Daniel Ruzo est l’auteur d’un ouvrage bien connu des chercheurs, Le Testament de Nostradamus (Ed. du Rocher, 1982) et l’on sait que Patrice Guinard s’est beaucoup intéressé au « testament » laissé par Michel de Nostredame, dont il tire toutes sortes d’enseignements et de renseignements.

Par définition, un testament se rédige de son vivant et parfois longtemps avant le décès. Nostradamus, né en 1503 eut un fils, en 1553, César, quand il atteignait la cinquantaine. On sait qu’il s’adressa à lui par un texte auquel fait écho Antoine Couillard, en 1556, dans texte satirique intitulé « Prophéties » et dont il semble concevable que le dit Couillard ait pris connaissance non pas du fait d’une quelconque parution mais du fait de quelque « fuite ». D’ailleurs, quel intérêt y aurait-il eu à reproduire largement un document qui venait d’être mis en circulation par voie d’impression ? C’est l’occasion de rappeler l’importance des manuscrits dans la communication des années 1550-1560 et au-delà parallèlement à celle des imprimés. On connaît le cas assez étrange des « emprunts » d’Antoine Crespin ainsi que notre lecture de la lettre de Jean de Chevigny à Larcher (voir notre discours de soutenance, dont la vidéo se trouve sur Internet, EPHE, novembre 2007).

Nous voudrions revenir ici sur un mot synonyme de testament qui est celui de mémoire, qui existe également en anglais. Dans son adresse à son très jeune fils César, datée de 1555, Michel de Nostredame, évoque l’existence ou en tout cas le projet d’un « mémoire ». Cette adresse sera reprise dans les années 1580 en tête des premières éditions imprimées des Centuries, qui ne comportaient initialement que 4 sections. (cf l’édition de Rouen de 1588, chez Raphaël du Petitval, malheureusement introuvable, mais dont la description fut transmise par Ruzo à Robert Benazra, lors du Colloque de Salon de Provence de 1985, il y a donc un bon quart de siècle) mais cette description ne fournit pas de précision sur le contenu exact de la Préface qui nous intéresse ici). Dans les années 1580, César de Nostradamus parvenait à la trentaine. Il est possible qu’il ait eu en mains un « mémoire » que son père lui aurait laissé et qu’il ait souhaité le publier, d’où la présence de la dite Préface à lui adressée par son père car nous n’excluons aucunement que César ait participé peu ou prou à ce revival nostradamique des années 1580. Son nom est cité par Jean Aimé de Chavigny à la fin de sa biographie de Nostradamus, en tête du Janus Gallicus (1594) d’une façon qui laisse entendre une certaine proximité. D’ailleurs César publiera des textes touchant, par endroits, aux « prophéties » paternelles.

Le mot « mémoire » figure expressément dans les premières lignes de la « Préface » mais il est souvent mal interprété, y compris par Pierre Brind’amour, auteur d’une édition des 4 premières Centuries, sous leur forme à 353 quatrains. (Droz, 1996). Le plus souvent la forme « délaisser mémoire » n’est nullement interprétée comme renvoyant à un quelconque mémoire et ce, en dépit du contexte :

« referer par escript, toy délaisser mémoire, après la corporelle extinction de ton progéniteur (….)vu qu’il n’est possible te laisser par escript ce que seroit par l’injure du temps oblitéré. »

Nous reproduisons ici le texte « classique » mais nous avons déjà par le passé signalé des versions quelque peu différentes et selon nous sensiblement plus fiables comme la version – certes tardive (fin XVIIe siècle) du libraire lyonnais Antoine Besson- « vu qu’il n’est loisible te laisser par trop clair escript », où l’on trouve carrément « à toy laisser un mémoire ». ce qui correspond à l’anglais de Theophilus de Garencières (1672) « a memorial », on est bien loin de la mémoire dont on se satisfait habituellement, ce qui occulte la question de l’existence d’un document. Peu nous importe ici que ces impressions soient tardives tout comme nous était indifférent que Crespin ait ou non été un faussaire : ce qui compte ici c’est le texte et le fait que si l’on compare les versions en question de la fin du XVIIe siècle à celles de la fin du siècle précédent, force est de constater que les sources des unes nous apparaissent comme moins corrompues que celles des autres. Nous ne reviendrons pas en détail ici sur l’inconsistance des premières lignes de la Préface en rapport avec la naissance « tardive » de César, dans les versions du XVIe siècle.

Mais revenons au texte et que faut-il entendre par le fait que d’une part il soit question d’ un mémoire et de l’autre de ce qu’on peut laisser par écrit. On a d’abord un développement où il semble assez évident que Nostradamus envisage de laisser une sorte de testament qui sera transmis à sa mort. Précisons que nous ne sommes pas ici en train de commenter un document authentique mais bien celui qui émerge dans les années 80 et qui est inspiré d’une version recueillie partiellement par Antoine Couillard dès 1556. Il semble d’ailleurs assez patent que les 353 quatrains qui font suite à la Préface pourraient bel et bien constituer le dit mémoire, en précisant que si une telle édition à 4 centuries parait en 1588, c’est parce qu’il n’y a pas eu d’édition à 7 ou à 10 centuries antérieurement car quel intérêt y aurait-il eu, vingt ans après, à restituer la genèse des éditions successives alors même que l’on était censé disposer d’une édition compléte à 10 centuries ou en tout cas à 640 quatrains, depuis 1557 ?. Nous pensons d’ailleurs que l’idée d’une Epître à César accompagnée de diverses notes prises lors de « vigilations nocturnes » et mises par la suite en quatrains, par d’autres, est en gros acceptable, vu que nous pensons que la première présentation des Centuries fut posthume avant qu’il y ait un revirement en faveur d’une thèse selon laquelle une partie des textes serait parue du vivant de Nostradamus, ce qui est en contradiction avec le contenu de la Préface tel que nous venons de le décrire.

On est en effet un peu perplexe par les formes négatives que l’on trouve à propos de la mise par escript. En fait, comme le note la version Besson, ce n’est pas l’impossibilité de mettre par écrit qui est posée mais celle d’une présentation par trop directe, « par trop clair ». En supprimant délibérément ou par mégarde « par trop clair », on produit une contradiction et nous rappelons que le texte « canonique » de la Préface souffre de telles suppressions. On s’est souvent plaint de l’obscurité des quatrains mais celle des textes en prose n’a guère à leur envier alors que, d’une façon générale, l’on est en droit d’ être plus exigeant à leur égard. Il semble que les quatrains ont contaminé les préfaces et aient conduit à un certain laxisme de la lecture des dites Epîtres. Une des retombées fâcheuses –du moins pour certains- de nos observations est évidemment de mettre en cause les premières éditions des deux volets, encore que l’on puisse toujours penser que les éditions du XVIIe siècle signalées viendraient d’un manuscrit d’origine.

On notera cependant que Garencières est également victime de cette suppression du « par trop clair » : « since it is not possible to leave thee in Writing », on n’y trouve pas le « too clearly ». Revenons à Brind’amour qui traduit « mémoire », dans son édition critique –il n’a visiblement pas lu Garencières ni Besson dont il ne mentionne pas les « variantes » – par « souvenir » (p. 2). On ne voit pas très bien ce que cela pourrait avoir signifié. Quant à la négation devant « possible », le chercheur québécois préfère la considérer comme un »ne explétif » (p.4) et de proposer « vu qu’il est possible de te laisser par écrit. »

En conclusion, nous dirons que certaines erreurs méthodologiques ont été commises par divers chercheurs, ce qui a conduit à une fausse représentation de l’historique du processus de formation du corpus centurique. On n’a pas pris la peine de comparer les diverses versions des Epitres, sous quelque prétexte, alors que celles-ci étaient disponibles et accessibles, mais non décrites par Chomarat ou Benazra. Michel Chomarat va même, cependant, jusqu’ à reproduire (p. 165 de sa Bibliographie Nostradamus, 1989) le frontispice de l’édition Besson. Voir aussi sa notice sur Garencières pp. 144-145). Quant à Benazra, l’année suivante, (pp. 265-268) en dépit d’une assez longue notice, il ne signale aucunement à quel point les deux préfaces différent des éditions françaises précédentes. Pour Garencières,¨( pp 246-247), pas un mot sur les importantes différences entre le texte anglais et un original français qui ne semble pas être celui des éditions françaises connues des Centuries. Rétrospectivement, il nous parait assez évident qu’il fallait commencer par une étude rigoureuse des textes en prose. Or, nos bibliographes se sont exclusivement intéressés à la question des quatrains et de leur interprétation, au nombre de quatrains de chaque édition voire à certaines variantes d’un même quatrain mais ils ont fait totalement l’impasse sur les deux grands textes en prose qui ouvraient les 10 centuries.

Encore conviendrait-il de ne pas négliger la « troisième » Préface, celle adressée à Henri IV et placée en tête des « Sixains », en date de 1605. C’est elle qui vraisemblablement donne son nom à l’ouvrage de Garencières, « Prophecies or Prognostications ». On y trouve enfin une dimension posthume qui évidemment ne figure pas dans les autres préfaces, rédigées par Michel de Nostredame. Mais cela vaut la peine de s’y attarder :
« Ayant (…) revouvert certaines Prophéties ou pronostications faites par feu Michel Nostradamus (…) par moy tenues en secret iusques à présent & vu qu’elles traitaient des affaires etc »

Un tel scénario nous semble, en effet, avoir été calqué sur celui qui présida aux toutes premières éditions : au départ, on se référait à « feu Michel de Nostredame » et l’on exhumait un texte, un « mémoire » adressé à son fils César qui aurait été conservé « en secret ». On notera d’ailleurs la bévue de Benoist Rigaud quand il publie des éditions datées de 1568 et ne prend même pas la peine, au titre, de signaler que Nostradamus vient juste de mourir, ce que l’on n’aurait pas manqué de faire si c’était vraiment paru en 1568 comme l’attestent de vraies parutions « nostradamiques » de cette année, dans certains cas des faux authentiques en quelque sorte. La mention d’une dédicace au Roi ne figure même pas. Or, encore une fois, le XVIIe siècle vient à notre secours avec la parution chez Sylvain Moreau d’une ‘ »Nouvelle prophétie de M. Michel Nostradamus…. DEDIE AV ROY »et qui ne comporte que l’Epitre à Henri II et le second volet de quatrains » (Sylvain Moreau, cf Benazra, pp. 153-154). Il semble donc que le second volet des Centuries serait d’abord paru séparément sous la Ligue – on n’a pas gardé l’impression d’origine mais elle est reprise, on l’a vu, au siècle suivant – ce qui se conçoit puisqu’il émanait du camp d’Henri de Navarre – puis repris, sans la mention « Au Roy » par Benoist Rigault.

Rappelons que nous avons montré que les 58 sixains en question parurent, en tant que « Prophéties », sous le nom de Noel Léon Morgard sans aucune référence à Nostradamus, en 1600 (1) ce qui laisse entendre que les sixains n’étaient pas encore parus à cette date, avec la dite Epître, ce qui alimente évidemment la thèse selon laquelle on aurait attribué à Nostradamus des textes qui n’étaient pas nécessairement de sa plume et qui n’appartenaient même pas initialement à la mouvance pseudo-nostradamique. Mais l’on peut aussi penser, dans le cas de Morgard, qu’il ait pu « pirater » un manuscrit nostradamique-comme celui conservé à la BNF, qui n’avait pas encore de circulation officielle.

Ajoutons que si ces deux épitres à César et à Henri II furent retouchées – on a l’original de l’Epitre à Henri II en tête des Présages Merveilleux pour 1557 – il convient d’étudier d’autres épîtres de Nostradamus, moins suspectes d’avoir été retouchées, lesquelles ne mentionnent jamais l’existence des Centuries, si ce n’est dans le cas, que nous avions signalé à Brind’amour – des Significations de l’Eclipse de 1559, qui sont une sorte de longue épître, dont le contenu est en partie repris de Léovitius comme l’avait déjà remarqué Torné-Savigny, au XIXe siècle, où il est question d’une « seconde centurie » sans que l’on sache de quoi il pouvait s’agir. On ne peut exclure cependant que ce terme de « centurie » ait correspondu à un travail que menait parallèlement Nostradamus ou dont il avait en tout cas le projet. Car il n’y a pas de fumée sans feu. Le travail des faussaires reprend autant que possible certaines données authentiques ou du moins jugées telles. Le mot de « Prophéties » ne devait pas être étranger à l’activité de Nostradamus mais il ne désignait point des quatrains ou pas seulement. Rappelons que les almanachs de Nostradamus comportaient des quatrains dont il n’était d’ailleurs pas forcément l’auteur. Nous avons déjà évoqué l’existence d’une véritable bibliothèque nostradamique dont les faussaires firent grand usage, non sans parfois se fourvoyer, confondant allégrement les éditions authentiques et les contrefaçons déjà abondantes du vivant de Nostradamus. C’est la mésaventure de l’arroseur arrosé.


Jacques Halbronn

(1) voir notre ouvrage « Documents inexploités sur le phénoméne Nostradamus », Feyzin, Ed. Ramkat, 2002