bien ce qu’on y met, d’où cela sorte mais l’important, c’est qu’au final ce soit « bon », notamment en rajoutant de la moutarde, de la sauce. Cet apport est le gage de l’appropriation comme de changer la couleur d’une voiture volée.
En fait, l’astrologue met deux fers au feu, ce qui lui permet tantôt de nier son apport aux données astronomiques, aux éphémérides, tantôt de revendiquer la propriété personnelle de ce qu’il livre et « délivre ».
A l’encontre du « voyant » l’astrologue ne saurait avoir l’impudeur, cependant, de tout rapporter à lui-même. D’ailleurs, certains voyants reconnaissent qu’ils utilisent des « supports » (tarot, par exemple) pour rassurer leurs clients alors même qu’ils n’en ont pas besoin.
L’astrologie est, au vrai, telle qu’elle se présente actuellement, assez en phase avec le Zeitgeist régnant. Tout se passe comme si nous devions tous, peu ou prou, être placés sous la tutelle de quelque « machin » ou « machine » qui déterminerait le cadre dans lequel nous aurions le droit de nous exprimer. Avec une assez faible marge de manœuvre. Peur d’une certaine liberté. Besoin de caution. Dès le berceau, les enfants voient leur maman lire un texte à haute voix tout en y mettant le « ton ». C’est toute une philosophie de la vie qui est ainsi, très tôt, enseignée, inculquée. Comme s’il fallait impérativement une partition pour jouer un morceau de musique. La règle implicite c’est « apprends à lire » et tout ce que tu pourras déchiffrer sera tien. Une fois que l’on sait lire, on peut se faire passer pour n’importe qui. Et encore mieux si l’on apprend « par cœur. » et que l’on (se) répète inlassablement mais avec toujours un petit quelque chose qui porte notre marque.
En fin de compte, le thème astral, incarne ce désir de nous affirmer comme personne, il symbolise en tout cas l’espoir d’une identité spécifique à chacun d’entre nous. Or, en réalité, la raison d’être première du thème est en quelque sorte « tribale », « clanique », elle ne représente pas une personne mais un groupe plus ou moins large. En ce sens, dresser le thème d’une entreprise voire d’un pays apparaît comme plus légitime que de faire celui de tout individu qui se présente devant l’astrologue Le mot « individu » signifie ce qui ne peut se diviser. Or, on l’a vu pour l’interprète, il est en plein dans la division, dans la dualité entre ce qu’il est et ce qu’il s’approprie. Rappelons que le thème horaire n’est pas lié à un quelconque accouchement ou que le thème natal n’est qu’un cas particulier de thème horaire. Dans le thème, il y a tout un monde de personnages, tant au niveau des maisons astrologiques que des planètes, la diversité même du thème témoigne dans ce sens et vouloir faire croire que cette diversité est en nous nous semble dangereux, psychiquement 1]. En ce sens, l’astropsychologie transforme totalement la perspective du thème, d’où un clivage au demeurant assez fâcheux entre astrologie mondiale et astrologie individuelle car à la base, il n’y a pas d’astrologie individuelle, c’est un mythe. Même le chef est au centre d’un réseau.
Cela dit, il est des personnages qui ont une véritable conscience personnelle, qui existent par eux-mêmes et non par les autres. C’est plutôt les autres qui existent par eux. Ils sont relativement rares. Comment les reconnaît-on ? D’instinct, ils ont une certaine indépendance d’esprit et jugent autrui sur leurs vraies capacités et les choses sans fard. Ils n’aiment pas les mélanges. Ils auront donc tendance à rejeter toute astrologie qui s’ingénie à combiner les facteurs entre eux au lieu de les isoler. Autrement dit, nous projetons sur l’astrologie notre propre structure psychique. Ceux qui ne sont à leur aise que dans la complexité ne rechercheront pas dans l’astrologie la simplicité, c’est-à-dire la solitude de celui qui doit répondre de ses actes, qui ne peut se défausser sur autrui. La notion même de dieu unique –quelle qu’en soit la représentation – leur fait problème et ils sont naturellement attirés par une certaine forme de polythéisme comme celui qui est sous-tendu par une certaine vision de l’astrologie. Certains astrologues, récemment, ne se sont pas cachés d’être tentés par une telle perspective.
On comprend dès lors pourquoi l’astrologie entretient des rapports difficiles, houleux, avec la Science. Cela tient, selon nous, au fait qu’elle a été investie depuis déjà pas mal de temps, par des gens qui ont été fascinés par sa complexité même, par l’interdépendance des facteurs qu’elle considère, par la synthèse –et le mot en lui-même trahit une idée de combinaison (syn, en grec : avec). Le premier réflexe de certains astrologues face à une astrologie des horoscopes qu’ils jugent trop schématique est de proposer de se plonger dans la complexité du thème natal avec tous ses signes, ses maisons, ses planètes, qui font qu’on ne puisse isoler un facteur particulier. Ce qui ne les empêche pas, paradoxalement, de pouvoir affirmer que tel facteur joue tel rôle alors même que tout est interdépendant. Ce n’est point là le moindre défaut de la cuirasse ! Ils veulent le beurre et l’argent du beurre : la complexité mais également la possibilité d’analyser un facteur donné. De même, on l’a dit, ils sont dans l’interdépendance mais ils revendiquent un thème astral spécifique. C’est ce double langage qui fait problème. Mais en réalité, il s’agit surtout de donner le change. Est-ce que ceux qui affirment une prétendue individualité, en faite réduite aux acquêts, sont vraiment dupes ? Dane Rudhyar, en son temps, aura encouragé cette tendance « humaniste », lui qui était un créateur, un compositeur, aura projeté sur le monde son propre processus mental, ce qui peut évidemment être fort flatteur pour un égo quelque peu blessé narcissiquement.
Le tempérament « solitaire » -donc solaire- ne se disperse pas : une fois qu’il a décidé de suivre une ligne, il s’y tient et ne dévie pas au moindre obstacle. Il ne recherche pas d’alternative. Il aborde chaque problème séparément. Chaque facteur doit être appréhendé en tant que tel et la combinatoire ne fait sens que dans un deuxième temps. Or, chez les astrologues, on entend souvent dire qu’il est impossible de cerner un facteur isolément. C’est là un credo qui hypothèque toute la recherche.
D’ailleurs, quand on interroge les gens sur leur prétendue identité personnelle, on ne recueille le plus souvent que le récit de quelques anecdotes, quelques manies (tics et tocs), quelques habitudes. C’est assez dérisoire. Car la plupart d’entre nous n’avons de véritable dignité et réalité qu’en tant que membre d’un ensemble d’électeurs, de consommateurs, de téléspectateurs et cela n’est pas rien, cela constitue une force avec laquelle il faut compter, comme on le voit actuellement dans l’actualité. Et contre qui une telle force se dirige-t-elle ? Contre précisément quelques fortes individualités qui sont autant de boucs émissaires d’un échec collectif. Rarement, le spectacle du monde n’aura été aussi transparent. Que chacun en tire quelque leçon !
[Jacques Halbronn
[1] On ne suivra pas André Barbault dans cette direction Voir De la psychanalyse à l’astrologie. Paris, Seuil, 1961