Comme je le signale précédemment, dans ces courriers, écrits à différents correspondants, les éventuels lecteurs ne manqueront pas d’y relever de multiples et apparentes contradictions. Tel est le langage des alchimistes, avec ses symboles impénétrables et son obscur discours – non parce qu’il est volontairement crypté pour dissimuler un secret – mais conçu ainsi pour sauver de l’artifice de la mesure humaine. Certaines de ces lettres – sans doute adressées à un physicien – tissent des analogies entre les avancées de la physique quantique de cette époque et ce qui se déroule dans le laboratoire d’un alchimiste.

La physique quantique, les combinaisons numérologiques et les formules mathématiques étaient une des pires marottes de ce chercheur. Les auditeurs décrochaient rapidement. Il nous brouillait littéralement la cervelle, massacrait dans l’œuf tous nos savoureux symboles alchimiques, éludait nos questions, etc. Parfois – on atteignait dès lors le sommet de l’exaspération – arrivait parmi nous un de ces terrifiants personnages, diplômé d’une ces grandes écoles et qui le suivait dans ces méandres ; il n’avait plus dès cet l’instant de regard et d’attention que pour ce trublion cravaté… Ceux qui rendaient visite à ce chercheur et qui attendaient de lui des « formules » n’étaient certes pas nombreux, mais à leur grand désespoir, ce modeste apiculteur, sauf quelques rares et brèves allusions, n’enseignait pas l’art des « faiseurs d’or. » Comme pour le personnage d’Axel, dans l’ouvrage de Villiers de L’Isle-Adam, il n’enseignait pas ; il « signifiait », il suggérait.

Sans cesse, en anticipant leurs possibles réussites, il mettait ses auditeurs face aux indescriptibles bouleversements sociaux et familiaux, à la responsabilité et à la liberté inouïe que peut permettre d’atteindre l’Un des Philosophes. Il revenait aussi sans cesse sur le fait que pour prétendre parvenir à cet Absolutum, une préalable déconstruction des objets monde et moi, ainsi que celle de tous ces faux témoins qui les maquillent, c’est-à-dire le mode habituel de les penser, s’avérait préalable et incontournable. En leur précisant bien cependant qu’une fois éliminées toutes ces brumes, une autre, impérieuse et bien plus redoutable nécessité s’imposait : celle de reformuler autrement ces concepts, en accord avec le « plain-chant » de la nature, avec les couleurs de l’aurore, du crépuscule et de la poésie. « L’être ou l’esprit a pour chair la sensibilité et non l’intellect, affirmait-il ; c’est dans cette sensibilité que se trouve l’indestructible ciment de la reconstruction de soi-même et de notre vieux compagnon, le monde. L’univers, tout comme vous, dort. Il est plongé dans un vaste rêve qu’il convient de décrypter d’abord, puis, dans un second temps, d’en amorcer le réveil conjointement au vôtre. »

« L’énigme, sur laquelle repose toute l’alchimie et toute quête spirituelle, consiste à redonner vie au présent, à le métaboliser, à incurver et boucler la flèche du temps dont nous sommes tous les cibles, vers cette inatteignable profondeur, l’insaisissable instant, pure lumière, esprit pur, un peu de cette aurore au sein de laquelle à chaque instant l’homme essaye de se constituer en Homme et où le monde est naissant. Ce ne peut-être qu’à cause d’une aide active du diable que vous avez réussi à durcir votre limon primitif, l’argile humide, souple et riche de votre âme, en béton. Détruisez d’abord l’isolante et horrible tour de Babel que vous avez réédifiée, avec toutes vos certitudes et toutes vos incertitudes sur le réel, et revenez me voir. Vous n’aurez d’ailleurs et dès lors plus besoin de venir me voir, je ne suis pas votre cible, vous n’avez pas d’autre cible à atteindre que vous-même », leur disait-il, coupant court ainsi aux verbiages des érudits, des polémistes et des amateurs de croustillants secrets.

« À un moment donné, il faut cesser de courir, de lire et d’écouter ce que vous ont dit ou vous disent les uns et les autres, moi y compris. Souvenez-vous de l’apophtegme fameux :  » brûle tes livres et blanchis ton laiton « . Sous son apparence banale, si vous appliquez cet autodafé au roman-feuilleton de votre vie, cette phrase contient tout le secret de l’alchimie. Souvenez-vous du Phénix. Personne au monde, vous m’entendez, personne ne vous dira mieux que ce que vous dit votre âme, sans doute depuis des siècles. » Beaucoup s’en tenaient là, considérant ces propos comme les envolées mystiques d’un érudit solitaire et un peu aigri. Extrêmement rares étaient ceux qu’il invitait dans son modeste laboratoire. Il les conduisait dès lors, une fois le seuil franchi, à se maintenir dans une épuisante et intense veille, généralement debout, toute une nuit, à suivre chacune de ses opérations ; il recommençait parfois la même plusieurs fois, soumettant de surcroît son invité à un incessant questionnement sur ce qu’il constatait. Ce dernier en ressortait généralement vacillant et épuisé, n’en reparlait que rarement ou bien, toutes ses certitudes et ses incertitudes sur ce qui est intérieur et extérieur, loin, ici, ailleurs, pulvérisées par cette plongée au sein du miroir des philosophes, en général il ne revenait plus le visiter. Chose étrange, lorsqu’un de ces invités, plus tenace que les autres consentait à en reparler, il en formulaient des conclusions diamétralement opposées à celles d’un autre et cela, pour une même opération au fourneau.

On ne trouvera pas dans ces « CORRESPONDANCES » toutes les savoureuses, enchanteresses et dernières énigmes concernant Fulcanelli, Julien Champagne, Dujols, Eugène Canseliet, etc. Bien que, répondant à des questions il nous en glissa parfois brièvement un mot, l’histoire « historiante » contemporaine de l’Alchimie ne semblait pas l’intéresser outre-mesure. Il affirmait par contre que les ouvrages de Fulcanelli entrouvraient, sans contestation possible, la porte du futur de l’art d’Hermès, en ajoutant cependant, qu’ils bouclaient aussi définitivement le cycle et tout le passé du Parergon de cet art.

À la suite d’une question sur le fait qu’il émaillait sans cesse ses propos par des références à Dieu, au Père, au Créateur, au Verbe, il nous tint un soir le discours décapant suivant : « Dieu – tout comme le feu, tout comme la Pierre – n’apporte rien, sinon que son approche dénude l’être de tous ses faux moi, le met à nu, dissout toutes les montagnes de concepts érigées comme des tours de Babel afin de l’atteindre ou pire, de se l’approprier. La pire des hallucinations qui puisse arriver au départ est qu’il vous parle, souvent par des intermédiaires venus de l’ailleurs, ou qu’il se révèle au sein de lumières, de miracles, de grandes connaissances ou de pouvoirs. Il ne se révèle que comme un infime point lumineux sur l’immense fond noir de nos insuffisances, une fois ces dernières identifiées. Il ne se révèle qu’a partir de ce qui subsiste de nous au sein du vide, du rien. Comprenez bien, Dieu prend, le Fils donne, l’univers et l’homme naissent. »

« Tiens, – disait-il encore à la ronde, à la suite d’une question irréfléchie – encore quelqu’un émietté par des lectures, affaissé dans une miette de question. Vous avez là le cas d’école de ceux qui hallucinent en prenant des commentaires de commentaires comme objet de leur pensée. Des savoirs copiés et recopiés qui parlent à leurs places, du psittacisme, de la fumée, des fantômes. Commencez à vous lire vous-mêmes, n’ayez pas peur de renaître dans un cri, un seul, « Je suis », avec pour habits les cendres de tous ces fatras de pseudo-savoirs calcinés. L’objet ultime de la pensée c’est Dieu, certes, mais pour l’instant votre seul habit, le seul livre à votre disposition et où il a quasiment tout écrit, c’est l’univers, son corps, la nature et votre corps, les espaces sacrés qui vous ont été octroyés. C’est dans l’espace de votre corps que vous êtes conviés d’abord à naître et l’univers à renaître en vous. Posez-moi désormais des « questions univers », des questions qui, pour le moins, laissent supposer une tentative entreprise en vue de réfléchir, de vous insérer, de tomber en extase face à l’immensité et la beauté du corps de Dieu. Dans le plus simple des cas, c’est faire preuve d’une ignorance, d’une gênante sottise ou d’un manque de culture sans nom que de postillonner des mots vides de sens et des doctrines, sur ce qu’est ou n’est pas, Dieu, le Verbe fait chair, le paradis, l’au delà, l’esprit, etc. Agrandissez d’abord le vôtre aux dimensions du corps de Sa Création, courrez vous acheter une lunette astronomique ou allez interroger des astronomes et des physiciens… »

Il considérait que le Don éventuel de l’Universel Présent, comme un aigle, ne se pose que sur les hautes cimes et le roc de notre Présence à l’Universel ; que cela se conquiert, qu’il s’agit d’un combat bien que la victoire ici ait la flagrance d’un parfum. Le triomphe ne laisse ni ruines, ni cadavres, ni veuves et orphelins et surtout, qu’il ne se clame pas. « Il n’y à que les Anges, avec leurs longues trompettes qui le clament. Ils le font sur l’ordre de Dieu et par nécessité afin de retarder la corruption générale. Les hommes sont sourds », disait-il. « On ne commerce généralement qu’avec les fantômes des choses et des êtres. Lorsque vos yeux s’ouvriront, lorsque surgira en vous la beauté et l’intelligible qui régit toute chose et que vous pensiez pulvériser dans l’accidentel, vous aurez les plus grandes difficultés à ne pas tomber en extase à chaque pas. Soyez attentif cependant : l’extase relève encore des charismes. »

>François Trojani – Extrait de la Préface au Grand Œuvre dévoilé]

En Hors Collection // Présentation de l’ouvrage :

[Le GRAND ŒUVRE DÉVOILÉ

Vient de paraître aux éditions ARQA.