LE GRAND HUIT

Dans le monde d’après des ombres assagies croisaient en silence, à la volée, de drôles de personnages mutiques aux regards luisants et pénétrants – pour quelles raisons ces lumières sombres à l’horizon déclinaient-elles maintenant avec tant d’incidence… ?

Hier soir, il s’est produit un incident plutôt étonnant dans ma vie morne. En villégiature à Prague, je m’étais installé dans une vieille maison aux immenses voûtes, à cinquante mètres à peine du quartier du château : Hradcany. J’ai tiré le rideau rouge dans cette grotte blanche juchée sur les hauteurs de la ville. Ma chambre se trouvait à proximité de la ruelle d’or, la ruelle des alchimistes. Dans cette rue célèbre de Hradcany, des tas de magiciens, plus ou moins sérieux, tentèrent de transmuer le plomb en or avec l’espoir de devenir riches à tout jamais.

Allongé sur le lit, j’essayais de dormir. La pièce était toute blanche. Incapable de trouver le sommeil, je me levais, tournais en rond dans cet endroit. Je me recouchais. Le sommeil ne s’invita pas non plus sur le ventre. Las, je m’allongeai à nouveau sur le dos… A vingt-trois heures, le corps trop agité, je me relevai, tournai puis me recouchai, insatisfait. La tête reposait sur un oreiller rouge. Lumière blanche, draps rouges, couette rouge, murs blancs. Impossible d’échapper à ces deux couleurs. J’éteignis à nouveau les lampes et me calmai un peu. Par le bout de nuit qui s’offrait à moi à cause des rideaux trop courts, j’aperçus les scintillements des réverbères sur Mala Strana, autre quartier que fait découvrir le pont Charles.

Par jeu, je me mis à balancer la tête de gauche à droite pour mettre en mouvement ces petites lumières jaunâtres et douces. La nuit parût bouger elle aussi. J’augmentai la fréquence des balancements. Enivrement garanti. Mon sang s’échauffa et se transforma, tandis que la nuit me salua ! Grâce à ces quelques centimètres carrés de carreau à découvert, toute la chambre s’estompait. J’entrevis désormais des milliers de lumières qui inondèrent mes pupilles de plus en plus dilatées. Le quartier de Mala Strana recelait de magnifiques palais placés au bord des rues. De vrais palais qui me semblèrent proches, trop proches. C’était rigoureusement impossible ! Je décidai d’arrêter les mouvements de la tête. Pourtant le quartier continuait à se rapprocher. Des palais immenses s’avançaient. J’étais effrayé. Mon sang se mit à ralentir sa course interne. La normalité, à nouveau, reviendrait, accompagnée de l’ennui. Même pas ! Un palais, aux cent vingt-six fenêtres aux bords arrondis, se tenait, là, tout près de moi. Une voûte, qui cachait un passage vers une petite place, venait de s’installer devant mes yeux. De la main droite, je tentais de toucher le mur froid de la chambre. Rien ! De mes dix doigts, je cherchais à caresser les lieux, du sol au plafond. Plus rien ! Mon corps flottait dans Mala Strana. J’aurais bien voulu en profiter pour survoler le coin des ambassades. Mais je ne décidais plus de rien. Je flottais au-dessus d’autres palais, dans leurs cours, dans leurs jardins sans pouvoir m’arrêter. Les odeurs de cuisine montaient ainsi que les bruits des rues commerçantes. J’assistais à la sortie de couples un peu ivres, hors des restaurants. Je n’étais plus dans cette chambre. Avais-je encore une âme ? Je ne savais plus où j’étais. Mes mains s’agitaient dans un espace vide. Je décidai de fermer les yeux pour tout arrêter : cinq, quatre, trois, deux, un.

Les yeux ne virent plus rien. La peau ne ressentit plus rien. Mon odorat, idem. Une étrange sensation pourtant s’imposa à moi, une chose totalement nouvelle : l’ouverture des pores ! Ma peau s’était transformée en un quadrillage impressionnant de rues groupées autour de carrefours qui s’agrandissaient sans me causer de douleur. Mala Strana profita de ces béances immenses pour s’inviter en moi. D’abord une lave qui me recouvrit puis peu à peu, des éléments solides, enfin des ensembles immenses circulèrent en mon réseau. En un temps record, Mala Strana toute entière m’avait envahi. Le coin de Kampa, petit coin de verdure à côté également des bords du fleuve Vlata, s’engouffra par les voies du quartier. Le pont Charles, tout entier, pénétra par ce qui semblait être encore ma bouche. Tout Prague s’apprêtait à me rejoindre. Les chérubins, par curiosité, tentèrent le voyage, à partir d’un QG établi en l’église Saint Nicolas. J’entendis leur expression favorite :

– Par pitié, un millier de fois ! Chaque ruelle, rue, avenue tint à se joindre à l’étrange procession corporelle. Lorsque les chérubins chantèrent doucereusement Amen, des milliers de palais, de lampadaires, de statues, de clochers, des pavés, du goudron, des automobiles, tramways, peintures murales, dorures, marbres, stuc firent irruption en moi.

-Ah mais non. Stop. Ma faible pensée qui surgit se trouva immédiatement couverte d’…

-Amen oui des chérubins. Ces êtres petits et potelés se démenaient comme de beaux diables…Oh ! Pardon. Pour la peine, toutes les collines glissèrent en moi. Prague devait avoir disparu aux yeux du monde entier. Un jet d’orgue glissa sur les ondes de (LIRE LA SUITE …)

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