Les premières gravures : réticulés, cornus et poignards..
Oui, là, sur une large dalle jaunâtre, nous remarquons des représentations stylisées de bêtes à cornes, les « cornus », et puis des « réticulés », sortes de quadrillages figurant des enclos fermés par des murettes de pierres sèches. À l’intérieur de chaque case, un ou plusieurs points, ils symbolisent chacun un bestiau. Ici des bergers préhistoriques ont représenté leur modeste richesse, afin que les dieux daignent la préserver : un troupeau de quelques bêtes, enfermées dans des pacages clos. Le témoignage est émouvant. Les gravures, nettes, ont été réalisées au moyen de petites frappes juxtaposées, obtenues avec des outils précis, qui ont éclaté la surface ocre jaune de la roche pour laisser apparaître la couche inférieure plus claire, presque blanche. Il y a aussi ces formes pointées vers le ciel, comme de longs triangles surmontant un rectangle. Des sapins ? demande naïvement l’un des nôtres. Non, des poignards… Le guide nous explique que des armes aux formes identiques ont été retrouvées, elles sont exposées au musée des Merveilles, à Tende : des lames triangulaires en bronze, fichées dans des manches en bois dur. Probable que l’auteur de ces gravures a tout simplement posé son poignard à plat sur la roche, pour en dessiner les contours à l’aide d’un charbon de bois, et graver ensuite l’intérieur de la forme.
Un peu plus loin voici la « Dalle de l’Éclat » : des dizaines de gravures, des cornus toujours, des poignards, mais aussi des haches et des hallebardes. Nous jetons un dernier regard vers le Lac Long Supérieur, le sentier tourne et s’enfonce dans un passage étroit. À gauche se présente la « Paroi vitrifiée », petite falaise noirâtre dont la verticalité lisse a servi de véritable tableau noir à des générations de graveurs. On y retrouve les images habituelles, entremêlées. On comprend que chacun a voulu y porter son témoignage, siècle après siècle. Il y a même une inscription en latin, délicate à traduire : le Romain qui l’a laissée a voulu que la pierre crie à jamais son imprécation pornographique, l’équivalent du « nique ta mère » des banlieues. Et puis l’image d’un trois mâts, incongrue, d’une époque encore plus récente. Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Beaucoup de figures sont impossibles à dater, alors on a tout classé, en bloc, depuis les gravures rupestres jusqu’aux graffitis des bergers contemporains.
Nous attaquons un raidillon, il faut se hisser par une cascade de pierres entassées pour monter d’un niveau et parvenir au seuil de la Vallée des Merveilles proprement dite. Mais avant d’y arriver, le guide nous entraîne vers la droite, hors du sentier balisé, vers l’une des gravures les plus emblématiques : « le Christ. » Ainsi a-t-on nommé l’une des figures anthropomorphes, une simple tête, qui n’est pas sans faire penser à une ampoule électrique. Un trait horizontal pour les sourcils, deux yeux, un trait vertical pour le nez, et ce qui ressemble à une barbe, le tout très stylisé pour figurer un visage ascétique, gravé sur une paroi verticale. Un lointain air de famille avec l’image traditionnelle du Christ en effet… Cela me fait drôle de le voir en réalité, enfin… Mais quelle déception, aussi ! Je l’imaginais beaucoup plus grande, cette gravure, en fait elle est de la taille de ma main. Il faut que je fasse une photo avec quelque chose servant d’échelle, alors j’approche ma main gauche, jusqu’à effleurer la paroi, et de la main droite je soulève mon appareil pour prendre la photo.
Le guide qui s’aperçoit de mon geste me réprimande : « Malheureux, ne posez pas votre main sur la pierre ! Elle est sous surveillance vidéo en permanence, cette gravure, il y a des caméras planquées qui transmettent leurs images en temps réel par satellite jusqu’au PC des gardes, où elles sont stockées sur disque dur. Vous risquez une amende… » Je lui jette un regard oblique… Il n’y a qu’au cinéma qu’on voit ça ! Pourtant moins de trois minutes plus tard un garde nous tombe dessus… Aïe, qu’est-ce que je vais prendre ! Mais non, c’est après le guide qu’il en a, celui-ci a négligé de coller bien en vue sur sa chemise le macaron signalant son accréditation. Il est obligé de sortir ses papiers. Le garde en profite pour inspecter nos cannes de marche, les bouts ferrés sont interdits dans la zone protégée. Mais là on avait bien retenu la leçon, nous avons mis les embouts en caoutchouc, ou des bouchons de champagne pour certains, le garde esquisse un sourire…
Encore quelques mètres à grimper et nous voici à l’orée de la Vallée des Merveilles. Le paysage change, les prairies grasses font place à une herbe rase et roussâtre, nous entrons dans un royaume minéral. Le guide nous entraîne à gauche. Le torrent franchi, voici une grande pierre verte posée verticalement. Encore quelques minutes, et le soleil va l’éclairer d’une lumière rasante du plus bel effet. Bravo pour le timing ! L’image d’un homme stylisé se dessine devant nous : tête ronde, yeux bien marqués, torse carré couvert d’un plastron décoré d’un cornu, jambes longilignes, mains aux doigts écartés : c’est le « Chef de Tribu », qui n’a pas peur d’affronter le courroux des dieux, symbolisé par un grand poignard pointé vers son visage. Mais elle est quand même bizarre, cette pierre. On dirait du plastique… Oui, c’est un moulage, pas très réussi quant à l’apparence minérale, l’original a été déplacé et exposé au musée.
Nous remontons le cours du torrent pour accéder rapidement, par une saignée taillée dans le rocher par les Italiens, au Lac des Merveilles, 2294 m d’altitude. Un peu de repos au bord de l’eau, le temps d’évoquer les loups qui hanteraient le Mercantour.
Puis nous grimpons sur la droite, de nouvelles gravures nous attendent. Voici la « Roche de l’Autel », pierre erratique rougeâtre posée comme en équilibre en haut d’une vaste dalle jaune polie par les glaciers. Des poignards, des attelages, des enclos… Et puis la « Dalle des Poignards », encore plus grande, lisse, plane, luisante au soleil, avec des centaines de gravures de poignards et de cornus, pêle-mêle mais tous dirigés vers le haut, vers la demeure des dieux… Et des gravures modernes, œuvres de bergers comme ce Marro Battista de Tende qui en 1928 a laissé sa signature indélébile sur un banc de rocher ocre rouge. À côté la gravure d’une tête de Mickey, datée de 1980. Curieux, Mickey lève la main droite pour saluer, mais son annulaire est replié vers la paume : le geste de bénédiction de l’Église orthodoxe !
Un nouveau seuil de pierrailles à gravir, pour nous hisser vers la deuxième partie de la Vallée des Merveilles, à près de 2400 m. Encore plus aride que la zone précédente. Les lacs s’assèchent doucement, ce ne sont plus que des flaques. Inquiétante, tout de même, cette évolution climatique. Nous progressons au milieu de rocs tous animés de petites figures, c’est à ne plus savoir où donner de la tête et du regard. Il y a pourtant un point qui attire l’œil, c’est la Baisse de Valmasque, le col abrupt qui nous sépare de l’autre vallée glaciaire que nous devrons parcourir pour rentrer. Il n’y a que 160 m de dénivelé, je le sais pour avoir consulté la carte, pourtant la vision que j’en ai me donne l’impression d’une muraille inaccessible, tant l’absence de repères mesurables pour l’œil conduit le cerveau humain à imaginer un environnement plus grand qu’en réalité. Mais je ne m’apercevrai de l’illusion qu’une fois en haut…
La Baisse de Valmasque se dresse devant nous : il va falloir grimper jusque là-haut !
Les plus intrépides sont déjà en route, le grupetto se reforme. Les guides nous quittent, au-delà du col se termine la zone protégée. Dure, la montée, mais les 2549 m de la Baisse de Valmasque sont finalement vaincus. Un dernier regard sur la Vallée des Merveilles, et je passe le col pour me tourner vers l’autre vallée et ses grands lacs. Au sommet, le pique-nique est le bienvenu. Je m’installe sur un belvédère, j’ai le Lac du Basto tout entier sous mon regard. Je tire le casse-croûte du sac, il a été fourni par le refuge. Au menu : encore de la semoule, à croire que le Refuge des Merveille a des actions chez un certain fabricant de couscous. Mais la fatigue aidant, tout fait ventre, comme disait ma grand-mère. Quelque part en dessous de moi, j’entends d’autres randonneurs qui sont aussi en train de manger, ils ont entamé une terrine au foie de canard, d’après leurs commentaires. Les veinards ! Je me penche pour les apercevoir, ils sont assis au bord d’une corniche à pic, les jambes pendantes dans le vide, et tartinent leur foie gras sur leur pain…
Maintenant il va falloir rentrer à notre auberge, dans le hameau de Castérino, 1000 mètres plus bas. Dur retour en perspective. Tout en songeant à la journée du lendemain, qui nous verra grimper vers le versant Fontanalba de la Vallée des Merveilles, nous longeons les trois grands lacs, le Basto, le Lac Noir, le Lac Vert, chacun nécessitant de remonter d’un cran pour passer en corniche au-dessus de leurs rives et surtout franchir le verrou glaciaire qui les sépare. Puis c’est la très raide descente sur Valmasque, le long parcours au long de cette nouvelle vallée, et encore 2 km pour arriver à Castérino par une petite route. La gendarmerie qui est au courant de notre expédition dépêche un véhicule tout terrain pour venir à notre rencontre et récupérer les plus fatigués, mais nous arriverons tous vaillamment à bon port. Le repas avalé, nous allons au lit de bonne heure. J’observe mon voisin de chambre qui commence à se laver les dents, je ne le verrai pas terminer ses ablutions, tant le sommeil me gagne. Pour la première fois de ma vie je dors 10 heures d’affilée sans même bouger le petit doigt, mes rêves sont peuplés de gravures de bêtes à cornes qui s’animent et de sorciers pointant leurs poignards vers le ciel.
La Vallée des Merveilles ? C’est sûr, j’y retournerai un jour, c’est promis !
Patrick BERLIER – Les Chroniques de Mars # 3 – décembre 2012.
PHOTOS Patrick BERLIER ©
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