Pour l’Occident, la porte de ce Temple signifié par Eckartshausen dans la Nuée, de ce Mythocosme, cette intériorité d’où se diffusent de cercle en cercle les faits sacrés qu’énoncent les Adeptes, s’ouvre au pied de la splendeur axiale, de la verticalité du bois sacré de la Croix. Le centre, qu’il soit Cœur, Nuée, Rose ou Point et Vide, ce moyeux à partir duquel spirale le monde, se diffuse la lumière et où se dispense la Sainte Manducation, ne s’atteint qu’à genoux. Cela, pour une raison on ne peut plus simple. Touche ultime, comme ce fut le cas pour Job, il appartient à Dieu seul, au sein de la dimension de Son Éternité, de remettre l’être debout. En ne confondant pas l’humilité – cette ouverture sur des forces inouïes – avec l’humiliation, c’est volontairement que l’on s’incline ; c’est Lui et Lui seul qui redresse et comble mystérieusement les vides laissés par les détritus de l’orgueil ou les mirages des connaissances. De même, le vin de la Bibition offert au héros, est un vin qui dégrise de toutes ces hallucinations et de toutes ces rêveries d’adolescent que l’on nomme des pouvoirs ; le ou les pouvoirs, une fois atteints, relèvent en exclusivité du Don et du Mystère ; aucun occulte secret de fabrication ne les caractérise ni ne permet d’y accéder. Ils coulent et débordent naturellement du centre, d’une unique et définitive élection, d’un instant natif à jamais qui a préalablement consumé tous les dieux. Ainsi, on se rend compte avec stupeur parfois, qu’ils ne sont en rien issus des totems sollicités afin d’y accéder, mais qu’ils dormaient depuis des siècles, dès l’origine enfouis au sein de cette « modestie suprême » à s’être. Que c’est par millions qu’ils neigent ou fulgurent dans un maintenant sans âge, par un basculement extasié et sans fin dans le Don de la vie.
De multiples textes – lorsqu’on veut bien s’en inspirer – nous signifient aussi clairement que tous les corps de la Création, des plus humbles aux plus complexes, participent à cette Principielle création d’eux-mêmes et du monde, dans un temps hors du temps ; qu’ils sont tous sympathiquement et présentement en relation vibratoire comme un immense plein chant ; qu’il n’est nul besoin de capter cette Force, forte de toutes forces ou cette Harmonie, à l’aide de mystérieuses formules, d’harassantes ascèses ou d’étranges et visionnaires anthropomorphisations, mais qu’il est dans la nature de cet Ether de se déverser à flot dans l’Amour. Soulignons que l’accès à ce nouvel être n’a que peu de choses à voir avec un « état d’être » ni avec ce que l’on désigne parfois comme mon histoire, mon devenir, ma position sociale, mes victoires, mes savoirs et on peut ajouter, ni même avec une de ces sublimes coagulations mentales désignées comme « corps glorieux ». Il serait bien plus juste et simple de nommer ce dernier « corps de charité », puisque chacun de ses atomes ne se constitue en gloire et en pouvoir qu’au sein de cette Vertu.
En étant on ne peut plus bref et concis, on peut dire que l’unique moyen d’accès à cette rénovation tient en une phrase, suprême rite, suprême litanie, suprême initiation : « On n’apprend jamais rien ; on se souvient, et les véritables écrits sapientiaux n’ont en aucune façon pour but de se substituer à ce trésor déposé au plus secret de chaque être, mais seulement d’en signifier les chemins d’accès. Corollairement, l’unique moyen existant en vue de conserver ce trésor intact, est d’amnésier le faux monde ou sa pâle copie, qui tend sans cesse à en corroder l’éclat. »
À part quelques textes alchimiques où la métaphore de « ce noir plus noir que le noir », rappel de la voie apophatique précédant l’œuvre et son déroulement polychrome, est parfois évoquée, rares en effet sont ceux qui ont souligné dans leurs écrits ces incontournables principes. Il faut rappeler aussi que c’est toujours au sein de l’éternelle présence qualitative du premier Dict de Dieu, la première Théophore parole, « que la Lumière soit » que le monde se fait et se perpétue, chaque jour, et non l’inverse ; que l’Absolu concerné n’est pas une substance définie par une infinité d’attributs, de formules, de décors ou de naïves royautés temporelles ; que l’homme, tout comme le monde, est de l’esprit ou de la lumière en mouvement se faisant homme et monde, et que la Création n’en est qu’à son tout début. Cette millénaire « Grande Coction » n’en est encore qu’au stade fermentatif des matières, des idées et des hommes. De même, Tout, de la plus infime des parties de cette création à la plus grande, passé, présent et futur confondus, Tout émane, tient, discourt et se qualifie aussi au sein de cette définition que Dieu donne de lui-même : « Je suis Celui qui suis ». En faisant remarquer que cette phrase en hébreu nombre 84, c’est-à-dire la valeur de 4 shin, un des symboles du Feu, que les Kabbalistes Chrétiens de la Renaissance ont cru bon d’insérer au milieu du Nom imprononçable.
Au sujet de cette humanité future ou « cité idéale » qu’Eckartshausen, en accord avec certains Rose-Croix, appelle de ses vœux et annonce comme imminente, de cet Homme à venir, il semble bien pour l’instant que nous n’en soyons encore qu’à des prémisses. De cet Homme futur, ou bien mieux, de cet homme retourné dans sa vraie et unique dimension, celle de l’éternel présent, nous ne disposons historiquement – en dehors de quelques uns de ces Prophètes qui émaillent l’Ancien Testament – que de quelques rares et récents exemples. Je citerais pour l’Occident celui que l’on a désigné comme le Maître Philippe de Lyon, ou bien, dans une même lignée, François Schlatter aux États-Unis. La Grande Coction est en cours et cette humanité n’a encore qu’en germes, le physique, le psychologique, le spirituel et j’ajoute, les structures sociales de cette architecture, de cette topologie nécessaire pour accueillir ou s’ouvrir à ce pluridimensionnel.
Il convient aussi d’ajouter qu’en dehors de quelques rares exemples, sans doute afin d’éviter les faux prophètes, que le mode d’être des essences ou des ferments qui travaillent la « pâte », n’a pas forcement besoin pour l’instant d’attributs, de désignations anthropomorphiques, de positionnements historiques, architecturaux ou vestimentaires pour s’être ou manifester son action. Ce mode d’être est d’abord et avant toute autre saisie, intelligible et il n’est nul besoin pour l’Universel de confirmer « les choses » ou le futur tel que nous pouvons l’appréhender ou le désigner actuellement. Dès le départ, et c’est là son sceau, il met à disposition pour dire et s’exprimer à soi-même ce nouveau monde, une langue universelle faite de sons, de couleurs et de parfums.
Contrairement à différentes dérives politiques ou religieuses qui ont émaillé le mouvement rosicrucien, le travail des véritables Adeptes tient principalement à une veille constante, persévérante et lucide. Veiller sur leur propre esprit, afin de maintenir sa transparence face à cette rouille subtile de l’hallucination et des pouvoirs, qui sans cesse corrodent les intentions les plus pures ; veiller sur cette conscience d’être ou ce Feu, qui à aucun moment ne doit s’éteindre ou faiblir. Ceci pour dire et bien préciser que les mystérieux « objets » ou pouvoirs dont font souvent état les écrits des Rose-Croix, ne signifient que la limite supérieure de la partie physique ou psychique du monde prononcé : ce que l’église a désigné comme des charismes. Ainsi, avant d’instruire un postulant à une de ces teintures qui transmutent les métaux en or ; de lui vanter la miraculeuse recette d’un de ces élixirs, dissociant en partie de l’emprise du temps certaines zones subtiles du corps ou du mental, une nécessaire et longue instruction s’impose. Elle consiste à savoir parfaitement distinguer et conjointement à vivre, ce qui est de l’ordre de la raison d’être et ce qui est de la raison d’exister, l’accidentel. L’être, ou bien mieux le fait de s’être, comme symbole sacré, ne participe au monde sensible que par des images essentiellement colorées et au sein d’intervalles d’une extrême précision.
Ainsi – certains me comprendront – la clef d’entrée dans le monde philosophal des « Arcanes » ne s’obtient pas en déchiffrant un de ces acroamatiques grimoires, mais exige pour le moins et au préalable, une parfaite connaissance de la Philosophie, une personnelle révélation des structures ontologiques préexistantes à ces ratures sur du papier, révélation transperçant tous les plans du Créé ; ajoutons-y une Alliance de l’objet moi avec son genre, recréation à l’intérieur de laquelle roulent, se régénèrent, permutent et se transmutent tous nos anciens concepts sur la naissance, la connaissance, la vie, la gloire et la mort, ainsi qu’un vécu et une éthique pour le moins philosophique et quotidienne. Bien plus simple et évident que ce fameux « dragon du seuil » de l’occultisme, le danger ultime qui guette ceux qui s’avancent dans cette voie a été parfaitement défini par les mythes Grecs de Narcisse et de Pygmalion…
François Trojani – La Nuée sur le Sanctuaire (extrait de la Préface, arqa ed. 2008), Les Chroniques de Mars ©, mars 2011.
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