« L’art des condoléances »
(…) Extrait du livre
Une start-up californienne a alors racheté soudainement les droits. Et même à prix d’or les six cartons d’invendus encombrant mon mobil home depuis 1996. Ensuite ma vie a pris l’une de ces accélérations quasi quantique qui nous dépose à demi assommé bien loin de notre point de départ.
Hier et sans surprise le magistrat a rendu son verdict établissant que ma huitième et ultime demande de sursis est rejetée. Je suis donc transférable. Le transfert est prévu pour dans dix-huit jours. Quatre-cent trente-deux heures. Vingt-cinq mille neuf cent vingt minutes. Oublions les secondes. Car là je préférerais me reposer dans ma bauge plutôt que de ressasser cette tragédie. Au fond je n’ignore pas – et nous nous le chuchotons tous lors des mauvais jours – que ma mort ne sera une tragédie strictement que pour moi-même. Et encore. Aussi somnoler un peu en pataugeant dans mes excréments comme tout ceux de ma race, c’est le mieux que je puisse faire à présent.
D’autant plus que j’ai eu une semaine un peu dure. Et on est que mardi.
Ils veulent que je raconte comment et pourquoi j’en suis arrivé là. Confession écrite. C’est pour édifier les indécis relativement à l’amplification. Il faut convaincre les derniers « douteurs » comme le rabâche les chaînes d’infos. Tout dire je dois tout dire. Si je refuse de coopérer, ils disent que mon transfert sera beaucoup plus long et beaucoup beaucoup plus douloureux voilà ce qu’ils disent. Menaces. Déjà que tout transfert est une abomination, je préfère ne pas le détailler, peut-être plus tard. Alors promettre de faire durer et de rendre ces derniers instants encore plus douloureux c’est terrifiant. Donc je vais leur écrire quelque chose. Quelque chose dans ce genre :
Je dirai que j’ai été très ébranlé par l’interdiction de ma profession et la fermeture de tous les établissements spécialisés s’y rapportant, quelques années après la vente de mon Art des condoléances. Mon métier, c’était venu par hasard. Une fille. Une fille rencontrée, on avait rapidement décidé de construire ensemble une vie et son père m’avait alors recruté. Employé de funérarium. Au début je ne savais pas trop c’était bizarre mais on s’habitue. La fréquentation des morts je veux dire. Dans notre regard de vivant, leur corps immobile s’affirme comme la plus appuyée des présences. Nul n’est plus là qu’un défunt. Alors j’ai travaillé au funérarium. Transporter, faire la toilette, crématiser. Recevoir les familles aussi et présenter la gamme des cercueils, les versions basiques et celles de luxe. Avec cette fille ça s’est vite terminé mais son père a dit tu peux continuer à travailler ici tu es doué pour ce métier. Alors je suis resté et on parlait jamais de sa fille. Puis un jour il a fallu fermer la boutique car les nouvelles lois relatives à l’amplification impliquaient que les obsèques seraient définitivement abandonnées. Révoquées. Inutiles. Interdites.
En colère et désespéré, le père de mon ex-amoureuse m’a dit écoute tout ça c’est de ta faute car depuis que tu as vendu cette ineptie d’Art des condoléances aux américains tout est parti de travers et me voilà sur la paille pauvre con je t’ai donné ta chance même après que tu ais rendu ma fille malheureuse et toi pour me remercier tu détruis toute une profession. Oui j’ai fait en baissant les yeux. J’étais dévasté. Avoir raison peut parfois provoquer des catastrophes. En effet en quelques années, explorant, vérifiant, validant et développant technologiquement avec des physiciens ma théorie du transfert de conscience, emprunté elle-même à l’antique science des scribes égyptiens, devenue multinationale à la vitesse de la lumière la start-up – par un innovant process de compression mémorielle stockable et transférable – a conduit l’humanité enthousiasmée par ce grand bond de géant vers l’immortalité. Qu’à changer de corps. Pas compliqué d’en acheter un. Les pauvres sont légions et ils sont prêts à vendre leur corps au diable pour sauver leur famille.
(…) Extrait du livre
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