Née en 1980, Aurélie GASREL se passionne très jeune pour l’écriture et devient professeure de français en 2003. Aujourd’hui agrégée de lettres modernes elle publie en 2014 chez L’Harmattan son premier roman, Madame Bovary, c’est moi, sorte de suite tragi-comique à l’histoire d’Emma, ou de faux polar aux allures de lamento paranoïaque. En juin 2020, son glaçant récit « Presque un isolat » figure dans le recueil de textes primés des éditions Nouvelles pour les abonnés de la revue littéraire Quinzaines. En avril 2021, aux éditions Erminbooks, paraît sa nouvelle de romance paranormale « Cendra Phénix » dans l’anthologie Sorcières. Il y est question d’une enseignante aux pouvoirs un peu… particuliers ! – ouvrage actuellement numéro 9 des ventes en « histoires courtes pour adolescents », sur Amazon…
« De sel et de terre »
Ildi, pensive, jeta une poignée de sel dans le petit feu qu’elle avait allumé. Elle chanta, les genoux serrés entre ses bras, la mélodie que Sau lui avait apprise. Si son père savait qu’elle fréquentait Sau, le prince de Sel… Son cœur volerait en éclats. Elle tentait de dissiper ses craintes en regardant les étincelles jaillir et en écoutant avec ravissement ce crépitement si particulier aux rites matinaux. Assise contre la paroi du tunnel, elle profitait de sa solitude et de l’obscurité fraîche. Dehors, une chaleur torride écrasait les siens, qui attendaient plus que jamais l’averse du Salut. Elle avait réussi à échapper quelques instants à son père qui donnait des directives à ses frères pour la construction du bateau familial, qui arpentait la campagne pour aider les moins habiles. Il prêtait une grosse pierre pour poncer ici, empruntait des tenailles là-bas, montrait à sa fille comment poser à blanc les éléments. Ildi avait observé maintes fois le positionnement de la sole, reliée ensuite aux virures à clins avec de minces fils de cuivre, même si cette matière noble manquait cruellement. Elle aimait voir les cloisons se coudre à la coque.
Mais ce matin, elle avait rendez-vous avec Sau. Elle savait comment faire céder les gardes de la montagne qui séparait l’Ouest de l’Est. Elle les menaçait de répéter à son père, le grand Tanor, leurs diverses exactions, leurs propres rencontres avec les femmes de Sel, réputées meilleures amantes que les humaines. Les gardes, piégés, la laissaient passer à contrecœur, et le tunnel de la montagne lui appartenait.
Ses visites avaient commencé à la faveur d’une promenade avec sa nourrice, que, plus jeune, elle avait distancée sans même s’en rendre compte. Elle avait découvert l’entrée du tunnel, en avait écarté les broussailles et foulé le sol sablonneux.
A l’intérieur, elle avait alors rencontré Sau, qui avait alors le même âge qu’elle, assis devant des fleurs incandescentes par-dessus lesquelles volait un minuscule phénix. Les yeux de Sau, si pâles qu’ils semblaient transparents, s’étaient tournés vers Ildi : « Regarde ! Il fait de gros progrès ! » Ildi avait répondu au sourire de Sau et à son invitation de tenir l’oisillon dans ses mains. « Comme il est beau ! s’extasia Ildi.
– Il s’appelle Jicaon », répondit Sau en caressant le petit animal duveteux.
Régulièrement, depuis, Ildi et Sau s’étaient retrouvés à mi-chemin dans le tunnel, marchant longuement mais avec ravissement, pour entretenir une amitié qui se mua bientôt en un amour pur et sincère. Ildi caressait la crinière blonde de Sau en se demandant si le peuple de Sel était vraiment si terrible que son père le lui laissait entendre. Sau plongeait ses yeux d’améthyste dans le regard naïf d’Ildi, convaincu que les humains ne pouvaient être les sots que Virda, le fameux ancêtre tant vénéré de son peuple, décrivait dans le grand livre.
Ce matin-là, Sau avait laissé Jicaon un peu plus loin que d’habitude de l’entrée de l’étroit tunnel. « Amuse-toi, mon beau, promène-toi dans les broussailles, tu trouveras peut-être des graines oubliées ».
Jicaon obéissait complaisamment à son maître ; il ne s’éloignerait pas trop et attendrait Sau pour le ramener au palais. Il était bien traité. Ce n’était malheureusement pas le cas, depuis des lunes, de tous les phénix. Les habitudes de Cihuat la Vieille revenaient comme une maladie chronique, le peuple de Sel s’abêtissait, le sol lui-même de la région agissant comme une gangrène. La terre du lieu contaminait les êtres qui la cultivaient, conditionnement pervers ou condamnation incessante. Le prince Sau ne savait comment lutter contre cette malédiction, même s’il aurait voulu contenter son père et trouver une solution pour redonner à leur soleil sa vigueur d’antan.
Sur les derniers mètres qui le séparaient d’Ildi, Sau se mit à courir, le dos voûté, dans le tunnel. Les flammèches que sa bien-aimée avait allumées le guidaient, lui qui n’avait pas, à l’instar de ses semblables, une très bonne vue. Encore un coup du destin qui écrasait le peuple de Sel petit à petit : beaucoup d’enfants naissaient aveugles depuis deux lunes.
« Sau, est-ce bien toi ?
– Oui, c’est moi, mon Ildi, j’arrive ! » répondit-il comme un rituel.
Une accolade passionnée suivit comme d’habitude ces retrouvailles.
Sau s’assit auprès d’Ildi et jeta une poignée de sel dans le feu, puis quelques grains de chlorure de cuivre, pour s’amuser des belles couleurs qui s’exhalaient et jouir du regard émerveillé d’Ildi.
« Alors, ma douce, quelles sont les nouvelles de par chez toi ? s’enquit le prince de Sel en entourant les épaules de la fille de Tanor de ses bras.
– Cela suit son cours, beau doux ami ; les hommes continuent de construire leurs vaisseaux en attendant la pluie imminente. Il n’y a plus rien de notre côté de la montagne. Vos aïeux avaient déjà détruit nos villes, nous vivons dans des ruines que nous démolissons pour en faire de solides navires. Mon père dit que nous jouons notre va-tout : si vous cherchez à nous envahir, comme beaucoup l’affirment, vous ne trouverez qu’un royaume désolé dont nous avons épuisé les ressources. Vous ne pourrez vous installer dans des maisons qui n’existent plus. Nous mourrons sous vos coups sans rien vous laisser. Si la Catastrophe survient en revanche avant votre venue, nos arches seront prêtes, nous voguerons sur la terre inondée tandis que vous fondrez dans l’eau impitoyable, tombée du ciel pour vous éradiquer ».
Ildi éclata en sanglots après cette tirade où s’étaient mêlées les diverses rumeurs de l’Est. Sau savait tout cela. Il n’en resserra que son étreinte. Il fallait seulement qu’il fasse attention aux larmes de son aimée : un être de Sel supportait mal d’être humecté de quelque liquide que ce soit.
« Si seulement tu pouvais dire à ton père, le grand Tanor, que je ne compte nullement attaquer l’Est…
– Mais comment avouer mes sources…
– Je sais bien, ma douce… Tu ne pourras le lui avouer, il en irait de ta vie. Mais mon peuple a beau me pousser, je n’envahirai pas votre côté de la montagne. Non seulement je ne te ferai jamais ça, et puis vos vivres sont épuisés, je le sais de ta bouche ; mais en plus je crois que les déesses ne nous en puniraient que davantage, nous et les générations à venir… S’il y en a… Tu sais aussi que la stérilité nous frappe de plein fouet… »
Sau pensa douloureusement aux enfants aveugles, dont les mains s’effritaient, à son soleil malade.
« De grandes femmes en sarrau d’un autre temps arpentent la ville et clament à qui veut l’entendre que la Catastrophe va arriver bientôt, reprit Ildi. Ce sont de vieilles folles qui se prennent pour des déesses, n’est-ce pas ?
– C’est fort possible, la rassura Sau, mais il est vrai que nos heures sont comptées. Ce soir, cela fera trois lunes que Virda reconquit Cihuat pour y installer mon peuple. Tout concorde pour que la vengeance divine éclate incessamment.
– Il faut que tu viennes avec moi, s’exclama soudain Ildi. Quand le Déluge s’abattra, tu monteras avec nous sur notre bateau, ou je dirai à mon père que je n’embarquerai pas !
– Non, ma douce, voyons, calme-toi, tu sais bien que je ne survivrai pas à l’averse, même à bord de ton arche, et j’ai toujours dit aux divinités que j’accepterai mon sort ».
Ce disant, Sau réitéra le rite salin en jetant une poignée de sel dans le menu brasier, se recueillant une seconde avant de poursuivre :
« N’oublie pas non plus une chose, mon aimée. Aucun humain n’a été nommément prévenu, même par les marcheuses qui se disent les déesses. Il n’y a pas d’élus. Vous n’agissez que sur des suppositions.
– Mais mon père, le grand Tanor…
– Tout prêtre qu’il est, ton père n’a interprété que des signes abscons, le vol d’un phénix qui se détachait des autres au-dessus de la montagne, une vague incongrue dans un lac juste avant l’ère de la sécheresse…
– Un coup de vent qui a ouvert le livre des Anciens juste à la page du Déluge, reconnut Ildi en éprouvant la futilité de ces soi-disant annonces…
– Écoute, Ildi, il va se passer quelque chose ce soir, je le ressens tout au fond de mon être, et l’instinct divinatoire fait partie de notre race. Mais nul ne sait quoi. J’ai bien peur que la Catastrophe emporte tout sur son passage, le peuple de Sel comme l’espèce des humains. Nous compterons de notre côté sur les phénix pour nous tirer d’affaire. Des bateaux de bois et de pierre seraient inefficaces pour protéger notre constitution .
– Mais comment comptez-vous faire ? En quoi les phénix pourraient-ils si bien vous abriter ?
– Je ne peux te le révéler, ma douce – Sau redoutait entre autres la présence d’un garde aux aguets caché dans le tunnel – mais tu ne dois pas te préoccuper de nous. Tu dois prêter main forte à ton père, aider les enfants et les vieillards, chez toi, à supporter ce qui va se passer, surtout dans les premiers instants, quand cela commencera ».
Ildi frissonna :
« Mais que pouvons-nous faire pour enrayer cela, pour convaincre les déesses que nous ne sommes pas tous des ingrats inconstants ?
– Prier, garder espoir et se montrer courageux ».
A ces mots, Sau déposa un baiser sur le tendre front.
« Il faut que j’y aille, ma douce amie. Veux-tu m’accompagner pour embrasser Jicaon, peut-être pour la dernière fois ?
– Oh non, je vais le revoir ! Promets-moi que nous allons nous retrouver ici ce soir, afin de décider de ce que nous allons faire. J’aurai peut-être une chance de finalement te convaincre de monter dans notre bateau. »
Sau et Ildi tombèrent dans les bras l’un de l’autre puis fuirent, le cœur gros, chacun de leur côté, sans se retourner. Chaque minute devenait précieuse.
Ildi rejoignit le grand Tanor au temple.
« Père…
– Ma fille, te voilà enfin. Le temps presse. Il faut finir les paquets, réunir les derniers animaux en liberté et les attacher, remplir les outres. Déjà la couleur du ciel est en train de muer.
– Père… Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous… Comment avez-vous pu convaincre des milliers d’hommes de sacrifier leur maison pour construire des bateaux qui ne seront peut-être d’aucune utilité… Comment pouvez-vous croire que tous les humains sortiront indemnes d’une Catastrophe diluvienne tandis que seul le peuple de Sel se dissoudra dans une eau si partiale ?
– Ildi… Comment oses-tu…
– Père, le coupa Ildi avec une assurance nouvelle, il y a des hommes bons aussi dans le peuple de Sel, je ne vois pas pourquoi la colère des déesses ne traiterait pas les deux versants de la montagne sur un pied d’égalité ! Les humains aussi ont pillé, tué, menti, et ce depuis toujours. J’en suis convaincue : nous ne valons pas mieux que le peuple de Sel ».
Le regard de Tanor se durcit. Il lissa sa courte barbe blanche…
Aurélie GASREL © « De sel et de terre » – Une nouvelle inédite pour les K2Mars 2021 – septembre 2021.
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