11.jpg Rappelons que Joséphin Péladan a été initié au rosicrucianisme par son frère Adrien (1844-1885), l’un des premiers homéopathes français. Ce dernier aurait été reçu par un « membre de la dernière branche de l’ordre, celle de Toulouse ».

Effectivement, en son ouvrage Comment on devient Mage, publié en 1892, le Sâr affirmait être en possession d’une filiation templière par son père et surtout d’une filiation rosicrucienne par son frère :

« Par mon père, le chevalier Adrien Péladan, affilié dès 1840 à la néo-templerie des Genoude, des Lourdoueix – qui cinquante années tint la plume au clair pour l’Église, contre les parpaillots, pour le Roy contre la canaille – j’appartiens à la suite de Hugues des Païens. Par mon frère, le docteur Péladan, qui était avec Simon Brugal, de la dernière branche des Rose+Croix, dite de Toulouse, comme les Aroux, les d’Orient, le vicomte de Lapasse – et qui pratiqua la médecine occulte, sans rémunération – je procède de Rosencreuz. »

C’est donc à une Rose+Croix de Toulouse qu’il fait référence. Il en reparle dans son livre Comment on devient Artiste, paru en 1894, en commémorant la mémoire de Firmin Boissin (Simon Brugal) où il affirme qu’il fut « Commandeur de la Rose+Croix du Temple, Prieur de Toulouse et Doyen du Conseil des 14, mort dans les bras de l’Église ».

Il ajoute : « Nous perdons en lui Notre Doyen ; il avait reçu l’accolade Rose + Cruxienne des membres de la dernière branche de l’Ordre, celle de Toulouse. En 1858, il reçut Rose + Croix Notre frère Adrien Péladan, et à la mort du docteur illuminé, nous devînmes légitimement le Grand Maître de cet Ordre éteint que nous avons ranimé. »

Cette Rose+Croix Toulousaine, apparue en 1850, s’incorporait aisément dans une antique et authentique tradition ésotérique et alchimique du Midi, remontant au Moyen Âge.

Ainsi, certaines sociétés savantes très officielles de Toulouse étaient imprégnées d’hermétisme. On trouve, par exemple, la Compagnie des mainteneurs du Gay Savoir, fondée en 1323, placée sous le patronage de la mythique Clémence Isaure et devenue l’Académie des Jeux floraux et la Société Archéologique du Midi.

Au XVIIe siècle, le fameux alchimiste et médecin spagyrique Pierre-Jean Fabre (1588-1658), formé auprès des « philosophes » allemands de Francfort-sur-Main, vécut à Castelnaudary. De même, au XVIIIe siècle, apparurent des confréries ésotériques dont les plus importantes furent les « Illuminés d’Avignon » de Dom Pernety (1716-1801), les loges du rite Écossais Philosophique et le rite Primitif de Narbonne (celui-ci incluant quatre chapitres de Rose+Croix). Pour ces cénacles, l’étude de l’alchimie était primordiale. Enfin, Martines de Pasqually, en 1760, et Louis-Claude de Saint-Martin, en 1775, avaient constitué à Toulouse des loges d’élus Coëns. Dans les premières décennies du XIXe siècle, l’ancienne tradition hermétiste languedocienne était donc toujours présente. Des érudits comme le colonel Dupuy ou Dumège, membres de la Société Archéologique du Midi et affiliés à la Franc-maçonnerie occultiste furent les vecteurs de cette continuité hermétique. D’autres cercles maçonniques, tels le chapitre de la vielle bru ou la loge de la sagesse versèrent également dans la recherche ésotérique.

Le vicomte Louis Charles Édouard de Lapasse, né à Toulouse en 1792, considéré comme le fondateur de la Rose+Croix de la ville rose, fit d’abord carrière dans la diplomatie, en tant qu’ambassadeur, sous la Restauration. Opposé à Louis-Philippe, il vécut de 1832 à 1842 en collaborant à divers journaux légitimistes et fut très proche du baron de Lourdoueix et de l’abbé de Genoude. Il revint dans sa région natale en 1846 et s’adonna totalement à sa vocation première : la quête alchimique et ses applications médicales. Exerçant la médecine, il se rendit célèbre par ses guérisons dues à ses médications à l’or potable et pour avoir soigné gratuitement les nécessiteux. Il semble avoir reçu des connaissances ésotériques en Allemagne, pays où il fut nommé durant sa carrière diplomatique. Mais c’est en Italie du Sud, à Naples précisément, qu’il approfondit son expérience ésotérique. Il y aurait rencontré le prince Balbiani de Palerme, disciple supposé de Cagliostro. Celui-ci l’aurait initié à la Rose+Croix et lui aurait dévoilé le secret de l’élixir de longue vie. Ainsi, au cours d’une soirée en décembre 1839 chez la comtesse d’Albanès, où se trouvaient, entre autres, Charles Nodier, le baron Brice de Beauregard, le fils de Jacques Cazotte, le vicomte de Lapasse se tailla un franc succès en expliquant, à cette assemblée férue d’occultisme, la recette de l’« Essence divine des Frères de la Rose+Croix » et leur présenta un flacon de poche en cristal rempli de cet élixir de longue vie. D’après Firmin Boissin, « le vicomte de Lapasse ne négligeait jamais l’occasion de réhabiliter les Rose+Croix » et, avant tout, il « passait pour le dernier membre de cette célèbre confrérie ». Il aurait fondé son Ordre de la Rose+Croix de Toulouse vers 1850, mais n’aurait transmis son initiation qu’à un petit nombre de personnes aussi bien à Toulouse qu’à Paris. Il resta surtout très discret sur son Ordre. Son organisation apparaît relativement informelle, mais elle semble avoir survécu à sa disparition en 1867. En effet, l’activité de la Rose+Croix de Toulouse ne consistait pas en des réunions périodiques dans un Temple, avec des cérémonies rituelles ou des passages de grades. Les membres de la confrérie travaillaient en fait de façon individuelle et avaient une réelle pratique. Ils se devaient d’appliquer la médecine gratuitement. Il publia en 1845 ses Considérations sur la vie humaine et les moyens de la prolonger et en 1860 un Essai sur la conservation de la vie.

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Parmi les membres connus, citons Ferdinand Rouget, occultiste toulousain ; Eugène Aroux (1793-1859), célèbre auteur de Dante, hérétique, révolutionnaire et socialiste publié en 1854 ; Arcade d’Orient Vial (1790-1877), personnage énigmatique et peu connu malgré ses étonnants écrits. Ensuite apparaissent Firmin Boissin et les frères Péladan. S’il y eut des Grands Maîtres dans cet Ordre, l’ordre de succession aurait été le suivant : le vicomte de Lapasse, Arcade d’Orient Val, le docteur Adrien Péladan et Joséphin Péladan. Précisons que le frère du Sâr fut initié probablement en 1878, car la date de 1858 indiquée par l’auteur du Vice suprême semble être une erreur, Adrien n’ayant que quatorze ans cette année-là.

Notons que l’abbé Lacuria et le chevalier de Paravey, admirés par les frères Péladan en leur jeunesse, furent éventuellement adeptes de ce cénacle. En plus des personnes précitées, le vicomte de Lapasse eut deux disciples principaux, avec lesquels il pratiqua l’alchimie opérative : son ami, Texereau de Lesserie et son neveu le docteur Louis-Antoine de Montesquiou-Laboulbène.
Cette confrérie ne dénombra que très peu d’adhérents, dont une douzaine d’adeptes permanents, individus isolés, ne formant pas de cercle formel. Ils furent peut-être quatorze si l’on tient compte du « conseil des 14 » évoqué par Péladan. Appelée Rose+Croix de Toulouse car plusieurs de ses membres y résidaient, elle ne cachait pas son orientation catholique puisque dans un article supposé de Firmin Boissin, il signa « Un Rose+Croix catholique ».

Toutefois, nous avons très peu d’informations hormis celles fournies par les quelques initiés connus et précités. Ils semblaient fort intéressés par l’alchimie, les médecines parallèles et prônaient l’aide aux déshérités.

Cependant, la démarche spirituelle de ces Rose+Croix de Toulouse au regard des doctrines de l’Église catholique est extrêmement ambiguë. Ainsi, leur idéal politique est le royalisme, leur fidélité à l’Église catholique est sans faille, mais il leur apparaît indispensable de revigorer l’institution de l’Église – véhicule de la Tradition et de l’Ordre divin – en l’imprégnant d’un ésotérisme gnostique…
Cette attitude spirituelle ambivalente reflète parfaitement le caractère de Péladan, qui toute sa vie, tentera d’unifier l’occultisme et le catholicisme.

55-2.jpg Péladan fit allusion à la Rose+Croix de Toulouse dans plusieurs de ses ouvrages, notamment dans Le dernier Bourbon et La Vertu suprême. De même, preuve de son influence, l’ordre créé par le Sâr fut aussi dénommé Ordre de la Rose+Croix Catholique. Soulignons également, sans qu’il soit possible de trouver un lien direct, que c’est à Toulouse qu’Harvey Spencer Lewis révéla qu’il fut initié en 1909, afin de fonder l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose+Croix (A.M.O.R.C), organisation qui connaîtra une destinée mondiale.

En 1885, après le décès brutal de son frère, il fut chargé par Firmin Boissin de maintenir et rénover l’Ordre. Boissin en fut donc l’un des membres les plus importants. Né le 17 décembre 1835, à Vernon-les-Joyeuse en Ardèche, d’une famille paysanne, il fut professeur de lettres et écrivit une dizaine d’ouvrages notamment un Visionnaires et Illuminés, paru en 1869. Il publia aussi des livres et articles avec la signature de Simon Brugal. Il fréquenta les milieux littéraires parisiens (dont Barbey d’Aurevilly), tout en étant mainteneur de l’Académie des Jeux Floraux à Toulouse. En 1871, il devint rédacteur en chef du Messager de Toulouse, journal monarchiste et catholique, jusqu’à son décès survenu le 13 juillet 1893. Le Sâr présenta Boissin comme « ayant reçu l’accolade Rose-Cruxienne des membres de la dernière branche de l’Ordre ». Commandeur de la Rose+Croix du Temple, Prieur de Toulouse et Doyen du Conseil des 14 (et non Grand Maître), toujours d’après Joséphin, il apparaît comme l’initiateur des frères Péladan et peut-être même de Stanislas de Guaita avec lequel il correspondit.

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Bien que chargé de la reprise en main de l’Ordre, c’est finalement son ami Stanislas de Guaita qui en assurera la Grande Maîtrise. Le jeune marquis révéla ainsi que « L’ordre antique de la Rose+Croix était sur le point de s’éteindre, il y a trois ans, quand deux héritiers directs de ses augustes traditions résolurent de la rénover, en l’affermissant sur de nouvelles bases : on reconstitua le Conseil occulte des douze ; les cadres du 2e degré ne tardèrent point à se remplir. Un cercle extérieur fut enfin créé, et maintenant la vie circule à flots dans l’organisme mystique du colosse rajeuni ». Cependant, en passant de Toulouse à Paris (1885-1888), la Rose+Croix rénovée devient l’Ordre Kabbalistique de la Rose+Croix.

33.jpg Mais, aux yeux de l’esthète catholique, l’orientation de plus en plus anticléricale de l’Ordre, un goût trop prononcé pour l’occultisme pratique et peut-être le regret enfoui de ne pas en être le Grand Maître, entraînèrent la scission du Sâr – avec la création de son propre ordre rosicrucien – et la « guerre des deux roses ».


Arnaud de L’ESTOILE
Joséphin Péladan et la Rose+CroixÉtude historique sur les courants initiatiques rosicruciens à la Belle Epoque autour du Sâr Péladan – (extrait) – Les Chroniques de Mars – mars 2011.

L’iconographie présentée dans cet extrait sur Joséphin Péladan et la Rose+Croix de Toulouse est issue du cahier iconographique de l’ouvrage d’Arnaud de l’ESTOILE, publié aux éditions Arqa – On retrouvera dans les documents d’archives présentés plusieurs documents inédits, notamment des lettres de Joséphin Péladan, issues d’un fonds privé.

Voir sur le BLOG des éditions Arqa la présentation de ces lettres dans différents posts.