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A. CROWLEY
Qualifié de » plus grand mage des temps modernes » par les uns, Aleister Crowley fut aussi un poète de talent, journaliste et écrivain reconnu, champion d’échecs, alpiniste chevronné, voyageur sans limite du visible comme de l’Invisible et aventurier, occultiste de génie… Provocateur hors pair aussi – honni ou acclamé selon les foules – initié sur tous les continents aux plus hauts grades des sociétés secrètes de son époque, il fut également le théoricien et le praticien d’exception de sa propre Magie, qu’il nomma Magick en hommage à ce qu’il considérait être l’essence de la Magie originelle, qu’il entendait rénover totalement selon sa vision propre, à travers ses rituels. Fondateur de l’Astrum Argentinum, Aleister Crowley laisse derrière lui un corpus fondamental de textes essentiels dont le Liber Legis reste à l’évidence, la clef de voûte de son système magique. Ce livre, de Serge Hutin, publié il y a plus de 30 années et devenu introuvable, se trouve enrichi de nombreux documents ; iconographie, préface, postface et annexe dans cette nouvelle publication revue et augmentée par les éditions Arqa.
PRÉFACE
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
Fay ce que Vouldras
Ce sera le Tout de la Loy
à Serge Hutin
La réédition aux éditions Arqa de cette biographie d’Aleister Crowley par Serge Hutin s’explique à double titre. Avant tout, l’ouvrage de Serge Hutin était regrettablement devenu introuvable depuis bien longtemps sur le marché des livres d’occasion et nous pensons qu’il méritait amplement d’être relu et enfin remis au jour par nos soins. De plus, bien que plusieurs spécialistes en France, et c’est tant mieux, se soient penchés sur un travail biographique approfondi sur Aleister Crowley ces dernières années, tel Christian Bouchet, dont le travail universitaire reste à ce jour incontournable sur le personnage (1), nous considérons pour notre part que l’esquisse de Serge Hutin dans cet ouvrage, quoique survolant très largement la destinée du mage fait, néanmoins, une place non négligeable à la perception psychologique et à la description du caractère d’Aleister Crowley, chose assez importante pour être notée, tant elle fait défaut à nos biographies contemporaines. Ces deux raisons nous ont semblé largement suffisantes pour entreprendre cette réédition et rendre un hommage mérité, au passage, à celui qui marqua de son pas et de ses nombreux livres, la Tradition Hermétique de la seconde moitié du XXe siècle, nous voulons parler de Serge Hutin. En guise de post-face, le travail éclairant de Pierre Victor, auteur de deux articles oubliés sur Aleister Crowley, publiés dans les années cinquante, vient parachever ce livre pour mieux encore nous inciter à lire ou relire les textes de celui qui écrivit au Caire en 1904, sous la dictée de l’entité suprahumaine Aiwass, le Liber Legis.
Aleister Crowley ou l’Absolu Magick
Aleister Crowley (1875-1947) qualifié par Robert Amadou « de plus grand Mage des Temps modernes » est une figure de l’Occultisme du XXe siècle que l’on aime ou que l’on déteste, qui de toute façon ne laisse pas indifférent, mais que l’on se doit de connaître singulièrement, si l’on s’intéresse de près aux différents courants hermétiques de cette période et pourquoi ne pas le signaler au passage, aux nombreuses résurgences, égyptiennes, médiévales et alchimiques notamment, qui émaillèrent partout en Europe la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
Étudier Crowley c’est étudier tous les mouvements initiatiques de son temps partout en Europe mais aussi dans les coins les plus éloignés du globe, en Amérique du Sud, en Inde, en Chine, en Afrique. Étudier la magie est une chose, pratiquer la magie en est une autre. Comme venu du fond des âges, aux confins des mondes engloutis, Crowley fut un ambassadeur hors pair de cet art transcendantal, art de la compréhension absolue de toutes les formes prises par la Nature naturante, dans ses acceptions les plus nobles comme dans ses conséquences les plus effroyables. Un art du retournement des choses, des principes et des causes où le mage crée à son échelle, tel un démiurge, le macrocosme au grand jour et transmute sous la voûte étoilée sa part d’ombre en étincelle divine. Praticien d’une théurgie magnifiée et grandi par la pénétration de l’esprit au sein de la tourbe céleste, par la texture de l’être, par les connaissances acquises, Aleister Crowley reste, inconditionnellement, en témoin de son temps, la figure de proue authentique permettant la résurrection de la force cachée capable de faire d’un être de boue, un être debout.
D’où venait exactement Crowley, de quel égrégore constitué ? De quelles parties des limbes éthérés son extraction fut-elle possible, et à quelles conditions ? Missionné il le fut, c’est certain, et avec les Reuss, les Mathers, les Yeats, les Westcott il réanima des abysses veinés de pourpres, l’écho des litanies psalmodiées d’éternité par tous les prêtres antiques. Faillit-il à sa mission et quelle fut-elle en réalité ? Au regard de sa vie, de sa fin surtout, voilà un questionnement qui mériterait une réponse. Mais qui serait bien assez fou pour accorder foi à une telle réalité ? Des temples des jardins suspendus de Babylone aux primitifs sanctuaires de Memphis, la prophétie s’accomplit ainsi, laissant là, place à un homme qui se disait une bête, pour livrer au monde ébahi la contemplation magique des temps nouveaux. Qu’aurait été réellement la Théurgie du XXe siècle sans l’apport gnostique et circonstancié d’un Crowley ?À cet instant de notre développement, il nous souvient cette phrase magnifique d’Antonin Artaud dans le Théâtre et son double : « Dans le monde manifesté et métaphysiquement parlant, le mal est la loi permanente. » Ne faut-il pas voir, résumé ici en quelques mots, tout le système ontologique de Crowley, basé sur la problèmatique du Mal, de la Loi, ainsi que des différents principes qui en découlent (2)? Nous le pensons et croyons aussi que c’est dans cette confusion des genres, qui assimile l’auteur à son œuvre, sa biographie à ses provocations, que se trouve la déshérence charismatique du plus grand Mage des Temps modernes.
Cet art absolu Aleister Crowley le nomma Magick, ce qui pour lui voulait tout dire, comme s’il pouvait résumer en un mot la quintessence de l’univers. Magick est l’Homme comme Magick est Dieu. Et pour Frater Perdurabo, de l’Homme à Dieu, seule compte une pratique, assidue, indiquée par une Voie Royale, nous voulons dire ascétique, yogique même, qui permet en pleine conscience, au moment prédestiné, le franchissement de l’Abîme dans une sublimation totale de l’être, par une exploration sans retour, purifié qu’est l’homme totalement dépourvu d’attaches, par la fusion des corps, sur le fil du rasoir.
C’est cet homme génial, irritant, magnifiquement saint et terriblement maléfique, doté d’une puissance hors du commun que nous donne à croiser, par le biais des mots, du regard, dans le silence de la lecture, Serge Hutin dans cette biographie.
La Magick de Crowley est là pour l’approuver.
Serge Hutin – Par la voix des Rose+Croix
Quelques mots en hommage à Serge Hutin (1929-1997), auteur de cet ouvrage sur Aleister Crowley, nous semblent utile maintenant pour retracer son parcours personnel et mieux nous faire comprendre ce qui l’amena à cette biographie. Serge Hutin est né le 2 avril 1929 à Paris, dans le 6e arrondissement ; une carence physique mineure mais patente due vraisemblablement à une poliomyélite contractée à sa naissance l’handicapera toute sa vie et son écriture personnelle au style aisément reconnaissable, très large, ronde et ample était dans le fond la trace la plus visible de sa difficulté d’être. Aussi, dans ses conférences, souvent on le voyait lever ses yeux bleus au ciel, dans une pose qui lui était caractéristique et le rendait comme tout illuminé. De sa nature profonde, timide, charitable et souriante, il ne se départit jamais, vivant avec sa mère à Fontenay-aux-Roses un amour filial qui fut aussi un attachement de tous les instants, au-delà de la mort, même. Ecrivain, il le fut. Dans un monde où l’édition dans ce secteur d’activité est particulièrement délicate, il quitte courageusement son poste d’attaché au CNRS et tente, tant bien que mal, fort d’une exceptionnelle érudition, de vivre de sa plume. Ses rencontres et relations diverses l’amènent à fréquenter la plupart des mouvances traditionnelles de son temps. Il terminera sa carrière d’initié en tant que Supérieur Inconnu du Martinisme et fut élevé au 31e degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté – une proposition au 33e degré de ce même Rite, ce qui n’aurait certes pas été immérité, restera pour d’obscures raisons sans suite. Un nombre impressionnant d’articles écrits, plus de quatre cents, sur les sujets les plus variés dans plus de soixante-dix revues et plus de quarante ouvrages publiés, des biographies comme des études thématiques verront le jour durant cette période prolifique, sans compter les centaines de conférences et participations à de nombreux colloques, ce qui fera de Serge Hutin un des auteurs les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle, pour les sujets abordés (3). Fasciné par les sociétés secrètes, l’Histoire, le mystère, le personnage de Crowley est pour lui l’occasion de persévérer dans la voie tracée. Lorsque Serge Hutin, en 1973, s’attelle à la tache d’une biographie d’Aleister Crowley, commande des éditions Gérard & Co, dans la collection Marabout, il a 44 ans et son passé de chroniqueur et d’écrivain est déjà bien établi. Il parle couramment l’anglais, sa thèse de Docteur ès Lettres d’Etat soutenue à la Sorbonne en 1958 porte sur Henry More et les Platoniciens de Cambridge et de façon complémentaire sur les disciples anglais de Jacob Boehme aux XVIIe et XVIIIe siècles (4). C’est dire si l’approche de l’Histoire de la Tradition Hermétique en Grande Bretagne ne l’effraie pas, et après tout quoi de plus naturel que de voir le prolongement évident de ses recherches axées sur le Rosicrucianisme anglo-saxon se perpétuer à travers les différents mouvement initiatiques issus du XIXe et XXe siècle tels la SRIA et la Golden Dawn, entre autres, dont il est question dans ce livre qui furent les représentations les plus tangibles d’alors. Continuation logique donc, que Serge Hutin, en laboureur consciencieux, mena à son terme historique. Ainsi parut la première biographie en langue française d’Aleister Crowley.
Ajoutons toutefois, pour faire bonne mesure, l’importance qu’accordait Serge Hutin à l’Ordo Templi Orientis (5), dont il fit partie à la fin de sa vie. Ce fait dont nous avons parlé pour la première fois lors de l’édition du Numéro Spécial de notre revue Arcadia en juillet 2002 était totalement méconnu des spécialistes, voici donc une nouvelle pierre blanche apportée au parcours biographique de Serge Hutin (6). Une initiation derrière laquelle nous aurons à cœur de voir l’aboutissement d’un destin de Lumière tout tracé de voiles lactés. Sa fin, que l’on pourrait qualifier de « triste », tant Serge Hutin la sollicita parfois, baignée tantôt dans les larmes de son amour perdu pour Marie-Rose Baleron de Brauwer, toujours présent à son esprit, et tantôt dans les vapeurs éthérées de l’alcool, se trouve grandit à nos yeux. Tous ceux qui l’ont connu en témoignèrent, jamais il ne se plaignait. C’est parfois à ce genre de détails que se mesure la grandeur d’âme.
Dans cet hommage rendu à Serge Hutin – nous ne résistons pas au plaisir de la citation – Françoise Leclerc, amie fidèle, le décrivait ainsi :
« A l’écriture, Serge a consacré le meilleur de lui-même et de son temps. Car c’était d’abord cela, Serge Hutin : un écrivain. Ecrire lui était facile. Il pouvait écrire des heures durant, sans fatigue apparente, sans chercher sa phrase ou ses mots, sans correction ni rature aucune. Cela venait tout seul, coulait de source. Ecrire était sa deuxième nature, son talent à lui ; et il l’a fait fructifier pour notre plus grand bonheur et notre progrès dans la Connaissance. Et il était là, assis dans le jardin, en ce mois de mai, peu de temps avant sa mort, écrivant, réinventant et ordonnant ce qui n’est qu’illusion et apparence. Il était là, faisant surgir du terreau tout l’or du monde. De Serge Hutin, théurge et magicien, j’ai en mémoire le souvenir fragile et précieux de ce jour où nous nous promenions dans les bois de Chatenay-Malabry, tout près de ce qui fut la propriété du duc de Penthièvre. Tandis que nous marchions, le pied de Serge glissa sur la terre lourde et mouillée ; et de la terre jaillit, bref éclair, une pièce qui avait la couleur de l’or. L’ayant ramassée, nous vîmes qu’il s’agissait d’une pièce de métal, frappée à l’effigie du roi Louis XVI. Elle est éteinte l’église sainte. Mais le sacristain demeure, flamme vivante, éclairante ; Serge Hutin, présent à notre esprit (7). »
Serge Hutin est passé à l’Orient éternel le 1e novembre 1997 à Prades, dans les Pyrénées Orientales. Il repose en paix dans le petit cimetière du village, au pied du massif boisé du Canigou.
Pierre Victor – Comme un flambeau dans la nuit
Dans le cadre de cette présente réédition, il nous a semblé opportun par ailleurs d’adjoindre à titre de post-face à l’ouvrage de Serge Hutin, deux importants articles oubliés de Pierre Victor parus dans la revue La Tour Saint Jacques (8). Si l’article de 1958 sur le système magique d’Aleister Crowley est relativement connu des spécialistes (9), l’article de 1957 concernant la jeunesse d’Aleister Crowley est absent des meilleures bibliographies en langue française. A ce titre nous sommes heureux de pouvoir les regrouper et d’en faire ici une nouvelle publication.
A cet égard aussi, un aperçu biographique sur l’auteur de ces articles s’impose.
Qui est donc Pierre Victor ?
Derrière ce pseudonyme se cache un des meilleurs spécialistes de l’occultisme anglo-saxon de sa génération. De son vrai nom, Pierre Barrucand, il naît le 6 septembre 1919 à Paris, dans l’île de la Cité. Ami du maréchal Lyautey, son père Victor Barrucand (1865-1934), écrivain et journaliste, farouche combattant de l’antisémitisme d’alors, celui d’Edouard Drumont et de Max Régis, ne sera certes pas sans influence sur notre futur auteur. A la mort de son père, Pierre Barrucand n’a que quatorze ans, sa mère, libraire, journaliste, critique d’art, aura la lourde charge de parfaire son éducation humaniste. Très tôt, le jeune Pierre s’inquiète du nouveau visage que prend l’Europe ; en 1936, la guerre civile en Espagne l’ébranle (10). En 1940, horrifié par la politique antisémite et antimaçonnique de Pétain, il entre dans la Résistance française, activité reconnue après guerre par l’attribution de la médaille de la Résistance et de la Croix de Guerre. En 1946, au sortir du conflit mondial, il termine à Paris ses études et se voit licencié en Zoologie et en Biologie. Pourtant ce sont les Mathématiques, qu’il découvre en autodidacte, qui le passionnent au plus haut point – il deviendra successivement ingénieur chez Bull puis chercheur au CNRS jusqu’en 1984 (11). Son goût pour l’Hermétisme l’amène à publier différents articles, sous le nom de Pierre Victor (pseudonyme choisi en fonction de son second prénom déclaré à l’état civil) dès 1955, dans la revue de Robert Amadou, la Tour Saint-Jacques, puis dans la revue Politica Hermetica notamment, ce dès sa fondation. Articles ayant trait à différents portraits biographiques de représentants de courants antijudéomaçonniques. Fort attiré dans un premier temps par l’œuvre de René Guénon, il s’en détache progressivement pour se rapprocher d’une Théosophie panthéiste. Sa rencontre en 1947 avec l’alchimiste français Claude d’Ygé (12), qui le premier lui parle d’Aleister Crowley, est déterminante. Aussitôt Pierre Barrucand décide d’apprendre l’anglais pour lire Crowley dans le texte. De très nombreuses années d’études s’ensuivent, qui l’emmènent à correspondre et côtoyer de nombreux amis et disciples du mage britannique. Il faut surtout citer à cet égard Gerald J. Yorke qui l’initia à la pensée du Maître Therion et à l’Esotérisme en général, le cinéaste Kenneth Anger aussi, dont toute l’œuvre est directement influencée par Crowley, sans oublier Israel Regardie, lui aussi disciple éminent d’Aleister Crowley, auteur de nombreux ouvrages très importants sur la pensée crowleyenne (13).
Les deux articles de Pierre Victor sur Aleister Crowley que nous republions aujourd’hui sont le reflet pertinent de tout ce travail mené durant cette longue période d’études qui, lorsqu’ils furent édités, constituèrent en langue française, les premiers et seuls éléments biographiques sur Aleister Crowley (14).
Aujourd’hui âgé de 86 ans, Pierre Barrucand, vit et travaille à Paris.
Remerciements
Pour conclure nous n’oublierons pas de remercier les différents amis et collaborateurs qui nous ont permis de mener à bien ce projet de réédition.
Au premier chef notre ami Michel Moutet qui nous a aidé de ses conseils avisés et permis de reproduire la photographie de Serge Hutin en regard de cette préface (15), ainsi que la citation de Françoise Leclerc extraite des Cahiers du Réalisme Fantastique. Dominique Dubois qui nous a aimablement communiqué en 2002 son témoignage sur l’initiation de Serge Hutin à l’OTO et a bien voulu léguer au fonds d’archives Arcadia la lettre de Serge Hutin commentant son initiation, en illustration de notre texte. Pierre Barrucand pour la communication de nombreux détails historiques ayant permis la rédaction de sa biographie. Jean-Pierre Bayard pour son amitié constante et renouvelée. Frédéric Garnier pour son fraternel soutien. Qu’ils en soient ici remerciés.
Juillet 2005
* * *
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
INTRODUCTION
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
Soyez réalistes, demandez l’impossible ! Ainsi s’exprimait l’un des intrépides slogans juvéniles inscrits sur les murs de la Sorbonne par les étudiants « contestataires » de mai 1968. Aleister Crowley aurait fort bien pu le prendre pour devise. Cet homme ne se voua-t-il pas délibérément à la poursuite implacable, sans jamais abdiquer devant les douloureuses épreuves de la vie, du projet le plus susceptible d’être jugé « impossible » par les défenseurs du bon sens le plus élémentaire : devenir le plus grand des mages, au sein même d’une société matérialiste et terre à terre ? Parvenir à ce grand but en foulant aux pieds toutes les barrières, tous les obstacles de nature à le contrarier ? Rien de moins !
Dans sa grosse autobiographie (1). Crowley nous livre (2) l’attitude fondamentale qui ne cessera de l’enflammer pour son grand dessein. « Je me sens toujours (quand il écrivait ces lignes, il avait déjà quarante-sept ans) de l’âge d’environ dix-huit ou vingt ans (3) ; je regarde toujours le monde avec ces yeux-là (de jeune homme). C’est mon regret constant de voir que les choses ne s’accommodent pas toujours à ce point de vue ; et c’est ma mission éternelle (4) de sauver l’univers en lui faisant retrouver cet état d’innocence enivrée et de sensualité spirituelle.» Toute la carrière d’Aleister Crowley s’expliquerait merveilleusement par cet aveu pathétique : refuser systématiquement de devenir un adulte « raisonnable » qui aurait enfin cessé de vouloir plier la réalité à son imagination ; se considérer comme un maître prédestiné investi d’une mission supérieure providentielle à réaliser coûte que coûte ici-bas, sans se préoccuper des obstacles ou des réactions rencontrés immanquablement dans une société « réaliste », point du tout sympathique hélas aux mages prométhéens.
Mais, aux yeux de Crowley, ne se montrait-on pas bien plus sagement « réaliste » en exacerbant l’imagination qu’en la brimant ? Il écrivait donc (5) : « Je crois que la vérité n’est pas seulement plus étrange que la fiction, mais plus intéressante. Et (ajoutait-il d’une manière désinvolte) je n’ai aucun motif de déception, car je ne me préoccupe en aucune manière de toute la race des hommes — vous n’êtes rien d’autre (disait-il en apostrophant les hommes dans leur ensemble) qu’un paquet de cartes. » Cette dernière boutade révélerait, elle aussi, un trait de ce prodigieux aventurier moderne : affecter un langage désinvolte et cynique, alors qu’il s’agissait au contraire des questions qui lui tenaient le plus à cœur ; en l’occurrence, exercer une mission salvatrice parmi les hommes.
De son vivant, Aleister Crowley passera pour le type même du mage satanique, pour le spécialiste britannique attitré des messes noires et autres pratiques, sinistres mais si excitantes aux yeux du grand public. Voici un amusant petit fait, tout à fait symptomatique : dans les papiers de Crowley, son exécuteur testamentaire, John Symonds, trouvera une lettre, avec l’enveloppe timbrée pour la réponse, dans laquelle un brave homme sollicitait du mage l’autorisation d’assister à la messe noire ou au sabbat que Crowley ne devait pas manquer estimait ce naïf correspondant — de présider la veille de la Saint-Jean d’été. Même des hommes cultivés n’hésiteront pas à considérer le mage britannique comme un expert en lubricité, perversions, sacrilèges et diableries de toutes sortes. On verra, à la mort du mage, le Lord Chief of Justice en personne (le plus haut dignitaire de la magistrature britannique) faire, en guise d’oraison funèbre, la déclaration péremptoire que voici : « Aleister Crowley était le personnage le plus immonde et le plus pervers du Royaume Uni. »
Longtemps après sa mort, Crowley demeurera, dans l’image qui, chez la majorité des gens, surgit dès que son nom se trouve prononcé, un personnage fantastique et monstrueux qui mêlait le sacrilège aux vices les plus raffinés. Significative, la parution en 1964, dans le numéro 19 de la revue française Planète, d’un article de Jacques Mousseau consacré à Crowley, où l’auteur ajoute foi, sans contrôle, aux rumeurs les plus outrées et renchérit sur les anecdotes sinistres colportées sur le mage noir ».
De quoi n’a-t-on pas accusé Aleister Crowley ? De célébrer des rites sanglants, avec sacrifices non seulement d’animaux mais aussi d’êtres humains ; de pratiques répugnantes et sacrilèges, plus terribles encore que les messes noires. D’un sadisme monstrueux à l’égard de tous ceux (hommes et, surtout, femmes) qui avaient eu le malheur de lui accorder leur amitié confiante… On n’a même pas hésité à lui faire endosser une part directe de responsabilité dans la mise en place méthodique du nazisme en Allemagne. Crowley avait bel et bien proclamé : Avant que Hitler fût, je suis ! D’où la tentation bien compréhensible d’interpréter à la lettre cette réflexion ironique (6).
On a fait de lui un odieux traître à sa patrie, un vil espion, rémunéré par les services secrets allemands — alors que Crowley travaillait, au contraire, pour l’Intelligence Service (7).
Aleister Crowley fut-il vraiment le personnage si noir, si pervers de sa légende ?
Le seul moyen de nous en rendre compte serait — ce que tente ce livre d’étudier avec objectivité sa vie même et ses actes. Contentons-nous pour le moment de faire remarquer qu’Aleister Crowley fut parmi les hommes régulièrement calomniés par les journaux à sensation : on n’hésitera pas à engager de la sorte une campagne systématique de calomnies. Même un ancien ami personnel, Somerset Maugham, n’hésitera pas à faire de Crowley le héros inquiétant — Oliver Haddo — du roman Le Magicien, où l’occultiste britannique se trouve dépeint comme le type même du mage noir abusant de ses pouvoirs.
Pourtant, un homme remarquable, le général britannique J.F.C. Fuller, ancien ami et disciple du mage, ne se refusera pas, lors d’une conversation avec Cammell (autre ami de Crowley), à déclarer qu’il considérait Aleister comme « le génie le plus extraordinaire qu’il ait rencontré (8) ».
Quant à Robert Amadou, l’éminent historien français de l’ésotérisme et des sciences occultes, il devait écrire (dans le numéro spécial du Crapouillot sur « amour et magie », publié en 1958) : « Un seul homme, à notre sens, osa présenter sous une forme conceptuelle et revendiquer l’attitude magique fondamentale. Cet homme est le plus grand, le plus inquiétant et, peut-être, le seul magicien du XXe siècle occidental : Aleister Crowley. »
Il faut reconnaître que Crowley avait été en partie le propre artisan malicieux de sa légende de « redoutable mage noir » : par goût forcené de la bravade destinée à scandaliser le bourgeois, par sens personnel des fabulations de la bêtise humaine, il s’ingéniera de mille manières à laisser librement se répandre, voire à faire courir personnellement les bruits les plus fantastiques sur ses faits et gestes. Il conservera toute sa vie un penchant juvénile à choquer, à heurter, à braver les conventions et les usages.
Son ami Cammell relate un fait (entre bien d’autres) fort révélateur d’une constante de caractère dans le comportement de Crowley en public. Celui-ci donnait, au début de 1939, une grande conférence (partie intégrante d’un cycle, au niveau spirituel particulièrement élevé, sur les aspects philosophiques du yoga), d’une très haute tenue. Tout à coup et sans la moindre transition, l’auditoire stupéfait vit l’orateur interrompre son exposé pour crier à brûle-pourpoint : A bas le pape ! A bas l’archevêque de Cantorbéry ! (9). On imagine l’effet produit sur les personnes présentes. et d’autant plus qu’il s’agissait en grande partie de personnalités mondaines comprenant l’anglais (10), et que ce cycle — accessible sur invitations privées — était donné dans une salle du restaurant au premier étage de la tour Eiffel, lors d’un séjour du mage à Paris, Cammell fait d’ailleurs remarquer qu’il faudrait peut-être voir malgré tout, pour tenter de comprendre ce comportement choquant, au-delà d’une incoercible persistance de l’insolence juvénile : n’est-il pas avéré que Gurdjieff (autre mage fameux, contemporain même de Crowley) utilisait volontiers la tactique d’une provocation délibérée de l’auditoire (par des gestes excentriques, en proférant des propos injurieux) destinée à cristalliser brusquement – en la heurtant – l’attention de son auditoire ?
Aleister Crowley, s’il maniait à la légère la provocation abusive, aimait singulièrement aussi — ne l’oublions pas — l’humour sarcastique. C’est ainsi que, mi-sérieux mi-amusé, il commencera ses mémoires par cette modeste remarque sur sa province natale, le comté de Warwick : on a remarqué une étrange coïncidence, qu’un comté aussi exigu ait donné à l’Angleterre ses deux plus grands poètes — car on ne doit pas oublier William Shakespeare (1550-1616). »
Sans vouloir oser cette comparaison par trop prétentieuse, on ne peut nier qu’Aleister Crowley ait été une personnalité très fascinante, un homme remarquable aux facettes diverses. Si le présent ouvrage se consacre à élucider avant tout l’oeuvre magique de Crowley, ce dernier mériterait une étude spéciale à divers autres titres. Il fut de ces hommes aux dons et aux capacités multiples. Il se révéla très authentique poète, auteur de quelques-uns des plus beaux vers modernes (mais de forme très classique) de la langue anglaisent. Il fut également un dessinateur, un peintre, un graveur de très grand mérite. Il fut aussi un excellent alpiniste qui s’illustra lors de deux expéditions très difficiles dans l’Himalaya. Il fut de surcroît un joueur d’échecs passionné, ayant réalisé l’exploit d’avoir appris le jeu tout seul et d’y conquérir une virtuosité le rendant à même d’inventer des attaques inédites, grâce auxquelles, du reste, il triomphait de maîtres internationaux réputés. Même des talents humains censés subalternes ne lui demeuraient pas étrangers : il aimait préparer une cuisine orientale raffinée, avec un talent remarquable pour mijoter des plats indiens au curry.
Aleister Crowley donnait à ceux qui l’approchaient l’impression d’être un homme protéiforme, capable de se livrer intensément, dans la même journée, à toutes sortes d’activités très absorbantes. Ceux qui partageaient son existence quotidienne, ne serait-ce que temporairement, avaient l’impression vertigineuse d’être entraînés dans un tourbillon fantastique d’où seul Crowley se tirait sans fatigue.
Voici le témoignage, cité par Israël Regardie, d’un homme qui avait, vers 1928, été invité dans l’appartement de CrowIey : « On dormait peu, et on avait l’impression de passer vingt-quatre heures par jour à parler, à jouer aux échecs, à boire du brandy et à écouter des poèmes. Si, en plus de tout cela, on étudiait encore le système magique de Crowley, la tension était presque insupportable. »
On se trouve étonné de voir la prodigieuse, la diluvienne activité de Crowley se dépensant, se déchaînant dans les directions les plus diverses. Et d’autant plus qu’il ne s’agissait pas d’un homme à la santé toujours resplendissante et exempte d’ennuis très pénibles, graves parfois. L’étonnement surgit même en tenant certes compte de la proportion non négligeable d’ouvrages qui furent dictés à un secrétaire pendant des heures d’affilée en voyant le nombre très élevé d’écrits laissés par Crowley — nombre qui semblerait déjà copieux chez un érudit qui aurait eu le privilège (ce qui n’était à vrai dire pas le tempérament du mage) de pouvoir consacrer tout son temps à écrire tranquillement et à loisir dans un calme bureau.
Les goûts, les activités si multiples de Crowley traduisent l’une des caractéristiques les plus frappantes de sa personnalité hors de pair. On y rattacherait volontiers la propension de Crowley, tout au long de sa carrière de mage, à multiplier les personnifications, les identités prestigieuses : « Comte Svareff », « Lord Boleskine », « Gourou Shri Paramahansa Shivaji », « Maître Therion », etc. (12)
On est même étonné de voir que Crowley n’a pas manifesté ce terrible défaut s’associant si volontiers à l’homme qui se laisse dominer par ses trop multiples aptitudes et talents innés : celui d’une dispersion croissante qui l’empêchera, en fin de compte, de construire, d’édifier quelque chose de cohérent dans l’une ou l’autre des directions. Crowley réussit au contraire le tour de force d’être un tel homme aux multiformes et déconcertantes facettes, mais sans que la dispersion ait — ce qui est hélas si fréquent — ruiné ses chances de réaliser une œuvre quelconque plus solide. En fait, on retrouverait toujours, à travers toute la carrière du « mage » Crowley, la manifestation d’une rigoureuse unité personnelle dans la diversité, d’une fidélité de toute la vie — à travers tant d’aventures, de transformations, de métamorphoses à un idéal clairement, méthodiquement formulé dès la vingtième année. Ce fil conducteur de toute une vie, nous le voyons s’exprimer dans la profession de foi où Crowley déclarait son ambitieux et superbe dessein de se consacrer entièrement à la magie (qu’il écrivait avec une majuscule et orthographiait d’une manière archaïque Magick) dont il caractérisait ainsi les buts libérateurs : « Je me suis constamment voué au Grand Œuvre, entendant par-là l’œuvre de devenir un être spirituel, libre des contraintes, des hasards et des déceptions de l’existence matérielle. J’ai juré de réhabiliter la Magie, de l’identifier à ma carrière propre, et d’amener l’humanité à respecter, aimer et croire ce qu’elle a méprisé, haï et craint. » Ambition qui, pour fantastique qu’elle puisse sembler au rationaliste, ne s’en révèle pas moins précise, claire dans sa structure mentale. Ce sera, à travers maintes contradictions, parmi tant d’épreuves et aussi de douloureux échecs (certains auront pour responsable le mage lui-même), la véritable trajectoire, le principe intérieur d’unification d’une personnalité aux aspects si bizarres, si déroutants — mais qui toujours…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE PREMIER
Il existe de nombreux exemples d’hommes qui, par une apparente ironie du sort, naquirent dans le milieu humain le plus opposé qui se puisse concevoir à la voie qu’ils devaient illustrer (en bien ou en mal), une fois libres de leurs actions. L’un des cas les plus extraordinaires, les plus révélateurs, de ce décalage, de ce contraste si violent entre famille et vocation se trouverait sans nul doute chez un Crowley. Sans aucune exagération, il s’avère parfaitement exact de dire que sa vie réalisera, incarnera l’idéal humain diamétralement opposé à celui de ses parents : il cristallisera ce que sa famille abhorrait peut-être le plus, elle qui ne pouvait que voir dans le choix délibéré des pratiques magiques un sacrilège intentionnel.
Crowley, sciemment et délibérément, fera (nous le verrons) choix d’une pratique méthodique de la magie cérémonielle, alors que, dans la Bible qui était si chère à ses parents, on pouvait lire cette injonction implacable ; « Qu’on ne trouve personne chez toi qui exerce le métier de devin, d’astrologue, d’augure, de magicien, d’enchanteur, personne qui consulte ceux qui évoquent les esprits, disent la bonne aventure, personne qui interroge les morts, car quiconque fait ces choses est en abomination à l’Eternel. C’est à cause de ces abominations que l’Eternel ton Dieu va chasser ces nations devant toi. » (Deutéronome. XVIII, 12)
Edouard-Alexandre Crowley naquit à Leamington, près de Manchester, le 12 octobre 1875. Ce n’est qu’à son entrée à l’université de Cambridge que le jeune Alick (tel était le surnom donné à l’enfant par sa mère) prendra le prénom gaélique sous lequel il devait devenir célèbre : Aleister.
Nous avions eu la curiosité, sans révéler tout de suite l’identité du personnage (et sans connaître malheureusement son heure exacte de naissance), de soumettre la date de naissance de Crowley à une amie astrologue (Mme Granet). Celle-ci nous avait donné la réponse que voici (1) qui — on s’en apercevra — tombait tout à fait juste : « En considérant la date, on constate déjà « signe d’air vénusien, décan jupitérien », mais surtout proche du Scorpion (et subissant sûrement, fortement cette influence magnétique) et avec forte influence de Pluton, investigatrice de l’au-delà, occultisme et autres dispositions inquiétantes. D’autant plus, surtout, que d’autres planètes s’y ajoutent en maisons IV et IX (2).»
Mais nous voici plongés, dès la naissance du personnage, en plein extraordinaire : alors que les tout premiers souvenirs précis d’un jeune être remontent d’ordinaire à sa seconde année, Crowley se rappelait, lui, les détails de son baptême (accompli par immersion, comme c’était la règle dans la secte protestante de ses parents), célébré au cours du premier trimestre de la vie du bébé. On lit en effet (3) : « Il (4) se souvient de la forme de la pièce, de la disposition de ses meubles, du petit groupe de frères qui l’entouraient et de sa surprise de se voir vêtu d’un long vêtement blanc, d’être soudainement plongé dans l’eau puis remonté. »
Le père de Crowley, un riche brasseur, et sa mère (née Emilie Bishop), d’origine irlandaise, appartenaient tous deux à la secte protestante moderne la plus intransigeante, la plus rigoriste de toutes ; son père avait d’ailleurs été parmi ses adeptes de la première heure. Il s’agissait des Darbystes (ainsi nommés d’après leur fondateur, l’austère et fervent révérend Darby) dits aussi Frères de Plymouth, parce que leur première grande assemblée religieuse avait eu lieu dans la cité maritime du même nom (Sud-Ouest de l’Angleterre). Deux traits constituent l’essentiel de cette confession : une croyance à la vérité littérale absolue de la Bible ; une grande austérité de mœurs, condamnant non seulement le libertinage mais aussi toute propension à délaisser la recherche personnelle du salut pour se livrer à des distractions profanes, même anodines. Dans le ménage Crowley, la rigueur dépassera toutes les limites. Nul jouet ne sera donné à l’enfant, une seule lecture tolérée : l’Ecriture sainte ; les distractions puériles seront proscrites. Si le père, tout austère et rigoriste qu’il fût, cherchera pourtant à aimer et comprendre son fils, la mère, elle, poussera l’austérité jusqu’à une monstrueuse insensibilité. Détail remarquable : elle n’embrassera jamais son enfant, même lorsqu’il était tout bébé.
En lisant l’autobiographie de Crowley, on sent qu’il n’a jamais pardonné à sa mère de lui avoir ainsi refusé sa tendresse. Son enfance, atrocement frustrée, évoquerait à la rigueur la situation décrite dans Vipère au poing, le célèbre roman (en grande partie autobiographique, on le sait) d’Hervé Bazin en plus terrible encore, car Aleister était fils unique. Sans nul doute, la sensualité déchaînée du futur mage ne devrait pas être considérée comme seule en cause pour expliquer son futur donjuanisme : il est incontestable qu’une telle multiplication torrentielle des aventures féminines se rencontrera volontiers – recherche frénétique des tendresses féminines — chez un homme ayant été atrocement privé, dans son enfance, d’amour maternel. Un psychologue ne manquerait pas de remarquer aussi que les attitudes extrêmement cyniques manifestées par le mage vis-à-vis de certaines de ses conquêtes concrétiseront en fait une sorte de vengeance subconsciente rétrospective contre la mère autoritaire et dominatrice.
Aleister Crowley ne pardonnera jamais le rigorisme étouffant auquel il avait été soumis dans son enfance et son adolescence. Citons à nouveau un passage (5) de son autobiographie : « Encore et encore, nous verrons comment le fait d’imposer une théorie antinaturelle et les principes du (soi-disant) christianisme sur un génie (Crowley se montrait, on le voit, parfois aussi orgueilleux que Salvador Dali) particulièrement sain, positif, conscient de la réalité, créa un conflit dont la solution s’exprimait sur le plan matériel par quelque action extravagante. Mon esprit est sévèrement logique… » Crowley ne cessera de condamner toute discipline imposée, non acceptée, ne s’appuyant que sur une obéissance passive : « Toute loi qui tend à détruire les qualités masculines est une loi mauvaise, aussi nécessaire qu’elle puisse sembler en surface. »
Ce serait une erreur complète d’expliquer l’anticléricalisme d’un Crowley par le refus désinvolte de croire au sacré. Le mage s’expliquera fort bien à ce propos dans ses mémoires : « Le fait est que (…) j’étais le plus religieux des hommes. (…) C’est la plus profonde vérité. L’instinct fut masqué pendant longtemps d’abord par les abominations des Frères de Plymouth et des Evangélistes (révolte juvénile contre le rigorisme de la secte familiale), ensuite par le monde normal. (Nous touchons là une seconde clef capitale pour comprendre la personnalité de l’adolescent : la difficulté de s’adapter à la vie courante.) Il ne se révéla, sous une forme reconnaissable, qu’à une période ultérieure (à Cambridge, lorsque l’étudiant découvrira l’ésotérisme et les sciences occultes). Mais quand il le fit, cela devint l’axe de son être (6).
Il n’empêche que, par-delà même une révolte furieuse du jeune homme contre le rigorisme familial, Aleister Crowley se révélerait un cas exceptionnel mais significatif : celui de l’Européen ayant fini par se sentir — sur le plan spirituel beaucoup plus « asiatique » qu’« occidental ». Le mage le notera lui-même, en tentant de faire intervenir une hérédité mythique extrême-orientale (méconnue) du côté maternel : « De même que sa mère avait été surnommée la petite Chinoise à l’école (en raison de la forme de son visage), de même sa fille, Lola Zaza (l’un des enfants de Crowley), a le visage mongol encore plus prononcé. Sa pensée (celle de Crowley) suit cette indication. Il n’a jamais été capable de sympathiser avec aucune religion ou philosophie d’Europe ; de la pensée juive ou musulmane, il n’a assimilé que le mysticisme des kabbalistes et des soufis. Même la psychologie hindoue (…) ne lui donna jamais pleine satisfaction (…) le bouddhisme lui-même échoua à gagner sa dévotion. Mais il se trouva tout de suite chez lui avec le Yi-King (le grand classique chinois, à la fois révélation métaphysique et méthode divinatoire) et les écrits de Lao-Tseu (7).
Mais revenons à l’enfant. On devine la frustration constante de toutes ses années de formation, sans influence extérieure qui aurait été susceptible — aussi modestement que ce fût de constituer une sorte de compensation au rigorisme familial : dans les pensionnats qu’il fréquentera, très sévèrement tenus par des Frères de Plymouth, il rencontrera la même atmosphère puritaine.
La mort de son père (dans la nuit du 5 mars 1887 — l’enfant l’avait vue en rêve) coupera le jeune Crowley du seul être masculin qui, malgré son austérité, aurait été capable de le comprendre. Venu aider la mère, plus puritaine que jamais, le frère de celle-ci, Tom Bond Bishop, portera à son comble le rigorisme familial. A quarante-sept ans (l’âge auquel il commencera – nous l’avons vu – à rédiger ses mémoires), Aleister Crowley en voudra encore à son terrible oncle, dont le fanatisme biblique s’accompagnait d’un total mépris pour les émerveillements de l’âme enfantine : « Il (l’oncle) avait fondé la Children’s Scripture Union (Union Scripturaire pour les Enfants) et la Children’s Special Service Mission (Œuvre missionnaire spéciale pour les enfants). La première dicte aux enfants quels passages de la Bible ils doivent lire chaque jour ; la seconde les arrache à leurs jeux sur la plage et les livre aux divagations de pieux diplômés ou de geysers évangéliques appointés (hired Gospel-geysers) (8). » Heureusement, sa tante Ada lui manifestera une relative compréhension.
Ce rigorisme familial forcené se retrouvait hélas au pensionnat. A douze ans, l’adolescent subira un trimestre et demi de punitions et brimades systématiques pour avoir été l’innocente victime d’une stupide accusation faite par un camarade malveillant et mythomane : celui-ci avait été raconter au directeur que, lors d’une visite au domicile familial, il avait vu Crowley gisant ivre mort au pied de l’escalier ! Toute sa vie durant (l’injustice marque à jamais une âme d’enfant). Aleister se souviendra de cette si sotte affaire. Il se trouvera révolté plus encore sans doute par la perpétuelle obsession des « péchés sexuels » manifestée dans les établissements scolaires, et d’autant plus qu’il se verra un jour (il pourra, heureusement, se justifier) faussement accusé d’homosexualité par un camarade. C’est à onze ans, à la mort de son père, que le jeune Crowley avait osé en son for intérieur – sans pouvoir certes l’extérioriser encore – prendre le contre-pied systématique du christianisme familial, soutenant les ennemis de l’Eglise, proférant même en secret des prières sacrilèges pour demander l’anéantissement final de tous les Frères de Plymouth. Comme il arrive si souvent en pareil cas, le rigorisme religieux des parents de la mère surtout avait eu (on le constate) l’effet contraire à ce qu’ils souhaitaient. Sa mère avait pris l’habitude, chaque fois (et cela revenait souvent) qu’elle sentait le garçon devenir rétif et révolté, de le comparer à la « Bête de l’Apocalypse ». Aleister finira — nous le verrons — par arborer de son propre chef le titre sacrilège de « bête de l’Apocalypse » en réaction directe aux stupides apostrophes de sa mère. Voici, à cet égard, le témoignage de son ami John Symonds (9) :
« Pourquoi vous appelez-vous la Bête, lui demandai-je lors de notre première rencontre.
— Ma mère m’appelait la Bête, répondit-il à ma grande surprise. »
Au pensionnat de Tonbridge puis à la sinistre public school (10) de Malvern, tenue elle aussi par des Darbystes esclaves de leur littéralisme biblique délirant. Crowley pourtant se montra — en dépit d’une naïve discipline étouffante un excellent élève, dans les langues classiques comme en mathématiques, Si, lors de ses séjours dans la maison familiale de Streatham (dans la banlieue sud de Londres), le rigorisme maternel apparaissait plus implacable encore que la discipline du collège (11), le futur mage pouvait néanmoins commencer de se construire son propre univers imaginatif. Même les éléments négatifs de son « dressage » n’étaient pas sans avoir leur possible transmutation positive ultérieure : des séances familiales de lecture biblique, Aleister Crowley gardera toute sa vie un intérêt poussé pour l’exégèse scripturaire — qu’il utilisera évidemment d’une manière bien peu conforme aux vœux pieux des Frères de Plymouth.
Il est d’ailleurs extraordinaire que le jeune Crowley ne soit pas devenu, par réaction logique bien compréhensible contre le délirant rigorisme familial, un sataniste pur et simple, un « adorateur du Diable » s’identifiant à sa propre légende. En réalité, le cas d’Aleister Crowley illustrerait à merveille une distinction fort méconnue et pourtant capitale : celle qui sépare le luciférisme du diabolisme courant. Crowley fut sans conteste un mage luciférien ; il ne sera jamais un « diaboliste », un adorateur systématique du Mal. Nous verrons (12) qu’une telle distinction, loin d’être une simple nuance, s’avère capitale pour une compréhension vraiment juste de la haute magie.
Pour être impartial, il conviendrait de remarquer que s’il avait reçu une éducation rigoriste d’un tout autre type que celle des Frères de Plymouth, le jeune Crowley se serait également révolté — en secret tout d’abord puis ouvertement, une fois devenu jeune homme — d’une manière analogue. Imaginons l’adolescent élevé, par exemple, dans une famille catholique espagnole très rigoriste, chez des musulmans wahhabites d’Arabie Saoudite ou encore chez des brahmanes particulièrement soucieux d’orthodoxie rituelle et de pureté sexuelle : la révolte, rentrée mais furieuse; de l’adolescent, eût été, nous en sommes sûrs, absolument identique.
Crowley ne cessera, tout au long de sa carrière de mage – et en prêchant lui-même d’exemple de dénoncer les conséquences terribles du rigorisme sexuel. Il écrira (13) :
Aussi longtemps que les relations sexuelles se trouvent compliquées par des considérations religieuses, sociales et financières, aussi longtemps causeront-elles toutes sortes de comportements lâches, déshonorants et répugnants. » Il n’est donc pas étonnant de voir les jeunes hippies adeptes de la liberté sexuelle ranger Crowley parmi leurs maîtres à penser. On trouverait même chez lui des prises de positions qui, en 1972, rejoignent tout à fait l’optique de penseurs d’avant-garde. Il faudrait citer, à cet égard, un passage (14) où le mage dénonçait les terribles dangers qui menaceraient de plus en plus le monde contemporain pour n’avoir pas su (citons les propres termes de Crowley) instaurer un système par lequel tous ses membres peuvent être nourris convenablement sans conflit et les rebuts éliminés sans dommage (15).»
Au cours de l’été 1891, Crowley va bénéficier d’une aubaine providentielle : sa famille l’envoie, pour les vacances, parcourir le Sud-Ouest de l’Angleterre, sous la surveillance d’un précepteur, Archibald Douglas, que l’on croyait (bien à tort) très rigide. En effet, non seulement ce jeune homme traite l’adolescent en libre camarade mais il entreprend de lui faire partager ses propres plaisirs, réjouissances et divertissements. L’élève n’avait guère besoin d’être encouragé à la recherche délibérée des plaisirs de la vie qui lui semblaient paradisiaques. « Le christianisme, écrit-il avec une cynique candeur, s’évanouit à l’aube (16). » Fort précocement, il fit même la découverte de l’amour physique avec une jeune actrice du théâtre de Torquay. La mère et l’oncle s’aperçurent hélas des singulières tolérances du précepteur, mais il était trop tard : dès lors, l’adolescent guettera les moindres occasions de rompre avec l’impitoyable rigorisme familial. Il se vantera même, après coup, d’avoir réussi, sans se faire prendre à posséder une jeune femme de chambre sur le propre lit de sa mère…
Pour concrétiser sa révolte bouillonnante contre tous les conformismes, le collégien. fasciné par les expériences du laboratoire de chimie, aura l’idée saugrenue — le 5 novembre 1891 — de voir ce qui se passerait en allumant la mèche d’une énorme jarre remplie à se rompre d’un mélange explosif et amenée dans la cour du collège. La mise à feu déclenche une explosion très violente qui, curieusement, ne fait que casser de nombreuses vitres dans le voisinage. Quant à l’adolescent, qui aurait dû être tué ou devenir aveugle (le mélange lui avait en effet explosé aux yeux), il en sera quitte pour l’extraction douloureuse des quatre cents petits éclats variés qui lui avaient pénétré – mais sans dommage, ce fut un vrai miracle – le visage.
Durant des vacances d’été dans une famille amie de la sienne, à Eastbourne. Crowley devait découvrir, en faisant à maintes reprises l’ascension du Beachy Head, la si haute falaise qui domine la Manche en cet endroit de la côte anglaise, les saines joies de l’escalade, qui devaient devenir par la suite l’une de ses plus merveilleuses sources de joie, dans les Alpes (1894) puis au Mexique et – nous en reparlerons – dans l’Himalaya.
En fin de compte, après un scandale retentissant dans la famille qui l’hébergeait à Eastbourne (il prend furieusement parti contre la décision de s’opposer au mariage de l’une des filles de la maison avec un jeune homme qui avait le malheur de n’être pas membre des Frères de Plymouth et qui refusait de se convertir à la secte), sa mère et son oncle, s’apercevant que le jeune homme se révoltait de plus en plus ouvertement contre la religion et qu’il refuserait toujours d’être des leurs, décidèrent de le laisser désormais tranquille, de se désintéresser de son « salut ». On pourrait à juste titre s’étonner de voir qu’après tant de rigorisme impitoyable, la famille ait ainsi laissé le jeune homme soudain libre de mener, à Cambridge, une vie de totale insouciance, sans même subir des restrictions financières. Peut-être sa mère espérait-elle assister à un retour penaud de l’enfant prodigue ? Le fait est que le jeune étudiant se trouvait dès lors complètement libre de ses actes. Un an après son entrée à l’université, il hérite de son père, ce qui — comme il se trouve émancipé — l’autorise pratiquement à dilapider à volonté des sommes énormes. Jusqu’à sa mort. Crowley n’aura aucune notion élémentaire de la valeur de l’argent. Comme il l’avoue naïvement (17) : « Après cela (ma majorité), ce fut une simple question de signer un chèque, ce qui ne me donnait aucune idée de la nature de la transaction en cause. » En quelques années, le jeune homme viendra à bout du copieux héritage paternel : le goût raffiné du luxe le plus somptuaire, la volonté constante de se mettre en valeur, les folles générosités aussi (Crowley ne cessera, en ses périodes de prospérité, de prêter de l’argent autour de lui, sans jamais se préoccuper d’une éventuelle récupération des émoluments versés) le mettront à sec. A plusieurs reprises, Crowley disposera à nouveau de ressources financières importantes (par la rencontre de disciples admiratifs et généreux, par le succès réel de quelques-uns de ses livres, sans doute parfois aussi par les services secrets) ; chaque fois, il ne tardera guère à les dilapider avec étourderie et à se retrouver plongé dans des difficultés insurmontables. Il s’impose de ranger Aleister Crowley parmi les hommes qui, toute leur vie durant, demeureront des adolescents inaptes à gérer les sommes leur passant par les mains. Et d’autant plus que le choix délibéré d’une vie dorée par le jeune homme affranchi du pesant rigorisme familial revêtait à ses yeux l’importance d’une spectaculaire bravade, d’une vengeance triomphale contre les douloureuses contraintes connues au foyer et au collège. Trait tout à fait révélateur : lors de son premier séjour à Paris: Aleister Crowley, tout jeune encore, fera exécuter par l’un de ses amis peintres un grand tableau le montrant tel qu’il aurait voulu être à l’âge de dix ans : un petit lord tout vêtu de velours et de soie, à la chevelure bouclée, trônant émerveillé devant le splendide parc du château ancestral. Dans l’un des coins supérieurs, trône le blason de la noble famille à laquelle Crowley aurait souhaité appartenir…
Il est indéniable qu’outre l’impitoyable rigorisme religieux qui lui avait tant pesé, l’adolescent ne pardonnait pas à ses parents de n’avoir été que des bourgeois aisés : il aurait voulu naître d’une famille issue de l’aristocratie. Non seulement il se parera plus tard de ronflantes identités d’emprunt (Comte Svareff, Lord Boleskine, etc.), mais on le verra également s’inventer une filiation prestigieuse (de vieille noblesse gaélique) du côté maternel – et finir lui-même par y croire. Il ira jusqu’à prétendre, avec le plus grand sérieux, que le nom de son aïeul du côté paternel avait été, lui, formé par altération progressive de Kéroualle, nom d’une très vieille famille bretonne illustrée au XVIIe siècle par l’une des grandes favorites de Charles II, Louise de Kéroualle, que le souverain britannique avait fait duchesse de Portsmouth. Crowley se persuadera aussi, au moment de la rédaction de ses mémoires, que le nom « Crowley » dérivait de « Kéroualle ». En ce qui nous concerne, nous avouons ne pas en être convaincus outre mesure, malgré une vague ressemblance phonétique !
C’est le 1er octobre 1895 que le jeune homme s’était inscrit au collège de la Trinité, l’un des plus réputés de l’université de Cambridge. A l’en croire, il ne se passionnera, au cours de ses années d’étudiant, que pour la poésie, la magie (orthographiée sous la forme archaïque Magick) et la préparation du programme d’escalades à réaliser durant les vacances d’été. Mais s’il refusera, avec un dédain tout aristocratique, de préparer le moindre examen, l’erreur totale serait de croire qu’il figurera parmi les stupides étudiants trop riches ne se donnant même pas la peine d’assister aux cours et de travailler. Il se fera remarquer, au contraire, par ses dons très variés, qui s’exprimèrent par le choix d’un vaste programme d’études où les mathématiques et le latin voisinaient avec les langues étrangères (il apprendra même le russe), la philosophie, l’histoire des religions. On verra ainsi « A.E. Crowley malgré sa jeunesse, appelé à figurer parmi les collaborateurs — pour un ou deux articles consacrés à la magie – de la volumineuse et remarquable Encyclopedia of Religion and Ethics publiée sous la direction du professeur Hastings.
Dès ses années d’étudiant, Crowley se distingue en effet comme l’être prodigieusement doué, très polymorphe, capable de se consacrer sans dangereuse dispersion aux curiosités et aux actions les plus variées — assumant à Cambridge les deux rôles d’ordinaire opposés : d’une part celui de l’étudiant désinvolte et très riche entouré d’une petite cour de flatteurs et parasites ; d’autre part, celui de l’être studieux capable de picorer ses délices aux recherches érudites les plus serrées.
C’est à Cambridge que le jeune étudiant fait choix — pour remplacer les deux prénoms familiaux, trop « bourgeois » à ses yeux, d’Edward et Alexander – d’Aleister, qui était la transcription gaélique du second (Alexandre).
Comme bien l’on pense, à cet âge, Crowley, tout heureux d’échapper aux contraintes familiales, se lancera dans ce qui constitue pour tenir un langage psychanalytique, un défoulement en règle » C’est -alors qu’il écrit et qu’il imprime à ses frais deux recueils de vers franchement pornographiques : White Stains (« Taches blanches »), description par le détail des diverses perversions sexuelles portraiturées dans les épais volumes de la Psychopathia sexualis du docteur Krafft-Ebing (celle-ci venait d’être publiée) et Scented Garden (« Le jardin embaumé », sous-entendu : celui des voluptés charnelles). L’étudiant multiplie les expériences, avec des femmes de toutes conditions, y compris avec des prostituées de bas étage. Se penchant rétrospectivement sur ces « activités » sexuelles si multiples. Crowley reconnaissait sans détours, (18) qu’il n’y trouvait pas seulement sa revanche totale contre l’affreuse appréhension théologique du « péché charnel » mais que des expériences aussi fréquentes « … lui apportaient beaucoup de joie ». Son seul regret : avoir été obligé de perdre du temps à chasser des conquêtes, à courtiser de nombreuses femmes alors que — l’expression est amusante — un jeune homme normal devrait (estimera le nostalgique Crowley de quarante-sept ans rédigeant ses mémoires) recevoir ses libres facilités, apparaissant chaque soir sur l’escalier de service sans plus de complication que la bouteille de lait du breakfast (19)… Malgré cette vie sexuelle désordonnée, malgré toutes ses cyniques prises de position ultérieures sur les femmes, le « cas Crowley » se réduirait-il donc à l’exemple classique du sujet qui découvre très tôt la débauche et qui demeurera sa vie entière un libertin cynique ? Tout laisse voir, au contraire, la forme romantique du donjuanisme de Crowley : il sera l’homme qui multiplie sans cesse les expériences dans l’espoir de trouver un jour enfin son vrai complément féminin. Plusieurs fois,’Crowley – et jusqu’à un âge très mûr — croira avoir découvert la vraie compagne prédestinée. Chaque fois à tort, hélas !
Au point de vue physique, il faudrait mentionner un accident : très douloureux et dont, vingt-cinq années plus tard encore, Crowley subira périodiquement les retombées : s’étant rendu à la patinoire de Londres (le patin à glace le passionnait beaucoup), il se heurta accidentellement à un patineur – lequel n’était autre (ceci dit pour la petite histoire) que le duc d’Orléans, prétendant au trône de France. La chute fut brutale et malencontreuse ; elle lui causa une cystite. Autant dire, tout un mois d’atroces souffrances, et d’incurables séquelles…
L’étudiant ratera de peu une possibilité d’aller guerroyer en Espagne « pour la défense d’une noble cause perdue » : il se lie d’amitié avec un riche aristocrate britannique, Lord Ashburnham, qui rêvait de monter un corps de volontaires anglais, destiné à secourir les troupes de don Carlos. Mais l’expédition fit long feu, le yacht du lord, bourré d’armes destinées aux soldats carlistes, ayant été arraisonné par la marine espagnole. Crowley ne retirera de l’affaire qu’un titre (authentique, estimait-il) de chevalier, donné par un aristocrate ibérique, l’un des lieutenants de don Carlos.
Toujours à Cambridge. Aleister Crowley se vit offrir une autre possibilité qu’il rejeta cependant avec dédain car, disait-il, il ne voulait pas « être mené par des femmes »(20) : celle de devenir membre d’un groupe de sorciers (Witches).
Une précision s’impose : il n’était pas du tout question ici de la sorcellerie au sens français courant du terme (pratiques magiques sacrilèges associées au désir de se vouer à la pratique systématique du mal : envoûtements. sorts, etc.) mais d’une survivance secrète d’un culte britannique ancestral de la fertilité agraire, c’est-à-dire de la religion magique autochtone, pratiquée avant même l’introduction des divinités celtes puis grecques et romaines (21).
En revanche, le jeune Crowley donnera son adhésion à l’Eglise celtique, c’est-à-dire à un culte sacerdotal qui se réclamait d’un christianisme fortement ésotérique (une place centrale y était accordée à la légende du Saint-Graal), développé dans les îles Britanniques antérieurement à l’introduction du christianisme latin. Il ne s’agissait nullement chez le jeune homme d’une vague curiosité, encore moins d’une sombre hypocrisie : si Crowley s’était si fortement révolté contre le rigorisme des Frères de Plymouth et si les autres dénominations chrétiennes communes (catholicisme ou branches du protestantisme) ne le satisfaisaient certes pas davantage, il n’était pas un véritable ennemi du christianisme, même si sa manière de concevoir les traditions chrétiennes différait singulièrement de l’interprétation habituelle des dogmes et même si, loin d’être pour lui révélation unique et privilégiée, le christianisme n’apparaissait à ses yeux que comme l’une des formes, l’une des manifestations historiques de la Tradition suprême. Crowley ne niera jamais la stature spirituelle du Jésus historique ; mais il ne le considéra jamais non plus que comme l’un des Maîtres de sagesse qui avait réussi à indiquer aux hommes la voie d’une libération déificatrice.
Il nie, en revanche, que les préceptes de Jésus soient universels : selon Crowley, Jésus s’adressait à une minorité de disciples, ceux capables de se retirer de la vie courante et de rompre tous leurs liens familiaux et sociaux (22).
Au cours de sa carrière de mage, Aleister Crowley deviendra nous le verrons « Patriarche » d’un culte secret et instituera les rites imposants et minutieux des messes gnostiques ». Mais, entre-temps, les années passées à Cambridge seront décisives pour toute sa carrière future. Un de ses livres de chevet était, à cette époque la Nuée sur le Sanctuaire, traité écrit à la fin du XVIIIe siècle par l’alchimiste rosicrucien Carl von Eckartshausen (23) et dont le thème central fascinait le jeune homme. On y trouvait l’affirmation précise de l’existence d’une « Eglise intérieure », d’un Sanctuaire secret demeurant, à travers les âges, gardien du trésor caché des vraies traditions sacrées.
C’est à Cambridge aussi que Crowley fera (en mai 1898) la connaissance du peintre Gerald Festus Kelly, futur président de l’Académie Royale et qui, plus tard, siégera au sein de la société secrète rosicrucienne de l’Aube dorée.
Dès ses années d’étudiant, Crowley se montrera, pour avoir mis à profit toutes ses vacances, un grand voyageur, parcourant non seulement l’Europe occidentale, mais des pays plus lointains. On le verra par exemple à Stockholm où, le 31 décembre 1896,il vivra l’expérience d’une véritable libération intérieure — chose curieuse, elle se répétera douze mois après, jour pour jour — qu’il nous relate en ces termes (21) : « … ma nature animale se tint apaisée et fit silence en présence de l’immanente divinité du Saint-Esprit ; omnipotent, omniscient et omnipotent, s’épanouissant néanmoins dans mon âme comme si les forces entières de l’univers étaient de toute éternité concentrées et rendues manifestes dans une seule rose. »
Et s’il avait étudié le russe, c’était essentiellement pour pouvoir faire le déplacement (longuement rêvé) à Saint-Pétersbourg. Désormais, le virus des voyages était, de manière irréversible, incrusté au plus profond de son être… Mais on n’insistera jamais assez sur l’importance des années vécues à Cambridge pour sa formation personnelle : toutes les recherches, toutes les curiosités du mage s’y sont nouées, développées, y ont mûri, y compris son intérêt passionné pour les figures symboliques et divinatoires du Tarot, ainsi que pour la vieille méthode divinatoire chinoise par l’examen des trigrammes du Yi-king.
Cependant il ne faudrait pas omettre de mentionner – Cambridge n’est-il pas à une heure de train seulement de Londres ? — le rôle joué par les fréquents passages du jeune homme dans la capitale anglaise. Si les mondains ordinaires ne le fascinaient guère, il fréquentait en revanche avec délices écrivains, artistes, esthètes, toute la bohème dorée londonienne, et de préférence dans des cadres luxueux, somptueux, éclatants. Toute sa vie, Crowley aimera par exemple l’atmosphère si confortable et feutrée du prestigieux Café Royal, dans Regent Street. Il serait utile de préciser également que ce Café Royal, fondé en 1865, par un Français (Thevenon) établi dans la capitale britannique, abrite en fait toute une série de salles très luxueuses, petites ou, au contraire, de vastes dimensions. Crowley sera parmi les plus célèbres familiers de ce haut lieu londonien.
A sa sortie de Cambridge, le jeune Crowley loue dans Chancery Lane – bien d’autres domiciles londoniens se succéderont dans la vie du mage — un somptueux appartement sous le nom de Comte Vladimir Svareff. Il y transforme deux grandes pièces en oratoires occultes l’un blanc et l’autre noir, pour symboliser respectivement la Lumière et les Ténèbres, représentées par les deux colonnes (Jachin et Booz) du Temple de Salomon. Les murs de l’oratoire blanc étaient entourés de six grandes glaces destinées à renvoyer les forces mises en jeu lors des évocations magiques ; l’oratoire noir abritait, outre un squelette, une vaste commode sur laquelle se dressait un autel, lui-même supporté par la grande statue (en ébène) d’un nègre s’appuyant sur les mains. Chacune des deux pièces avait son propre cercle magique (avec, au centre. un triangle et des pentagrammes) soigneusement tracé sur le sol.
Pourquoi donc Aleister Crowley avait-il, dès son installation dans son premier appartement londonien, réservé deux pièces entières pour y pratiquer la magie ? Etait-ce simplement pour épater ses visiteurs ? En réalité, la vocation magique de Crowley n’était nullement une forme désinvolte de dandysme. Ce choix personnel avait été orienté, canalisé par une formation très précise, celle issue de son appartenance active à une étrange société secrète qui se réclamait des Rose-Croix : l’Ordre hermétique de l’Aube dorée (Golden Dawn). L’étude attentive des rapports entre Aleister Crowley et cette société secrète, de la manière dont il tentera de mettre en jeu les lois du monde surnaturel, l’élucidation des secrets révélés par cette voie, les instructeurs et les amis qu’il rencontre lors des réunions rituelles, c’est ce qui nous occupe surtout au cours du prochain chapitre, capital dans notre effort de comprendre la personnalité déroutante du mage.
Au préalable, il importerait de bien rappeler ceci : nul homme ne sera plus sérieux que Crowley lorsqu’il s’adonnera à la magie. Il existera certes le Crowley désinvolte, abusant d’un humour sarcastique, l’homme qui, par exemple, avant l’inauguration à Londres d’un nu du sculpteur Epstein, dérobera la feuille de vigne métallique qui devait y être fixée et qui, dînant le soir même au Café Royal, l’arborera triomphalement sur son smoking… Mais il y aura l’autre Crowley, sérieux, oserions-nous dire… comme un pape. Lorsqu’il pratiquait la magie. Aleister Crowley y voyait non seulement une activité efficace, obtenant des résultats tangibles, mais il y mettait toutes ses réserves intimes d’énergie, toutes les sources vives de sa personnalité profonde, en somme un véritable sens…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE DEUX
La prodigieuse aventure de l’« Aube dorée »
Comment Crowley fut-il mis en rapport avec l’« Aube dorée » ? Essayons dans un premier temps, de répondre à la question.
L’entrée de Crowley dans la société secrète de l’Aube dorée s’effectuera — comme c’est si souvent le cas pour les actes capitaux d’une vie — par une rencontre amicale, fortuite en apparence. Passant l’été de 1898 à Zermatt, au Coeur de la Suisse, pour s’y livrer à sa grande passion des escalades, le jeune homme y rencontre un compatriote féru d’alpinisme : Julian T. Baker. Aussitôt, les deux jeunes gens fraternisent et se découvrent une fascination commune : l’occultisme. Baker, féru d’astrologie et d’alchimie, était membre de l’ « Ordre de l’Aube dorée à l’Extérieur » (Golden Dawn in the Outer nous verrons tout à l’heure le sens exact de cette expression curieuse). Ce qu’il lui dit de ce groupement initiatique enthousiasme tout de suite l’étudiant de Cambridge : Baker le présente à un dignitaire de l’Ordre, George Cecil Jones. C’est par lui que, de retour en Angleterre, Aleister sera initié au premier degré (le 18 novembre 1898) de l’Aube dorée.
Il y prend, comme tous les nouveaux initiés, le nomen mysticum choisi par le candidat lui-même : Crowley avait opté pour la devise latine Perdurabo (je persévérerai). Comme diverses sociétés initiatiques, l’Ordre de l’Aube dorée concrétisait la nouvelle naissance, rituellement vécue par l’initié, par le choix d’un nom symbolique. Signalons en outre une particularité propre à cette fraternité : le fait que l’admission définitive du candidat se trouvait subordonnée à l’examen attentif de son horoscope.
Mais comment se présentait en fait cet étrange Ordre de l’Aube dorée ? Quelle en pouvait être l’origine précise ? Quels en avaient été les antécédents immédiats ? Comment s’était-il développé ? Nous voici obligés, pour tenter de répondre à ces questions, indispensables d’interrompre ici le développement chronologique de notre esquisse biographique. Du reste, notre diversion est importante puisqu’elle aidera à comprendre ce que fut le tournant décisif de toute la carrière du mage. Et d’autant plus que, loin de former une fraternité sans force réelle, il s’agissait — nous le constaterons — d’une société secrète ayant groupé d’authentiques gloires littéraires et artistiques de l’Angleterre de la Belle Epoque. Qui plus est, son influence devait se poursuivre ensuite par ses filiations directes ou indirectes, jusqu’à l’époque actuelle (1).
Longtemps mystérieuse, mal connue et méconnue, l’Aube dorée se trouve maintenant accessible au spécialiste des sociétés secrètes dans l’intégralité de ses nombreux documents, chartes, manuscrits, rituels confidentiels. Après les copieuses révélations de Crowley lui-même puis celles d’Israël Regardie (2), les dernières pièces inconnues du dossier y compris l’étrange « manuscrit Z-2 ») qui prétend offrir les moyens pratiques de réussir en privé la préparation méthodique de la pierre philosophale et de l’élixir de longue vie — sont toutes venues au jour en 1967, d’une manière assez spectaculaire : l’effondrement subit d’une maison abandonnée, située tout au bord d’une falaise affaissée de la côte sud de l’Angleterre, répand un beau jour sur les grèves une collection complète de manuscrits, de documents et d’objets rituels (tabliers et cordons divers, épées et poignards symboliques) en usage aux grades successifs pratiqués dans l’Aube dorée, et conservée dans une cachette que l’on croyait résolument inviolable ! C’est grâce à l’étude de ces éléments que Francis King a pu donner son livre Ritual magie in England (Londres, Neville Spearman Ltd, 1970) (3), paru en édition française (4) sous le titre Magie rituelle et sociétés secrètes.
Qu’était l’Aube dorée ? Grosso modo, l’une des sociétés dites rosicruciennes, c’est-à-dire se réclamant d’une filiation initiatique axée sur le symbole traditionnel de la Rose-Croix (une rose placée à l’intersection des deux branches de la croix) et dont l’existence s’était trouvée révélée pour la première fois au grand jour par la publication, au début du XVIIe siècle, des manifestes rédigés par le pasteur allemand Jean-Valentin Andreae (5).
L’Aube dorée apparaît cependant comme une société secrète ritualiste différente (il ne faudrait pas confondre ces deux organisations, malgré la double appartenance de plusieurs de leurs membres notoires) de la franc-maçonnerie. Elle présentait aussi la particularité, qui se retrouve toujours dans les autres organisations rosicruciennes, qu’elles soient aujourd’hui actives ou en sommeil, de comporter deux modes distincts d’activité : les cérémonies rituelles collectives ; le travail individuel (études confidentielles et rites privés) accompli dans l’oratoire de chacun des membres. II s’agissait de surcroît d’une société secrète axant délibérément ses buts sur la haute magie : permettre à l’homme de s’affranchir des limitations de son état terrestre ordinaire en lui offrant l’accès aux plans supérieurs d’existence, ceux où règnent des intelligences, des entités supra-humaines ; donner aux adeptes le moyen de posséder les clefs des correspondances entre l’univers (le Macrocosme, « Grand Monde », des traditions ésotériques) et l’homme (le Microcosme, « Petit Monde », pour user de la terminologie d’usage).
L’Aube dorée devait ainsi compter parmi ses membres nombre de personnalités éminentes de l’époque victorienne. Citons : le poète irlandais W.B. Yeats, futur Prix Nobel ; la grande actrice Florence Farr, amie de Bernard Shaw ; Arthur Machen (6), auteur de quelques chefs-d’œuvre du conte fantastique ; d’autres gloires anglo-saxonnes ayant illustré le même genre littéraire, comme J.W. Brodie-Innes (Frater Sub Spe. « Sous l’Espérance »), Algernon Blackwood, Sax Rohmer, Talbot Mundy. Charles Williams, sans oublier le plus célèbre assurément de tous ces maîtres de l’étrange, l’Irlandais Bram Stoker, auteur de Dracula, ce classique moderne du roman d’épouvante (7).
Mais il ne faudrait pas faire de l’Aube dorée une société secrète purement britannique, même si c’est en Angleterre qu’elle se fera connaître au grand jour. De fait, elle est issue d’une fraternité hermétique d’origine allemande. Cela n’a rien pour nous étonner, l’Allemagne ayant été à diverses époques cruciales une extraordinaire pépinière de sociétés marginales, comme par exemple à la fin du XVIIIe siècle. Dans des fraternités telles que les Rose-Croix ou l’Ordre des Illuminés, on rencontrait déjà une série de grades aux appellations similaires à celles en usage dans l’Aube dorée et les groupements connexes ou dérivés.
En 1885, un ésotériste anglais, le révérend A.F.A. Woodford, franc-maçon et, de plus, membre d’un mouvement rosicrucien britannique (la Societas Rosicruciana in Anglia), entre en possession d’une série de manuscrits magiques chiffrés qui avaient été rédigés par un « voyant » et occultiste londonien, Fred Hockley. Septembre 1887 : un ami du révérend, William Wynn Westcott (haut dignitaire de la Societas Rosicruciana in Anglia, qui deviendra plus tard le chef suprême, appelé en latin Praemonstrator, « guide « , de l’Aube dorée pour les îles Britanniques) réussit à décoder tous ces manuscrits. Hockley y décrivait, en anglais, les rituels, dont il avait reçu la transmission lors d’un séjour prolongé en Allemagne, de cinq degrés d’une société secrète rosicrucienne germanique. Une adresse codée y figurait également : celle d’une dame du nom d’Anna Sprengel, résidant à Nuremberg. Plus exactement : celle d’Anna Sprengel, comtesse de Landsfeldt. L’histoire des sociétés secrètes magiques rejoignait par l’intermédiaire de cette femme la petite histoire des cours royales : l’initiée de l’Aube dorée n’était autre que la fille naturelle du roi Louis ler de Bavière et de la célèbre danseuse et aventurière Lola Montès, à laquelle le souverain avait naguère décerné, à l’indignation de ses sujets (8), un titre héréditaire de comtesse. Il serait fort intéressant d’avoir des détails plus précis sur cette femme étrange qui, à l’inverse de sa tumultueuse mère, assuma le rôle d’une aventurière de l’« occulte » au lieu de se plonger dans les coulisses princières de l’Europe romantique. Il ne faudrait surtout pas confondre cette véritable Anna Sprengel (qui mourra en 1891) avec une aventurière d’assez bas étage, l’épouse d’un certain « professeurs (9) Théo Horos », et qui, avant de se trouver impliquée avec son mari (personnage fort peu reluisant, lui aussi) dans une triste affaire de viol de mineure et d’escroqueries, réussira un temps à mystifier les dignitaires anglais de la Golden Dawn (10), en utilisant des documents dérobés.
Quant à la véritable Anna Sprengel, en 1886, avant la volumineuse correspondance qu’elle entretiendra avec Westcott, qui s’était décidé pour sa part à lui écrire, elle avait déjà noué contact avec un homme qui devait devenir l’animateur le plus actif puis le chef tout-puissant de la Golden Dawn pour les îles Britanniques : Samuel Liddell Mathers (1854-1918), le maître vénéré puis (nous le verrons) le rival acharné du jeune Crowley. Anna Sprengel avait ainsi octroyé à Mathers, dès cette année 1886, une charte qui l’autorisait à implanter dans les îles Britanniques des loges de l’Ordre hermétique de l’Aube Dorée.
En 1888, Westcott et Mathers consacrent à Londres, sous le double patronage de la déesse égyptienne Isis et de la muse de l’astronomie, le premier temple, Isis-Uranie, de l’Aube dorée. Deux autres temples, tout aussi somptueusement aménagés, verront un peu plus tard le jour : le temple Horus à Bradford ; le temple Amon-Ra à Edimbourg, vieille capitale de l’Ecosse. L’Ordre tente alors de s’implanter en France ; à Paris, Mathers fonde le temple Hathor (nommé d’après une autre déesse de l’ancienne Egypte). Mathers finira d’ailleurs, à la fin du XIXe siècle, par établir son domicile dans le Paris de la Belle Epoque ; il y occupera plusieurs appartements successifs, du XVIe arrondissement à Montmartre et au quartier latin. Il deviendra l’ami du journaliste Jules Bois (11), passionné d’occultisme jusqu’à la crédulité déchaînée, rédacteur en chef du journal (au titre significatif de son contenu) L’Echo du Merveilleux. On peut y trouver (dans les deux numéros de décembre 1900) un article intitulé Isis à Montmartre, où l’on découvre les seules photographies connues de Mathers et de son épouse ; l’un et l’autre sont vêtus de leurs somptueuses robes cérémonielles de la Golden Dawn et portent les bijoux de l’Ordre. Lors de voyages aux Etats-Unis, Mathers y instruira d’assez nombreux disciples ; le plus dévoué sera l’éditeur De Laurence d’ascendance française. De toute manière, la Golden Dawn se trouvait fortement implantée en Grande-Bretagne vers 1895, et y comptait alors plus de cent membres actifs des hauts grades. En 1892, Mathers, reléguant Westcott à une direction honorifique, était devenu le chef autocratique de la Golden Dawn, menée d’une manière dictatoriale. Mathers, personnalité autoritaire, absolument incapable d’arrondir les angles, rencontrera des oppositions à la mesure (ou la démesure) de son caractère si entier. Il se brouillera ainsi avec des disciples fervents qui deviendront des adversaires non moins acharnés : Aleister Crowley sera du nombre. D’où l’apparition successive de diverses sociétés secrètes qui constitueront des schismes par rapport à l’Aube dorée primitive.
Quelques mots encore sur S.L. Mathers. Fils d’un Londonien, orphelin de bonne heure, il exercera divers petits emplois avant de devenir, en 1890, conservateur du Horniman Museum à Forest Hill (banlieue sud-est de Londres) puis de se consacrer entièrement aux recherches occultes. Il avait épousé la sœur du philosophe français Henri Bergson ; avec elle, il s’installera à Paris en 1894. Comme son disciple (puis redoutable rival) Crowley, Mathers était possédé par le lancinant désir de se découvrir à tout prix une origine familiale prestigieuse : on le verra prendre le titre splendide de comte Mac Gregor de Glenstrae et s’habiller en laird écossais, vêtu du kilt du clan Mac Gregor. Ajoutons que ses devises personnelles ne manquaient pas d’éloquence : l’une, latine, du néophyte, Deo Duce Comite Ferro (Avec Dieu pour guide et le glaive pour compagne) ; l’autre, gaélique, de chef de l’Ordre S’Rhioghail Mo Dhream (Royale est ma Race).
Il est remarquable que, bien que de filiation directe germanique, la société secrète de l’Aube dorée prenait son essor le plus vaste dans l’Angleterre victorienne : tout se passait comme si, en réaction naturelle contre le rationalisme ambiant et aussi cas particulièrement spectaculaire (on l’a vu) chez un Crowley — contre l’austère moralisme victorien, de nombreux Britanniques de la fin du XIXe siècle avaient volontairement convoité un renouveau de l’esprit magique et les émerveillements occultes les plus fantastiques.
A vrai dire, cet engouement n’avait pas, outre-Manche éclaté dans les années 80. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, l’époque du grand essor des hauts grades de la franc-maçonnerie, de nombreux frères, tout aussi enthousiastes dans les îles Britanniques que sur le continent s’étaient passionnés pour une recherche des antiques connaissances secrètes des Rose-Croix et de l’Ordre du Temple, tout spécialement abritées sur une mystérieuse et symbolique montagne d’Ecosse, le mont Heredom.
A la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, on verra Francis Barrett, membre d’une société secrète rosicrucienne, publier en 1801 un fort curieux ouvrage intitulé Le Mage (The Magus). Il s’agissait d’un traité pratique, donnant les méthodes précises à suivre (tracé du cercle magique, réalisation des pentacles, maniement approprié de la baguette et de l’épée, emploi des cierges ou bougies de diverses couleurs, prononciation correcte des formules) pour espérer réussir, dans un sanctuaire privé, l’évocation d’entités angéliques ou démoniaques. L’ouvrage comportait même les superbes portraits coloriés — que Barrett affirmait, avec le plus grand sérieux, peints d’après nature — d’un certain nombre de puissants démons. Barrett avait fondé, dans le quartier londonien de Marylebone, une école où il enseignait non seulement les secrets de la magie cérémonielle mais ceux de l’alchimie, à une poignée d’élèves choisis.
En 1865, Robert Wentworth Little avait fondé la Societas Rosicruciana in Anglia (12), organisant ses rituels et ses travaux d’après les manuscrits rosicruciens découverts par lui dans la bibliothèque de la Grande Loge maçonnique d’Angleterre. C’est parmi des membres de cette société secrète, groupant des maçons parvenus au moins au grade de Maître (sauf exception, comme Eliphas Lévi (13) qui, lors de son long séjour à Londres, y sera admis avant même d’être entré en maçonnerie) que, nous l’avons vu, se manifesteront les premières curiosités britanniques pour l’Aube dorée. Parmi les premiers membres de cette S.R.I.A., il faudrait citer en outre Kenneth Mackenzie. Il se réclamait aussi de sa propre initiation rosicrucienne privée, reçue à Paris par l’intermédiaire du comte hongrois Apponyi, attaché à l’ambassade autrichienne de la capitale française, ainsi que (abondance de biens ne nuit pas) de Fred Hockley, lui-même disciple d’un élève de Barrett.
Il ne serait peut-être pas inutile — car on retrouverait une conception tout à fait semblable à l’itinéraire magique de l’Aube dorée — de proposer ici la définition que Mackenzie donnait de la magie (14) : «… C’est, disait-il, une discipline psychologique (précision capitale, s’accordant à l’adage bien connu selon lequel « la magie est dans le magicien »), scientifique qui a pour objet les effets sympathiques des pierres, des drogues, des herbes et des substances vivantes sur l’imagination et la réflexion et qui jette un éclairage entièrement nouveau sur le monde de merveilles qui nous entoure ; elle confère aux phénomènes un ordre de classement cohérent et montre l’action bénéfique du Grand Architecte de l’Univers. »
Parmi les membres éminents de la S.R.I.A., il y en avait eu un particulièrement célèbre : Edward George Bulwer, Lord Lytton (1803-1873), l’auteur de Zanoni, ce célèbre roman fantastique (15) qui raconte l’histoire d’un haut missionnaire de la Rose-Croix n’hésitant pas à sacrifier son immortalité d’adepte par amour pour une jeune mortelle.
Le premier chef de la Golden Dawn sera précisément un autre membre de la S.R.I.A.: William Wynn Westcott (né en 1848), qui exerçait à Londres les fonctions de coroner (ce magistrat quelque peu comparable au juge d’instruction du système juridique français). Westcott n’était autre en réalité que le « Mage suprême » (président) de la S.R.I.A. ; et, dans la Golden Dawn, il verra son rôle dirigeant s’effacer graduellement devant le contrôle de plus en plus autocratique de Mathers. D’où, vers 1897, cessation de ses rapports avec l’Aube dorée pour un retour à sa première appartenance rosicrucienne (la S.R.I.A.).
Mais la société secrète de l’Aube dorée se réclamait, par-delà sa filiation rosicrucienne allemande directe (16), d’un patronage encore plus ancien, qui remonte au système magique du célèbre docteur John Dee (1527-1608), le fameux magicien, astrologue et alchimiste de la reine Élisabeth 1er. Quoique ce personnage soit le héros fictif du roman fantastique L’Ange à la fenêtre d’Occident de Gustave Meyrink (17), il a bel et bien existé. On garde encore ses ouvrages, et même le journal complet de toutes ses évocations magiques, découvert et publié en 1659 par l’érudit Meric Casaubon sous le titre Relation vraie et fidèle de ce qui se passa entre le Dr John Dee et quelques esprits. Le « Miroir noir du docteur Dee (en fait un morceau d’anthracite pur minutieusement poli) figure dans les précieuses collections du British Museum, de même que ses autres instruments de magie, y compris le disque en or alchimique (du moins John Dee le croyait-il) gravé en 1588-1589 pour commémorer une splendide « vision des sphères éthérées ».
Il se trouve que les esprits angéliques avec lesquels John Dee était entré en contact lui avaient enseigné (prétendait-il) tout un complexe système magique, dans une langue spéciale, qualifiée d’énochienne (18). On possède aussi, d’autres sources, un certain nombre de grimoires magiques soi-disant écrits en caractères « énochiens », et utilisés, peu avant les expériences de Dee, par des mages comme Cornelius Agrippa de Nettesheim, ou encore l’abbé Trithème.
Le plus célèbre de ces étranges grimoires était nous aurons à le présenter plus loin — la redoutable Magie sacrée ou Livre d’Abramelin le Mage, conservée à la bibliothèque de l’Arsenal (Paris) (19) et que Mathers traduira en anglais.
La société secrète de l’Aube dorée se vantera de connaître, tout au moins au niveau de ses grades supérieurs, le vrai secret de la si complexe langue « énochienne » aux hiéroglyphes biscornus, différente de tous les langages terrestre connus, que parlaient les entités intrépidement évoquées par John Dee. De ce « discours céleste », l’Aube dorée prétendra justement avoir retrouvé tous les secrets (20). Parmi les documents mystiques détenus par la société secrète, figuraient en effet les manuscrits énochiens, dans lesquels, paraît-il, s’abriterait la possibilité de réaliser les opérations magiques les plus extraordinaires. Voici, en guise d’exemple, le texte (bien difficile à énoncer) d’une formule « énochienne », transcrite en caractères latins : 0l sonuf vaorsay goho iad balt, lansh calz vonpho. Sobra Z — ol ror I Ya nazps. En prononçant correctement cette formule bizarre (qui, irrésistiblement, nous évoquerait le langage prêté aux Martiens (21) par certains récits de science-fiction du cinéma ou de la télévision), le magicien se trouverait — dit-on — entouré, à une distance d’environ 45 centimètres du corps, d’une aura magnétique en forme d’ellipsoïde ayant pour effet de rendre l’opérateur invisible !
Mais pourquoi cette société secrète rosicrucienne de la Golden Dawn se faisait-elle appeler. « Ordre hermétique de l’Aube dorée à l’extérieur » (Hermetic Order of the Golden Dawn in the Outer) ? Pourquoi donc cette précision apparemment bizarre, « à l’Extérieur » ? C’est parce que tout l’aspect visible, extérieur de l’Ordre, celui qui s’exprimait par des rites matériels, se trouvait considéré par Mathers et ses amis comme correspondant à une autre face, invisible et intérieure, celle des Maîtres cosmiques de la Grande Loge Blanche qui vivent sur un autre plan que l’existence terrestre tout en modelant à leur gré la réalité physique.
Il fallait tenir compte, en effet, de l’existence, selon les enseignements magiques de l’Aube dorée, de deux catégories supra-normales de contacts réalisables par les initiés : ceux avec des entités surnaturelles (les puissances angéliques ou démoniaques) ; ceux avec des êtres autrefois humains mais parvenus, c’est du moins ce que nous pouvons pressentir, au stade d’existence supérieur à celui des hommes ordinaires. Cet Ordre invisible des Maîtres cosmiques n’est pas formé d’entités surnaturelles : ils ont forme humaine, ils peuvent même se manifester corporellement sur ce plan-ci, et pourtant, ils s’affranchissent des limites habituelles d’espace et de temps auxquelles se trouvent encore soumis les hommes ordinaires. Mais sans doute vaudrait-il mieux céder alors la parole à un témoin direct, S.L. Mathers, celui-ci nous relate ainsi (22) ses périlleux contacts avec les Maîtres cosmiques :
« Je ne connais même pas leurs noms terrestres (ceux qu’ils portèrent avant d’atteindre la surhumanité). Je les connais seulement par certains hiéronymes secrets, et je ne les ai vus que très rarement sous leurs espèces physiques ; en ces rares occasions, ils me donnaient rendez-vous astralement et me rencontraient en chair et en os à une heure et en un lieu fixés au préalable. Pour ma part, je crois qu’ils sont humains et qu’ils vivent sur cette terre ; mais qu’ils possèdent des pouvoirs terribles et surhumains.
« Quand un de ces rendez-vous avait lieu dans un endroit très fréquenté, il n’y avait rien dans leur apparence personnelle ou leurs vêtements qui les distinguât en quoi que ce soit des gens ordinaires, excepté une apparence et une impression de santé et de vitalité transcendantes (qu’ils eussent l’aspect de personnes jeunes ou âgées) ; c’était leur caractéristique invariable ; en d’autres termes, ils avaient l’apparence physique que la possession de l’Elixir de Vie est traditionnellement censée conférer.» Quand le rendez-vous avait lieu dans un endroit coupé de tout accès avec le Monde Extérieur, ils venaient habituellement revêtus d’insignes et de robes symboliques. »
Mathers comparait ainsi le contact qu’il avait noué en ces occasions exceptionnelles avec ces prodigieux surhommes, à l’effet (non pas fugitif mais qui aurait été persistant) que subit le sujet qui, au cours d’un très violent orage, se trouve tout d’un coup mis au voisinage d’un éclair qui frappe le sol. Mathers prétendait avoir reçu ainsi, d’une manière directe, tous les enseignements magiques supérieurs incorporés par lui dans la seconde série des grades de la Golden Dawn. Il déclara ainsi (23) : « Presque toute la Connaissance du Deuxième Ordre m’a été transmise par eux de diverses manières, par clairvoyance — par projection astrale de leur part et de la mienne — par la table, par l’anneau et le disque (24), parfois par une Voix directement audible à mes oreilles et à celles de Vestigia (25), parfois copiée sur des livres qui m’étaient apportés je ne sais comment — et qui disparaissaient de ma vue, quand la transcription était terminée (26) – parfois par rendez-vous fixé astralement à un certain endroit, inconnu de moi jusque-là ; cette entrevue était fixée de la même manière et se déroulait de la même façon que dans les rares occasions où je les ai rencontrés directement sous leurs espèces physiques.
« Comme vous pouvez l’imaginer, la tension exigée par un tel travail a été considérable ; en particulier, j’ai cru que l’obtention du rituel allait me tuer ou tuer Vestigia (27), à moins que ce ne fût l’un et l’autre, la prostration nerveuse après chaque réception étant terrible du fait de l’effort déployé pour s’assurer de la correction de chaque passage ainsi communiqué ; cette prostration s’accompagnait en outre d’abondantes sueurs froides et de sévères pertes de sang par le nez, la bouche et parfois les oreilles. (…) Ajoutez à tout cela les cérémonies d’évocation, la lutte presque constante contre les Forces démoniaques qui s’efforçaient d’interrompre l’émission et la réception de la Sagesse ; et la nécessité de garder l’esprit exalté vers le plus haut niveau de l’Etre…
Avec la Golden Dawn (ne serait-il pas désormais normal d’utiliser plus volontiers cette appellation anglaise de l’étrange société secrète ?), nous sommes bel et bien en présence d’un mouvement d’initiation où la magie jouait délibérément, on le constate, un rôle déterminant : contact recherché avec les Maîtres cosmiques, c’est-à-dire avec les êtres parvenus au stade supérieur à l’état humain d’existence ; contact recherché avec les entités surnaturelles (évocation des anges gardiens et. inversement, protection active contre les entités démoniaques toujours à l’affût). D’où l’importance de diverses méthodes pratiques (de l’écriture automatique aux déplacements paranormaux à distance), destinées à permettre le contact avec les sphères invisibles dans les conditions trop habituelles de la vie humaine. Parvenu aux degrés supérieurs de la Golden Dawn, le mage se verrait même enseigner l’art de jouer avec un partenaire invisible sur un jeu d’échecs spécial, aux pièces (qui devaient être « magnétiquement chargées ») à l’image de divinités égyptiennes : par ce jeu « énochien » (dont les secrets auraient été naguère révélés, par voie angélique, à John Dee), il deviendrait possible, notamment, d’obtenir des prédictions exactes, individuelles et collectives.
Il faudrait un gros volume pour exposer les détails du système magique de la Golden Dawn. Pourtant, bien que d’une complication qui semble à première vue inextricable au lecteur profane (28), il s’agit d’un édifice tout à fait cohérent dans sa logique propre. Il se présente comme une vivante synthèse, placée sous le patronage prestigieux des Rose-Croix, de la kabbale judéo-chrétienne, des secrets de l’initiation égyptienne antique (tels qu’ils se trouveraient codifés dans le Livre des Morts), de l’alchimie, de la magie cérémonielle.
Le but fondamental, de toute manière, se désignait fort clairement : permettre à l’homme de dépasser sa condition terrestre si limitée pour s’élever à la surhumanité glorieuse, pour franchir les stades ultérieurs de son évolution ; s’affranchir ainsi de toutes les limites (à commencer par celles, redoutables, qu’érige l’individualité personnelle), pour réussir à métamorphoser la conscience en un miroir des forces magiques de l’univers, en un vivant reflet du Divin. S’il parvenait à gravir les étapes successives de la formation thaumaturgique, l’initié de la Golden Dawn pouvait espérer atteindre l’état où se meuvent les Maîtres cosmiques, libérés des si tristes limites qui enserrent ici-bas toutes les créatures terrestres (l’homme quotidien y compris). « Chez l’Adepte, dira Mathers, la mort ne peut survenir que lorsque la Volonté Suprême y consent, et c’est là qu’intervient tout le mystère de l’Elixir de Vie. »
L’expression même de l’Aube dorée se devrait maintenant d’être expliquée. Pourquoi ce nom et cet adjectif ?
Cela se comprendra immédiatement par référence à cette image, tout à fait traditionnelle, que s’attribuait la société secrète : l’état actuel de l’humanité, celui qui a suivi la chute adamique, peut être valablement (29) comparé aux ténèbres. Mais n’est-ce pas (poursuivons donc l’image, si frappante) quand les ténèbres nous semblent devenues vraiment les plus épaisses, les plus inextricables, que l’aube va enfin paraître ?
Après les ténèbres, donc l’Aube dorée. Ce qui devrait être conçu aussi bien à l’échelon individuel (la libération, l’illumination victorieuses de l’Adepte) qu’à l’échelon collectif (après le stade ultime d’involution, de ténèbres, voir enfin s’annoncer le nouvel et futur Age d’Or, celui de l’humanité régénérée)…
L’Aube dorée comportait trois séries de grades, mais dont les deux premières seules correspondaient aux degrés effectivement conférés lors de cérémonies initiatiques dans les temples de la Golden Dawn. D’abord, le Premier Ordre couvrant les cinq grades proprement dits de l’Aube dorée à l’extérieur c’est-à-dire ceux de Néophyte, Zelator, Theoricus, Praticus, Philosophus.
Venait ensuite le Second Ordre, dit « de la Rose Rouge et de la Croix d’Or » (Ordo Roseae Rubeae et Aureae Crucis). avec les trois grades d’Adeptus Minor, Adeptus Major et Adeptus Exemptus (adepte « mis à part »). Quant au Troisième Ordre, l’Ordre. Intérieur, il ne comprenait — aux grades terminaux de Magister Templi (Maître du Temple), Magus et Ipsissimus — que des êtres supra-humains (les chefs secrets invisibles de tout le système), ayant dépassé les conditions habituelles de vie sur le plan physique. Si donc d’autres sociétés secrètes rosicruciennes utilisent les mêmes désignations de grades (30), on fait ou font usage de formes cérémonielles au-delà du septième degré d’avancement, il n’en était pas de même pour le système originel de la Golden Dawn, tel qu’il se trouvait pratiqué par Mathers et par ses disciples immédiats : dans celui-ci, les trois grades terminaux sont de façon délibérée situés à un niveau d’existence supérieur au plan physique, au niveau d’initiations « psychiques » directement accordées, dans l’invisible, par les Maîtres cosmiques.
Les grades successifs de l’Aube dorée — comptés de 1 à 10 à l’exception du tout premier, compté comme degré 0 — sont pour leur part mis en rapports successifs analogiques avec chacune des dix Sephiroth de la Kabbale, c’est-à-dire des attributs, des étapes successives qui jalonnent l’émanation cosmique du Divin : le degré n° 1 (Zelator) correspondait à la Sephira (31) inférieure, Malkouth (le « Fondement », celle qui régit le monde matériel), le dixième (lpsissirnus) à la plus élevée, Kether, « La Couronne » (32).
Dans les réunions rituelles collectives organisées dans les temples de la Golden Dawn, les officiers (33) du rituel portaient les noms suivants : Imperator (Empereur : il dirigeait les cérémonies, assumant le rôle que joue le Vénérable d’une loge maçonnique), en correspondance symbolique avec la déesse égyptienne Nephtys ; Cancellarius (Chancelier : en fait, secrétaire), avec le dieu Thoth ; Hiérophante (assumant le rôle de Maître des Cérémonies), avec Osiris ; Hiereus (Orateur), avec Horus ; Stolistes (Diacre, Chapelain) avec le dieu Auramooth ; Sentinelle (gardien), avec Anubis ; Praemonstrator (Introducteur), avec Isis.
Il serait extrêmement intéressant, mais nous n’en avons pas le loisir ici, d’étudier la disposition du temple aux cérémonies de divers degrés. Il serait fort fructueux aussi d’étudier les symboles de la Golden Dawn, car chacun d’eux mériterait certes une étude approfondie. Citons simplement celui-ci, emprunté à la symbolique égyptienne : l’Œil d’Horus, entouré de rayons solaires, dans la Pyramide de Feu.
Mais l’Aube dorée avait pour caractéristique capitale de comporter, répétons-le, une double formation : collective, s’effectuant dans les temples de l’Ordre ; personnelle, par le travail privé du membre dans son oratoire spécialement aménagé. Il y avait certes d’imposants rituels collectifs, dont le plus impressionnant était sans doute la si belle cérémonie du degré d’Adeptus Minor (le premier du Second Ordre), où le récipiendaire vivait une mort symbolique suivie d’une résurrection ; mais il y avait aussi tout un entraînement psychique individuel, donné par des cahiers d’instructions confidentielles remis au membre, et qui visait à permettre à ce dernier de se préparer progressivement, dans l’espoir d’obtenir enfin la libération intérieure, à atteindre l’illumination cosmique. Il ne s’agissait donc pas, notons-le, de directives purement spirituelles, mais d’une impressionnante série d’instructions pratiques couvrant les domaines de la magie cérémonielle (évocation d’un esprit, « charge » d’un talisman, etc.), des voyages psychiques dans les sphères invisibles, de l’astrologie, de l’alchimie… Tout cet entraînement magique devait être suivi non pas pour satisfaire la volonté de puissance de l’affilié aux, dépens d’autrui : on devait l’utiliser dans le seul but d’obtenir la vraie libération intérieure, laquelle supposait aussi l’affranchissement des limites de l’égo.
Il était bien précisé que, pour franchir le « Voile du Temple » (Paroketh en hébreu) donnant l’accès au monde divin, l’initié devait se libérer préalablement de tout égocentrisme. Francis King exprime, condense fort bien (34) cette prescription essentielle des enseignements supérieurs de la Golden Dawn : Paroketh (le Voile) est, à un niveau inférieur, un analogue de, l’Abîme, cette vaste conscience qui, sur l’Arbre de Vie, sépare la Triade Céleste des sept Sephiroth inférieures. En un sens. l’Adeptus Exemptus qui atteint le stade de la traversée de l’Abîme cesse d’exister. Il devient une poignée de poussière, un Enfant de l’Abîme ; tous les trains de réactions stéréotypées de la structure complexe de son ancienne personnalité sont dissous. » Même lors de sa rupture ultérieure si fracassante avec la Golden Dawn (35), Aleister Crowley ne cessera d’insister sur cette impérative nécessité pour le mage de savoir sacrifier délibérément ses limitations individuelles, afin d’atteindre la conscience cosmique. Sans cette désintégration – au septième degré — de la conscience ordinaire, ce serait l’impossibilité totale de franchir l’Abîme (l’une des expressions favorites de l’ésotérisme magique de Crowley, ouvrant l’accès au Divin).
C’est à l’âge de vingt-deux ans, tout jeune donc, qu’Aleister Crowley était entré dans la Golden Dawn ; recrue précoce mais exceptionnellement brillante, puisque Mathers veillera personnellement à lui permettre un avancement d’une rapidité exceptionnelle. Dans la franc-maçonnerie, où son entrée se fera peu après, Crowley connaîtra aussi une montée bien rapide : dès l’âge de vingt-sept ans, il obtiendra le fameux trente-troisième degré du Rite Ecossais Ancien et Accepté. Mais s’il acquérra par la suite une série imposante de hauts degrés des divers autres systèmes (même les moins connus) de hauts grades maçonniques, il faut remarquer que c’est au sein de sociétés secrètes d’un genre plus spécial, qui poursuivaient des buts délibérément magiques, que Crowley fera une prodigieuse carrière — vie si tumultueuse dans ses orages extérieurs mais qui, jusqu’à sa mort, ne fera qu’exprimer sans hypocrisie la formidable mission personnelle dont il s’était senti investi : celle de devenir le plus grand mage de son temps.
Le « cas Crowley » s’explique, complètement, par cette logique intérieure même du déroutant personnage, dès lors qu’on peut voir sa vie entière comme ayant été, du début jusqu’à la fin, la vocation lucide et persévérante d’un mage.
Nous aurons encore à revenir sur la si stupide renommée de mage noir, de sacrilège systématique associée — elle resurgit encore — au nom de Crowley. Nous avons vu (36) sa révolte précoce et totale contre le rigorisme religieux de son milieu familial mais, si cet homme se révoltait avec fureur et il ne se « repentira » jamais, au contraire, de cette attitude — contre le rigorisme chrétien, contre l’austère dogmatisme religieux, serait-il à ranger parmi les « mages noirs » ? II est, à cet égard, une histoire curieuse : celle de l’impression, vers 1900, de cinquante hymnes à la Vierge Marie, présentés comme l’œuvre d’une actrice catholique célèbre qui avait voulu garder l’anonymat. Dès sa sortie des presses, l’ouvrage bénéficie d’éloges enthousiastes dans les revues catholiques anglaises. Lorsque Crowley devenu déjà célèbre, à trente ans, comme mage — divulgue qu’il est le véritable auteur des hymnes, les mêmes critiques rient jaune ! Tout l’incident sera naturellement mis sur le compte du goût bien connu de Crowley pour les grosses mystifications, et pis, passera même, pour une odieuse plaisanterie sacrilège, l’auteur des hymnes n’ayant pas cru un traître mot (jugeait-on) des si beaux vers imprimés par ses soins. Et pourtant. Crowley faisait-il vraiment montre d’un odieux cynisme quand il publiait ces hymnes à la « Rose mystique » ? Contrairement à ce qu’on pourrait penser dans un premier mouvement, il n’est en fait nullement nécessaire d’être un fidèle catholique ni même d’appartenir au christianisme pour éprouver une adoration très fervente et sincère vis-à-vis de l’expression féminine du Divin, de sa manifestation en la Grande Déesse, Mère bien-aimée du Ciel et de la Terre. Cette dévotion-là et d’autant plus, sans nul doute, qu’il avait tant souffert d’être atrocement privé de tendresse maternelle — Crowley la conservera toujours en son coeur. En fait, si Crowley ne pouvait absolument pas admettre ou même tolérer les manifestations courantes — vraies ou fausses — de la dévotion chrétienne, il demeurera toujours au tond de lui-même non pas antichrétien mais, tout bonnement, adepte d’un ésotérisme dont les élans spirituels débordent largement toutes les formes religieuses. C’est pourquoi nous ne voyons absolument pas une hypocrisie. encore moins une attitude sacrilège, dans la manière dont Crowley recevra par la suite les ordres supérieurs d’une Eglise gnostique, pour laquelle il instituera lui-même une messe secrète célébrée par deux desservants : un prêtre et une prêtresse.
Mais revenons en arrière, à l’étincelante carrière du jeune Crowley dans la Golden Dawn. Pour être admis à la phase terminale du travail visible de l’organisation, pour espérer atteindre le, niveau initiatique au-delà duquel se dévoilerait le travail des Maîtres cosmiques et les merveilles des plans invisibles, le membre de haut degré de la Golden Dawn devait réaliser la grande opération magique décrite dans l’étrange grimoire intitulé Livre d’Abramelin le Mage. Ce n’était pas du tout une mince affaire. Qu’on en juge !
Il fallait, tout d’abord, aménager soigneusement un templum non seulement isolé mais qui nécessitait des agencements complexes. Laissons d’ailleurs la parole à Crowley lui-même, qui révèle (pour les avoir si bien mis en pratique) les préparatifs matériels et psychiques — de la grande opération du « mage Abramelin ».
Ce passage est extrait de l’ouvrage privé La Magie en théorie et en pratique, que Crowley fera imprimer en France bien plus tard, au cours de l’entre-deux-guerres. Le voici, avec en italiques, quelques commentaires indispensables pour le comprendre : « L’initié doit disposer d’une demeure où il ne sera ni observé ni gêné (cela suffirait, on le constate, à empêcher toute vraie carrière de mage chez les personnes de milieu modeste). Dans cette demeure, il réservera une place pour le templum (c’est l’oratoire spécialement aménagé pour la poursuite d’opérations magiques) (37). Celui-ci aura au nord une fenêtre donnant sur une terrasse, à l’extrémité de laquelle on édifiera une loge, analogue à celle du grade de Maître (le troisième degré où le rituel mis en action symbolise la mort et la résurrection d’Hiram, l’architecte du temple de Salomon à Jérusalem) des francs-maçons. (Il faut donc être plus qu’aisé, puisque deux oratoires sont ici indispensables (38) !) L’officiant disposera d’une robe de lin blanc (symbole de pureté), d’une couronne (symbole du triomphe (lu magicien), d’une baguette. d’un autel, de l’encens, de l’huile sacramentelle et d’un pectoral d’argent natif (ces pièces ne peuvent jamais manquer pour la magie cérémonielle ; notons que le rôle du pectoral comporte une fonction protectrice). Tous ces objets ayant été consacrés selon les instructions du Livre d’Abramelin (le grimoire en cause). La terrasse sera recouverte de sable fin, spécialement consacré. L’opérateur s’astreint à une chasteté complète, à l’isolement et au silence durant quatre mois (il ne faudrait pas omettre de préciser à cet égard que Crowley, en dépit de ses multiples et tumultueuses aventures sensuelles, était parfaitement apte à observer au besoin des périodes de chasteté prolongée). Il réduit sa nourriture et sa boisson au strict minimum. Il consacre aux rites et aux cérémonies prescrits par son instructeur le plus clair de son temps. Il se tient en communication avec les influx astraux (venus du plan astral, c’est-à-dire intermédiaire entre le plan suprême et le plan terrestre). Il passe les deux derniers mois dans une extase ininterrompue, évitant tout contact avec les profanes. A la fin de ces deux mois, il accomplit la grande conjuration ; alors, son ange gardien lui apparaît dans sa gloire (ce serait en fait le but essentiel de l’opération). Un signe (d’origine surnaturelle : c’est la marque, la griffe de l’entité évoquée) apparaîtra sur le pectoral. Préalablement, le magiste aura tracé, selon l’art royal (respect de proportions géométriques traditionnelles), un cercle magique (indispensable à la protection de l’opérateur) où il s’enfermera pour supporter, sans s’être embrasé, la puissance radiante de l’entité. Il obtiendra de son ange pouvoir pour soumettre à sa puissance les quatre Archontes (nom grec, signifiant chefs, empruntés aux anciens gnostiques) des points cardinaux (ou fenêtres dans la terminologie de John Dee).
En 1898, Crowley avait fait l’acquisition d’un superbe manoir, Boleskine, situé à proximité du loch Ness, dans un site splendide et fantastique des Highlands. La demeure (elle existe encore) — long bâtiment d’un seul étage, de style classique — se trouve près du village de Foyers, à I’opposé de Drumnadrochit. Aleister Crowley avait pu y donner libre cours à ses rêves romantiques d’appartenance à la noblesse gaélique : vêtu du beau costume écossais traditionnel, il avait offert de fastueuses réceptions, avec whisky et cornemuses, y jouant le rôle du seigneur local. C’est en cette demeure qu’il se retirera, plusieurs mois durant, pour accomplir minutieusement les prescriptions du Livre d’Abramelin le Mage, ce vieux grimoire magique — réputé le plus efficace de tous — conservé dans son texte original à la bibliothèque de l’Arsenal, où Mathers l’avait découvert pour en donner une traduction anglaise intégrale. Ce grimoire aurait été, dit-on, l’Œuvre d’un mystérieux Abramelin, qui aurait vécu à la fin du Moyen Age. De même que pour le « Juif Abraham » auteur du mystérieux traité d’alchimie venu jadis entre les mains de Nicolas Flamel, on serait bien en peine de l’identifier avec certitude à une figure historique.
Quoi qu’il en soit, le grimoire existait bel et bien, et Crowley se mit donc en tête d’en mettre en application toutes les prescriptions.
Crowley réussit-il la grande opération d’Abramelin le Mage ? Question délicate, on le comprend… De toute manière, on ne pourrait accuser le mage d’avoir accompli le rituel sans y attacher au départ d’autre importance qu’une curiosité lancinante pour le merveilleux, pour l’extraordinaire. Contrairement à la cynique opinion courante, le fait pour un homme de prononcer un serment solennel ne constitue pas toujours un acte gratuit. Or, avant de mener à bien l’opération si complexe décrite dans l’étrange grimoire, Aleister Crowley avait prononcé une série d’obligations particulièrement fortes et imposantes. Qu’on en juge plutôt !
Frater Perdurabo (tel était, on l’a vu. le nom initiatique pris par le jeune Crowley lors de son entrée dans la Golden Dawn) avait prononcé ce serment « en la présence du Seigneur de l’Univers et de toutes les Puissances divines et angéliques », en premier lieu d’unir sa conscience au Divin, en absolue soumission à la Volonté supérieure, dans l’intention de régénérer la race humaine. En deuxième lieu, de suivre avec courage, humilité et persévérance, les obligations si méticuleuses et éprouvantes prescrites par Abramelin le Mage. En troisième lieu, de mépriser souverainement les choses et les opinions de ce monde si elles se mêlaient d’interférer avec la réalisation du projet. En quatrième lieu, d’utiliser les pouvoirs magiques obtenus de cette manière pour le seul bien spirituel des êtres avec lesquels l’opérateur pourrait se trouver en contact (autrement dit : refus d’utiliser les possibilités surnaturelles pour nuire ou asservir autrui). En cinquième lieu, d’engager une lutte perpétuelle contre les puissances démoniaques jusqu’à ce qu’elles soient converties à la lumière (on remarquera cet espoir mis en une rédemption finale des forces diaboliques elles-mêmes). En sixième lieu, d’harmoniser l’esprit à cet équilibre susceptible de le mener à l’Orient (acquisition de la Lumière intérieure), et veiller à ce que la conscience ne se voie pas détrôner par les automatismes (par les forces instinctives). En septième lieu, triompher des tentations. En huitième lieu, éliminer les illusions susceptibles de tromper l’opérateur. En neuvième lieu, confiance absolue en Dieu, « l’unique et omnipotent Seigneur ». En dixième lieu, « brandir la croix du Sacrifice et de la souffrance », faire que la lumière acquise par le mage puisse montrer aux autres hommes la gloire de la clarté divine, celle du Dieu de nos coeurs.
Cammell (39), l’ami fidèle de Crowley, estime que le mage échouera lamentablement dans sa grande tentative, puisque — nous fait-il remarquer — les choses ne cesseront pas d’aller de mal en pis après les rituels d’Abramelin réalisés par Crowley, dans son manoir écossais de Boleskine : équilibre intérieur de plus en plus perturbé ; ennuis financiers s’accumulant sans cesse, à part quelques brefs intervalles d’aisance ; total discrédit vis-à-vis de l’opinion publique ; perte de son génie poétique (40).
Selon Cammell, Crowley n’aurait sauvé en fin de compte que sa confiance inébranlable et courageuse dans son destin de mage prédestiné. Mais, outre le fait que (selon la maxime bien connue) la réussite objective — dans tous les domaines humains de réalisation ne s’avère pas forcément indispensable pour qu’un être puisse inlassablement persévérer dans ce qui lui tenait le plus à cœur, il faudrait bien se garder d’identifier les « réussites » d’un homme dans le domaine spirituel à des victoires retentissantes qui se traduisent nécessairement dans le domaine matériel et social. Prétendre prouver l’échec d’un maître spirituel par ses lamentables déboires financiers ou sociaux dans le monde de tous les jours, n’est-ce pas une attitude franchement arbitraire ?
Qu’en est-il au juste de la grande opération tentée par Crowley à Boleskine ? Obtint-il vraiment des résultats ? Les matérialisations espérées se manifestèrent-elles ? Le Mage n’hésitera pas à déclarer après coup que, durant sa période de claustration comme longtemps après encore, il constatera des phénomènes étranges, qu’il lui aurait été impossible d’expliquer d’une manière naturelle.
De retour à Londres cependant, Aleister Crowley remarquera déjà toute une série de phénomènes extraordinaires, causés par la si fâcheuse propension des puissances démoniaques évoquées par l’Abramelin : celle de vouloir se manifester sans avoir été forcément toujours appelées d’une manière volontaire par l’opérateur. Crowley racontera ainsi que, revenant un soir – en compagnie de son ami Jones dans son appartement, il avait vu des ombres demi-solides » (?) tapies dans l’escalier. L’atmosphère des lieux — continue-t-il — se trouvait imprégnée par les forces redoutables que les deux magiciens avaient cherché, par les rites appropriés, à rendre visibles. La porte du templum de Crowley était grande ouverte, les meubles déplacés, les objets symboliques renversés sur le sol. Quand les deux amis remirent de l’ordre dans le local, « des êtres à demi matérialisés marchaient en procession presque ininterrompue dans la pièce principale de l’appartement (41) ».
Dans le journal détaillé, scrupuleusement tenu jour par jour, de ses opérations magiques, Aleister Crowley notera toutes sortes de faits extraordinaires, indéniables à ses yeux. II nous relatera ainsi comment un intrus, ayant réussi à forcer la porte de son appartement dans Victoria Street (l’un de ses domiciles londoniens si fréquemment changés) et tenté de réaliser ses propres opérations magiques dans l’oratoire même du mage, s’en effraya tellement, fut à ce point troublé du résultat obtenu que, pour fuir les entités furieuses déchaînées, il fut contraint de descendre l’escalier quatre à quatre (42).
La tentation serait grande certes de mettre tous ces faits trop merveilleux en relation avec la pure et simple vantardise mythomanique de Crowley, avec l’incoercible penchant d’un homme imaginatif à fabuler les situations fantastiques dans le but de mieux tenter encore de se faire valoir, de jouer un rôle flatteur. Pourtant, la lecture des témoignages laissés par le mage nous communique l’impression d’une sincérité incapable de leurrer volontairement. La personnalité de Crowley était en fait (on s’en sera déjà rendu compte) singulièrement plus raffinée et complexe que celle d’un vulgaire hâbleur sans vergogne. II est même frappant de trouver chez cet homme, à côté de ses comportements d’un égocentrisme déchaîné, des traits de personnalité qui expriment, au contraire, une réserve, une délicatesse très voisines de la timidité. (Mais les attitudes de la première catégorie ne pourraient-elles pas apparaître alors, pour le psychologue, comme des sortes de masques, arborés pour cacher des faiblesses profondes dans les rapports humains ?) S’il se fait souvent photographier en des poses volontiers très théâtrales. Crowley cherchera toujours à dissimuler le port des lunettes, évitant par-là qu’on le tienne pour un être même légèrement handicapé… A un niveau plus profond, les multiples aventures féminines du mage donnent assurément l’image d’un conquérant au « tableau de chasse » impressionnant. Rien n’est pourtant moins sûr : le bilan profond et définitif apparaîtrait bien plutôt comme celui d’un homme très faible, sans grande volonté réelle vis-à-vis des femmes, et victime au surplus de la propension, si fréquente nais si redoutable, à voir dans chaque rencontre féminine la « femme de sa vie ».
Au retour de sa claustration en Ecosse, Crowley reprit son somptueux appartement londonien. (Crowley était de ces hommes en perpétuelle agitation. dont le nomadisme intérieur se traduit par la fréquence des déménagements.) Il avait confié le soin de classer son immense bibliothèque à un ami, membre lui aussi de la Golden Dawn, Allan Bennett (alias Frater lehi Aour). Celui-ci, de quatre ans plus âgé que lui. était un être hypersensible, torturé par d’affreuses crises d’asthme dont il ne pouvait pallier les effets que par le recours non seulement au chloroforme, mais aussi à l’opium, à la morphine, à la cocaïne, voire à l’héroïne, au point qu’il lui arrivait d’être obligé de s’aliter pendant une semaine entière. La mort précoce de son père n’était sans doute pas étrangère à ces troubles terribles, qui s’étaient de plus en plus intensifiés chez lui au fur et à mesure qu’il croissait en âge. La manière même dont Bennett, élevé par sa mère, catholique d’une dévotion exaltée, avait soudainement perdu la foi, se révèle très exceptionnelle : alors qu’il croyait encore, à seize ans, que les bébés étaient
« apportés par des anges », la révélation à l’adolescent, par ses camarades, de la vérité biologique sur le mécanisme de la naissance lui avait causé un véritable traumatisme psychique (43). Bennett conservera toujours une répulsion, une horreur incoercibles pour tout ce qui avait un lien plus ou moins direct avec le sexe. Nous ne pensons pas, quant à nous — contrairement à ce qu’ont estimé certains biographes — que Bennett ait été l’initiateur de Crowley aux amours qualifiées d’helléniques. Bennett n’était pas plus intéressé, semble-t-il, par les rapports sexuels hétérodoxes que par ceux d’une nature plus normale. La raison pour laquelle Crowley se sentira tant attiré par Allan Bennett le même phénomène, mais sous une forme bien différente de relations (non plus d’égal à égal, mais de maître autoritaire à élève docile) se reproduira lors de la rencontre entre Crowley et Victor Neuburg (44) — était le prodigieux don médiumnique d’Allan. Crowley utilisera son ami comme médium pour tenter de nouer, de multiplier les difficiles expériences de contact direct avec le monde invisible et les entités qui le peuplent.
Crowley et Bennett partiront ensemble pour l’Orient — ce qui aura d’ailleurs pour la santé du second un effet salutaire. Dès le passage du paquebot dans la mer Rouge, les crises d’asthme avaient en effet disparu, et Bennett pouvait donc jeter par-dessus bord tout son pitoyable bagage (flacons et seringues) de toxicomane. Le fait attesterait donc que le jeune homme se trouvait victime, tout simplement, de la terrible frustration qui avait résulté pour lui de l’éducation donnée par une mère dévote et dominatrice. Mais Bennett, se sentant de plus en plus porté à choisir la voie du complet renoncement ascétique, quittera Crowley et se fera moine bouddhiste à Ceylan…
II serait bon de revenir aux rapports entre Mathers et Crowley au sein de la Golden Dawn. Le premier avait d’abord été, nous l’avons vu, l’instructeur qui veillait soigneusement à la progression rapide de son disciple favori le long de l’échelle initiatique de la société et Crowley lui rendait le dévouement auquel a droit un véritable père spirituel. A Pâques 1900, Mathers fera encore appel à lui pour essayer in extremis de mettre fin aux graves dissensions qui, d’Angleterre, avaient réussi à essaimer la branche française de la Golden Dawn. Le perturbateur n’était autre que le poète irlandais W.B. Yeats (futur prix Nobel de littérature), qui voulait — ce que les membres de la tendance dominante ne pouvaient admettre – mettre bien plus l’accent sur l’ésotérisme chrétien que sur les mystères antiques.
II y aura, malgré les efforts d’apaisement, aggravation constante de cette situation. Bien plus, on verra une scène incroyable : dans le temple de la Golden Dawn à Londres, les partisans des deux tendances (celle de Mathers et celle de Yeats) en vinrent aux mains, ce qui nécessita l’intervention de la police dans les locaux ! Crowley, s’il ne pouvait certes accepter la tendance de Yeats dans l’effort de faire de la Golden Dawn une fraternité christique avant tout, ne pouvait que s’opposer aussi à Mathers. Pourquoi, en somme ? Pour une raison psychologique évidente. Lorsque, parmi les dirigeants d’une communauté humaine (quelle qu’elle soit) se trouvent deux hommes également doués pour le commandement, également autoritaires, également imbus de leur mission « providentielle », et s’il apparaît qu’aucun des deux n’est prêt à vouloir céder, le conflit se durcit de plus en plus et de manière radicale. La lutte ne se dénouera (sauf cas d’une improbable capitulation finale chez l’un ou chez l’autre, ou d’un non moins problématique compromis) que par le départ ou l’expulsion de l’un des deux, qui se mettra dès lors à la tête d’un mouvement nouveau où il entraînera les amis qui prennent son parti. Ce sera le cas pour Crowley : refusant de se plier à l’autorité autocratique de Mathers, il se détachera de la Golden Dawn pour (nous le verrons) fonder et diriger — d’une main de fer — ses propres organisations magiques (45).
Non seulement Mathers et Crowley se brouilleront mais ils s’imagineront aussi, chacun de leur côté, être victimes de manœuvres magiques de nature à perpétuer le conflit à distance. Crowley n’hésitera pas à croire, par exemple, — et ce sera réciproque — que Mathers et ses amis avaient accompli des rites particuliers de magie noire destinés à lui nuire. La Rose-Croix (bijou rituel en or) de son sanctuaire blanchit, son imperméable brûle à distance ! « Cinq fois au moins, note-t-il dans son journal, des chevaux se sont emballés à ma vue ! » Ce sont des manœuvres de Mathers et de ses acolytes, prétendra Crowley ! Une de ses maîtresses le quitte un jour, sans même donner de raisons : toujours le même sort… Les chiens de Crowley meurent subitement, sans doute victimes (c’est l’interprétation que nous hasardons) de la stupide et odieuse vengeance d’un voisin irascible : c’est, pense Crowley. Mathers qui les a tués à distance !… Cet épisode lamentable nous ferait songer à celui qui se déroulait à peu près à la même époque en France, lorsque Stanislas de Guaïta et l’ex-abbé Boullan s’accusaient mutuellement d’envoûtements et de maléfices.
Nous faisions allusion, il y a un instant, à l’un des déplacements de Crowley à Paris. En fait, vers 1900. Crowley était devenu l’un des fidèles habitués de la capitale, déjà en pleine fermentation humaine. Il y fréquentera, outre les spécialistes des sciences occultes, des comédiens et des comédiennes (46), des écrivains, des artistes, des modèles, bref toute la bohème du Montparnasse de la Belle Epoque. On le verra même auprès de Paul Gauguin et devenir l’ami du grand Auguste Rodin, qui lui empruntera sans doute quelques-unes de ses connaissances d’ordre ésotérique, telle qu’elles devaient se manifester dans certaines de ses œuvres comme la célèbre et étrange Porte de l’enfer. Crowley écrira des poèmes sur sept dessins originaux de Rodin (qui, il ne faut pas l’oublier, n’utilisait pas que la sculpture pour s’exprimer). Ces poèmes — intitulés Rodin in Rime — seront traduits en français, en 1907, par Marcel Schwob. De toute manière. le passage de Crowley dans la Golden Dawn doit être considéré comme décisif pour toute sa carrière de mage ; même en devenant l’animateur et le chef d’organisations secrètes rivales ou dissidentes, il restera fidèle à une vocation initiatique profonde, celle-là même qu’il avait acquise au sein de l’Aube dorée. Sans elle, Aleister Crowley ne serait pas devenu ce qu’il devait…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE III
Masques et visage du mage
Il n’est sans doute qu’un seul domaine humain susceptible, dans l’aventureuse carrière d’Aleister Crowley, de rivaliser avec ses nombreuses et orageuses expériences féminines : celui des voyages, de plus en plus fréquents et souvent en pays lointains. C’est ainsi qu’on le vit en juillet 1900 à Mexico, après un périple ferroviaire de trois jours depuis New York. Crowley se trouvait appelé dans la capitale mexicaine par un membre de la noblesse locale : don José Medina, qui avait entendu parler de sa flatteuse renommée sans cesse croissante dans le domaine de la magie. Don Medina, homme fort mystérieux au demeurant, était le chef suprême (portant le titre de « Grand Prêtre et Sacrificateur ») d’une société secrète, appelée Lampe de la Lumière Invisible, qui se disait dépositaire des plus hauts secrets des initiés mayas et aztèques. Dans les ruines d’un temple précolombien dédié au dieu principal du panthéon mexicain, Quetzalcoatl, le « Serpent-à-plumes », Aleister Crowley sera solennellement intronisé — avec remise cérémonielle de la patente correspondante — aux degrés supérieurs de cet ordre. Au cours de la réception, le mage britannique recevra la révélation (nous lui en laissons, cela va de soi, l’entière responsabilité) de son incarnation antérieure : le trop fameux Cagliostro.
L’idée d’une survivance secrète active des initiations autrefois pratiquées chez les Mayas et les Aztèques, si elle fait certes hausser les épaules aux américanistes officiels, est un thème très fascinant, dont les nationalistes mexicains s’empareront et qui inspirera Le Serpent à plumes, roman de D.H. Lawrence, autre contemporain de Crowley et (dans son genre) tout aussi non-conformiste que lui. D’ailleurs, cette opinion romantique d’une survivance secrète des initiations traditionnelles antérieures à la conquête espagnole s’est perpétuée jusqu’à nos jours. C’est ainsi qu’en 1966, nous avons pu rencontrer aux Champs-Elysées, lors d’un grand dîner chez un éditeur parisien, un Américain établi depuis de nombreuses années au Mexique et naturalisé citoyen de ce pays. Il se présentait — et ne donnait absolument pas, bien au contraire, l’impression d’être un demi-fou ou un mystificateur — comme le plus haut dignitaire d’une société secrète qui remonterait au clergé supérieur des anciens Mayas. Homme fort aisé, il avait même payé à ses frais le coûteux voyage au Mexique d’une grande voyante de Paris, spécialement pour lui faire « déchiffrer » des manuscrits que les grands prêtres mayas auraient hérités des Atlantes. Effectivement, cette société secrète existe bel et bien de nos jours et procède — en l’absence des touristes, naturellement ! — à de spectaculaires initiations rituelles parmi les sanctuaires des anciennes villes saintes du Yucatan (Chichén Itzà et Palenque) initiations au cours desquelles se confèrent encore les degrés de l’Ordre, qui correspondraient aux initiations majeures de l’ancien clergé des Mayas. S’agit-il de la même société secrète que celle avec laquelle le jeune Crowley s’était trouvé mis en rapport à Mexico ? Tout le laisse supposer.
Crowley affirme avoir vérifié, à Mexico même, l’efficacité de sa méthode magique favorite pour obtenir l’invisibilité : il se serait promené une journée entière dans les divers quartiers de la capitale (aristocratiques et populaires), vêtu d’une somptueuse robe rouge et la couronne sur la tête, sans éveiller l’attention de quiconque ! Il nous faudrait d’ailleurs préciser, pour diminuer quelque peu la valeur magique du prodige, qu’il ne s’agissait ni d’une préparation liquide à étendre sur tout le corps (comme dans L’Homme invisible de Wells) ni d’une potion à ingurgiter (comme dans Le Secret de Wilhelm Storitz de Jules Verne) mais d’une méthode purement psychique, qui se ramènerait sans doute à une forme perfectionnée de l’hypnose : les personnes verraient en quelque sorte effectivement le magicien « invisible » de leurs yeux, mais un blocage de leur attention les empêcherait de remarquer cette présence, les empêcherait d’en prendre conscience.
Les activités « précolombiennes » de Crowley ne l’empêcheront pas de continuer ses tentatives de décryptage intégral — il prétendra y être effectivement parvenu – des manuscrits « énochiens » du docteur Dee, venus en possession de la Golden Dawn. Le propre de Crowley, tout au long de sa vie, sera de ne jamais sacrifier aucune de ses passions, même celles qui pouvaient sembler, en apparence tout au moins, bien éloignées de ses activités de mage. C’est ainsi que, rejoint au Mexique par son ami l’alpiniste Eckenstein (son futur compagnon de cordée dans l’Himalaya), il entreprend — et réussit — des « premières réputées impossibles.
Ici pourrait se situer une anecdote significative du personnage, bien que d’un goût fort douteux assurément. Ayant appris la mort de la reine Victoria, le maire de la petite ville mexicaine d’Amecameca (que les deux hommes avaient choisie comme centre d’ascension) était, on le comprend, fort embarrassé pour annoncer la nouvelle aux citoyens britanniques. Il n’empêche qu’il le fit, en adoptant ce qu’on appelle une mine de circonstance mais, à son immense surprise, il vit Eckenstein et Crowley pousser des cris de joie et se mettre à improviser une frénétique danse de peaux-rouges ! Crowley expliqua par la suite (ce qui prouve combien son cynisme s’accompagnait d’un goût naïf et puéril à raconter une histoire) qu’il ne s’agissait pas pour son ami ni pour lui de se réjouir de la mort de la reine Victoria en tant que personne, mais de manifester la joie éprouvée à la disparition du « symbole » humain d’un pesant rigorisme social et religieux. En fait, Crowley n’était pas le seul à cette époque à refuser, avec fureur, du tréfonds de ses entrailles, l’Angleterre victorienne.
Après le Mexique, l’Asie : autres voyages, autres aventures extraordinaires de Crowley, qui viendront compléter son lot déjà si impressionnant d’expériences occultes acquises en dehors et au sein de la Golden Dawn.
Dès 1901, débute son vaste périple par l’Indonésie et le Japon. Sur le paquebot. Crowley tombe amoureux fou. (A chaque rencontre d’une femme qui le fascinait, il vivra un nouveau coup de foudre, croyant, à chaque fois comme on l’a déjà dit, avoir enfin rencontré le vrai complément féminin.) L’élue est une Américaine momentanément séparée de son mari. Crowley la croit désireuse, pour le suivre, de mettre fin à une situation conjugale lamentablement ratée, mais la jeune femme, bien qu’elle se donne au mage et noue avec lui une liaison tumultueuse tout au long de la traversée, refuse de franchir le pas. Le couple se sépare dans l’amertume. Crowley a mis en scène cet épisode sans lendemain dans son poème autobiographique intitulé Alice, un adultère.
Arrivé à destination, il visite le Japon puis passe en Chine dont les traditions le captivent : on le verra en diverses provinces (1), vêtu en mandarin, avec une barbe taillée sur le modèle de celle des lettrés de la Chine impériale. D’un bout à l’autre de sa longue carrière, le mage ne cessera de s’abandonner à sa propension juvénile pour les identités d’emprunt et les déguisements.
Il redescend ensuite sur Ceylan, où il retrouve Allan Bennett, devenu bonze. Crowley, un moment subjugué par le bouddhisme orthodoxe du Petit Véhicule, ne tarde pas à s’apercevoir qu’il ne pourra jamais s’habituer à suivre ce chemin dépouillé et austère.
Il débarque donc dans l’Inde méridionale, et ne tarde pas à laisser libre cours à son attirance personnelle pour les aspects franchement étranges et luxuriants, pour les formes les moins connues de la religiosité hindoue, au point même de mener tout un temps, près des temples, la vie d’un religieux hindou errant, jusqu’à y être admis (jamais aucun Européen n’avait pu auparavant y parvenir), et être conduit dans les parties interdites du grand temple de Shiva à Madoura. Deux Gourous (maîtres) tantriques, Shri Agamya Parahamsa et Brima Sen Pratab, l’initieront aux rites dits « de la main gauche », c’est-à-dire à l’érotique sacrée qui — nous le verrons — deviendra l’un des aspects majeurs de l’extraordinaire système magique de Crowley.
I1 se rend peu après en Birmanie puis après avoir traversé ce pays bouddhiste, gagne l’Inde septentrionale où, retrouvant son ami Eckenstein, il renouvelle sa passion juvénile pour l’alpinisme. Les deux hommes montent une grande expédition, dont Crowley est le commanditaire (une grande partie de ses réserves bancaires y passe), pour vaincre un pic de plus de 8 000 mètres situé au nord du Cachemire, dans la chaîne du Karakoram : le Chogo-Ri ou (désignation plus technique des géographes anglais) K 2.
C’est, hélas, un demi-échec : l’expédition bat certes le record mondial d’altitude en escalade, mais ne peut vaincre le sommet. En 1903, Crowley montera une autre grande expédition himalayenne — toujours commanditée par lui — qui, elle, se terminera en tragédie : l’un des alpinistes meurt gelé. Aleister, impressionné par l’événement, renoncera dès lors aux ascensions en haute montagne : ce trait ne suffirait-il pas, à lui seul, à montrer que cet homme n’était pas du tout le monstre d’égoïsme dominateur et de cruauté désinvolte que nous montre si volontiers sa légende ?
On pourrait certes penser que Crowley n’était qu’un alpiniste vantard et maladroit, suppléant à son ignorance par une témérité déchaînée ; mais ce serait une véritable injustice. Les deux expéditions de Crowley au Chogo-Ri, loin d’être les tentatives brouillonnes et improvisées d’un amateur excentrique, constituaient des modèles du genre sur le plan de la préparation et de l’organisation méthodiques d’une ascension. Les porteurs indigènes du Karakoram garderont de lui le souvenir regretté d’un alpiniste remarquablement humain et compréhensif, soucieux du sort des autochtones. Crowley et Eckenstein avaient eu tout simplement le malheur (2) de se brouiller avec les grands spécialistes britanniques des ascensions himalayennes : c’est là sans doute qu’il faudrait trouver la raison du silence systématique observé, dans les ouvrages spécialisés, à propos des ascensions de Crowley et de son ami.
Mais revenons à l’époque où Crowley venait de terminer sa première expédition au Chogo-Ri. Le mage rentre en Europe ; il se retrouve à Paris le 14 octobre 1902 : son ancien condisciple de Cambridge (et compagnon de route dans l’équipée de la Golden Dawn) Kelly, lui offre généreusement l’hospitalité dans le somptueux atelier d’artiste qu’il avait loué à Montparnasse, rue Campagne-Première. En novembre, ce sera la brouille définitive, sans recours, avec Mathers, Aleister Crowley organise dans l’atelier (il s’y comporte du reste en grand seigneur fastueux) des réceptions où le champagne coule à flots. Il aime aussi réunir ses amis artistes et écrivains dans un modeste bistrot de la rue d’Odessa. Le chat blanc (sans doute appelé ainsi à cause du fameux Chat noir montmartrois). On y verra, outre Somerset Maugham et Rodin, bien d’autres célébrités de la Belle Epoque, y compris le poète autrichien Rilke.
Puis, repris de la nostalgie des altières Highlands écossaises, Crowley revient séjourner en son manoir de Boleskine. Il fait de fréquentes visites à Gerald Kelly, qui, de retour dans sa patrie, réside dans la demeure familiale de Strathpeffer près de Dingwall. Gerald présente à son ami sa sœur Rose, une jeune veuve d’une grande beauté. C’est le coup de foudre réciproque ; et, bravant la subite colère du frère et de toute la famille Kelly (qui avait noué des projets de remariage pour Rose), les deux jeunes gens se marient sur-le-champ, comme (c’est le seul pays européen où cela est encore aujourd’hui possible) la loi écossaise le permet.
Le couple part en voyage de noces en Egypte. Après une nuit entière passée (comme le fera plus tard Paul Brunton, qui a relaté son expérience si impressionnante dans le livre L’Egypte secrète (3)-) en les ténèbres de la « Chambre du Roi », au cœur de la Grande Pyramide, Aleister et Rose louent une belle villa dans la banlieue du Caire. Mais, nous allons le voir, le splendide roman d’amour débouchera sur une prodigieuse révélation surnaturelle, où la jeune épouse servira de médium aux téméraires évocations magiques de son mari. Qu’arrive-t-il donc ? Crowley et son épouse (qui s’est bien vite, entre-temps, révélée médium incomparable) contactent, à la suite de longues et pénibles opérations de magie cérémonielle, une mystérieuse entité, qui déclare se nommer Aïwass. S’agissait-il d’une puissance angélique ? Non : Aïwass, autrefois être humain, avait accédé depuis sa dernière désincarnation au rang de ces redoutables Maîtres cosmiques naguère contactés par Mathers lors de ses évocations les plus périlleuses (4). Aïwass ne se contente pas de messages et apparitions occasionnels : il dicte au couple, trois jours de suite, au cours de l’intervalle qui va de midi à une heure, le Livre sacré d’une nouvelle Révélation, dont Aleister Crowley se voit instauré le révélateur, avec injonction de s’en faire le propagateur. C’était le Liber Al vel Legis (Livre Al ou de la Loi), plus connu sous son titre anglais Book of the Law (Livre de la Loi), que le mage présente lui-même en ces termes : « Ce Livre fut dicté au Caire entre midi et une heure durant trois jours de suite, à savoir les 8, 9 et 10 avril de l’année 1904. » Celui-ci, conçu pour être un ouvrage secret, à ne montrer qu’à une élite d’initiés, ne fera l’objet d’une publication imprimée qu’en 1938. D’étendue assez courte (il ne compte en fait que trois chapitres et d’assez modeste étendue), il se compose d’une série de versets au style prophétique, énonçant les impératifs spirituels de la révélation introduisant la Loi (5) nouvelle. Bien que Crowley ne se soit jamais présenté comme le fondateur d’une nouvelle religion, l’historien incline, lui, à penser que son état d’esprit en était singulièrement voisin. Crowley, ainsi investi d’en haut par la mystérieuse entité Aïwass (6), se proclame superbement Tô Mega Therion, « La Grande Bête », ou Maître Therion, le Maître, « La Bête » (7) c’est-à-dire la Bête de l’Apocalypse, celle à laquelle se trouve associé le nombre apocalyptique 666 (8) ! Et, pour faire pendant à ce suprême dignitaire masculin, Rose sera sacrée « Femme écarlate » (9). Quand le ménage de Crowley s’écroulera lamentablement et que le magicien connaîtra une nouvelle suite frénétique d’aventures, plusieurs de ses futures compagnes du moment recevront elles aussi ce titre de « Femme écarlate ».
Est-ce à dire que Crowley fondait une secte sacrilège, comparable à ces groupements sinistres célébrant des messes noires au cours desquelles on profane les hosties consacrées ? La vérité est beaucoup plus nuancée, franchement différente d’une volonté délibérée de sacrilège. Aux yeux d’Aleister Crowley, le christianisme cessait, au moment de la révélation du Livre de la Loi, d’être la forme religieuse accordée à l’époque. L’histoire spirituelle de l’humanité était divisée, aux yeux d’Aleister Crowley, en périodes successives, auxquelles le mage donnait le qualificatif gnostique d’Eons et chacune d’elles était placée sous la primauté opérative d’une manifestation divine. C’est ainsi qu’à l’Eon Christ succéderait, lors de la promulgation du Livre de la Loi, l’Eon d’Horus, ce dernier étant lui-même appelé à se trouver remplacé plus tard, tout à la fin de la spirale, par un autre Eon, féminin celui-là : Ma. Aux yeux de Crowley, la Grande Bête annoncée par l’Apocalypse n’était pas du tout une puissance démoniaque, mais l’envers d’une puissance positive, celle du révélateur humain de l’Eon lumineux d’Horus, du Soleil levant, de l’Aurore naissante ; ainsi était légitimée, fondée mieux encore l’appellation de la société secrète de l’Aube dorée dont Crowley était devenu, dès 1898, l’une des meilleures recrues. En rompant avec Mathers, Crowley croyait se montrer fidèle à la « vraie Golden Dawn ».
De même que les communications obtenues « d’en haut », à Jersey, par Victor Hugo à l’aide de la table tournante ressemblent singulièrement à… du Victor Hugo (pas seulement pour la versification mais dans l’inspiration), de même les formules percutantes du Livre de la Loi, ce texte obtenu en écriture médiumnique, se montrent en correspondance singulièrement intime avec le style et les convictions de Crowley. Dès la furieuse révolte de l’adolescent contre le christianisme de ses parents, l’évolution intérieure du personnage ne pouvait qu’aboutir à une telle rupture avec la tradition judéo-chrétienne. Que trouvait-on dans le Livre de la Loi ? Une éthique dont la formule, reprise de celle de l’abbaye de Thélème chez Rabelais : Fais ce que voudras (10), proclamait : « Fais ce que voudras sera l’intégralité de la Loi ! « (Do what thon wilt shall be the whole of the Law !)
A cette hardie maxime reprise de Rabelais, s’ajoutait cette belle précision : La Loi est Autour, l’Autour assujetti à la Volonté.
Mais il conviendrait de remarquer qu’en dépit des apparences, le Livre de la Loi, que Crowley considérera toujours comme l’authentique révélation supérieure, ne prônait pas un libre abandon aux caprices, aux fantaisies et aux passions égoïstes de l’individu. La formule si percutante cesse ainsi d’apparaître choquante ; elle rejoint au contraire l’éternelle injonction au perfectionnement intérieur, à la libération spirituelle dès lors — et c’était ce que voulait répandre Crowley – que son vrai sens se trouve clairement compris.
Il s’agit dans ces conditions de donner libre cours à la Volonté supérieure : non pas celle de l’individu, avec tous ses manques et ses imperfections, mais celle du Moi profond, du « Soi « qui réside au cœur de l’homme. Au niveau de cette Volonté profonde, nul conflit des désirs particularisés ne serait concevable, puisque l’union de toutes les véritables volontés profondes forme la Volonté divine, ce modèle organisateur, régulateur de l’univers. Il s’agit en définitive pour l’être libéré de prendre conscience de l’universelle, de la générale immanence du moi profond au cœur de tous les hommes.
Voici un fort beau passage, très explicite à cet égard, du Livre de la Loi : « Rappelez-vous tous que l’existence est pure joie ; que toutes les douleurs ne sont que des ombres ; elles passent et sont factices. »
L’erreur mortelle pour l’être qui s’engage sur le sentier de l’adeptat, c’est justement de succomber aux impulsions et aux intérêts égoïstes, de refuser ainsi d’opérer le franchissement de l’abîme (Crowley affectionne cette expression), le refus de la conscience individuelle de mélanger sa vie à la Vie universelle », le refus de « verser jusqu’à la dernière goutte de son sang dans la coupe de Babalon », Babalon n’étant autre ici que Barbelo, ce nom donné à la Grande Déesse, à la Mère divine par l’une des sectes gnostiques chrétiennes (11). Sans cet abandon de l’égocentrisme dominateur, sans cette « mort du vieil homme », il est impossible pour l’initié supérieur de se frayer un accès triomphal à la « Cité des Pyramides aux cinquante portes » (on remarquera la beauté poétique de cette somptueuse image). Mais il serait bon de donner ici aussi le beau passage où Crowley, commentant un verset du livre, définit le vrai triomphe de l’homme qui a enfin réussi à dépasser toutes les limitations, à commencer par celles de son moi égoïste : « Je suis une étoile dans l’espace, unique et existant par elle-même. une essence individuelle incorruptible. Je suis aussi une âme. Je suis identique avec tout et avec rien. Je suis en tout et tout est en moi. (…) Je fais de la matière et du mouvement le miroir de ma conscience. (…) Je suis omniscient, car rien n’existe pour moi, à moins que je ne le connaisse. Je suis omnipotent, car rien n’existe là où je ne suis pas, moi qui modèle l’espace comme une condition de la conscience de moi-même, qui suis le centre de tout. (…) Je suis le tout, car tout ce qui existe pour moi est une expression nécessaire dans la pensée de quelque tendance de ma nature, et toutes les pensées sont seulement les lettres de mon nom… »
Déification totale de la conscience, victoire de la conscience cosmique.
On trouve ainsi, dans le Livre de la Loi, cette splendide formule, qui suffirait à elle seule à nous obliger à quelque sympathie rétrospective pour Crowley : Chaque homme et chaque femme est une étoile. L’idéal à atteindre serait donc, selon lui, de réaliser que les orbites suivies par ces « étoiles » si mobiles ne se heurtent pas, ne se perturbent pas, ne se bloquent pas. D’après Crowley, en effet, les catastrophes collectives qui jalonnent, hélas, l’histoire si tumultueuse des hommes, résultent de la perpétuelle incapacité des gouvernants à savoir et pouvoir assigner aux êtres leurs fonctions appropriées, à les mettre à leur place juste et harmonieuse (12). On reconnaîtrait avec ces mots l’influence des conceptions politiques de Saint-Yves d’Alveydre sur l’harmonie à réaliser entre les divers organes du corps social ; chacun des organes, chacun des pouvoirs devant s’établir à sa juste place. Les catastrophes collectives ne surviennent, poursuit encore Crowley (13), que parce que les cellules du corps social refusent, mal dirigées, d’accomplir leur travail dans l’organisme social…
Aleister Crowley, pour répandre ce qui lui est révélé, fonde un nouvel Ordre fraternel, l’Astrum Argentinum ou, en anglais, Silver star (l’Etoile d’argent), désigné par les deux initiales A,A. (14), dont il sera le chef suprême autocratique. Les enseignements, toute la formation magiques propres à la Golden Dawn se retrouvaient ici, incorporés à des éléments empruntés aux techniques secrètes de yoga (15) apprises par Crowley lors de son séjour dans l’Inde méridionale ; et, naturellement, le Livre de la Loi y possède une valeur canonique, l’importance de cette nouvelle révélation étant mieux encore concrétisée par une devise où Crowley prenait le contrepoint apparent d’un adage classique : Ex Occidente Lux, « La Lumière (vient) de l’Occident (16). » En outre, aux côtés du Maître Therion, officie sa grande prêtresse, la « Femme Ecarlate », au rôle rituel complémentaire des fonctions sacerdotales masculines de la « Bête de l’Apocalypse ».
Selon Crowley, il serait possible à tout homme de connaître, s’il le veut vraiment, l’expérience que la tradition chrétienne (qui la réserve au seul Christ historique) appelle l’Incarnation. Chaque homme, estimait Crowley, n’est-il pas un véritable Fils de Dieu ayant accepté de revêtir un corps de chair et de sang, afin de contribuer dans le monde terrestre à l’oeuvre de rédemption, d’en devenir l’un des artisans ? Quand l’homme atteint l’Illumination, le Saint
Esprit descend alors sur lui, sanctifie son être – ce qui ne devient possible (nous retrouvons encore la nécessité de franchir l’abîme) que lorsque le moi a été « crucifié », afin de ressusciter à l’immortalité suprapersonnelle, incorruptible (17). En professant cette doctrine du salut, le mage se plaçait évidemment à contre-courant de la théologie chrétienne orthodoxe ; pis : il se situait franchement, délibérément, irrémédiablement en dehors du christianisme.
Les amours romantiques et magiques d’Aleister et de Rose, commencées sous les fantastiques auspices d’une nouvelle révélation spirituelle, apparemment concrétisées par la naissance de deux enfants (un fils et une fille), ne devaient pas tarder, hélas, à déboucher sur le plus lamentable naufrage conjugal. Crowley finira par demander le divorce. Comme dans d’innombrables cas de rupture d’un couple naguère aimant et très uni, il serait fort difficile en réalité de vouloir après coup déterminer les responsabilités réciproques. Il serait aussi par trop simpliste — estimons-nous — de mettre la responsabilité entière du différend sur le compte de Crowley, d’en accuser non seulement son caractère souvent peu supportable (il faut le reconnaître), son comportement cynique, voire même volontiers cruel vis-à-vis des femmes malheureusement apparues sur son chemin. Les responsabilités réelles devraient être, sans nul doute, réparties de manière égale de part et d’autre. La personnalité de Rose semble avoir été, bien avant sa rencontre avec Crowley, nettement instable et désordonnée ; elle finira par boire immodérément, au point d’absorber chaque semaine un nombre plus qu’impressionnant de bouteilles de whisky ; devenue une véritable loque humaine, elle mourra du delirium tremens. Crowley continuera dès lors, mais toujours en vain, à guetter frénétiquement, jusqu’à sa mort, la compagne idéale, sans jamais la rencontrer, malgré des aventures de plus en plus fréquentes au fur et à mesure que la vieillesse approchera…
Un malheur ne vient jamais seul, dit l’adage populaire : après son divorce, Crowley était complètement ruiné, face aux dettes énormes résultant de ses goûts somptuaires, de son incapacité à mesurer ses dépenses. Pourtant, il se trouvera toujours, dans ce domaine, tiré d’affaire, au moment voulu, par la rencontre providentielle de mécènes successifs, qui l’épauleront lorsque sa situation financière deviendra quasi irréparable. C’est ainsi qu’en 1908, il rencontre un jeune homme, issu d’une richissime famille israélite allemande, qui deviendra son disciple enthousiaste — un admirateur résistant à toutes les avanies, à toutes les rebuffades. A Trinity College (où Crowley accomplissait un nostalgique pèlerinage à sa jeunesse cambridgienne), le mage, si célèbre déjà, découvre ainsi Victor Benjamin Neuburg, membre de la Golden Dawn (où il avait reçu le nom initiatique de Frater Omnia Vincam) et dont Crowley avait entendu parler par son ami, le capitaine (futur général et diplomate) Fuller.
Neuburg était un lecteur enthousiaste des livres de Crowley, tant et si bien que dès le premier contact, il est fasciné par le mage. Celui-ci non seulement n’hésitera pas à user, sinon à abuser de cette admiration si confiante pour éliminer ses durs problèmes financiers mais, prenant totalement en main le jeune homme, il le traitera en disciple trop riche et trop gâté. Voici d’ailleurs le jugement dédaigneux que le mage portait sur Neuburg lors de leur première rencontre : « C’était un agnostique, un végétarien, un mystique, un émule de Tolstoï, et, ajoute-t-il, plusieurs autres choses toutes à la fois (18). »
Mais, en même temps que se développe chez Crowley un mépris désinvolte pour la candeur de ce disciple trop enthousiaste, il remarque d’emblée ses extraordinaires aptitudes innées dans le domaine de la magie (19). Il décide donc d’utiliser au maximum ces belles possibilités, et de se servir à loisir du jeune homme comme médium à sa dévotion. Pour ce faire, il s’engage à le prendre complètement en main et à lui donner, sans aucun ménagement, la formation accélérée capable de développer au maximum ses dons magiques, « de les utiliser pour le bénéfice de l’Ordre (celui de l’Etoile d’Argent) dans lequel il a entraîné Victor et — ajoute-t-il — de lui-même (20) ».
Aleister Crowley envisage d’emmener Victor Neuburg avec lui dans un difficile voyage d’étude et d’exploration qu’il désire entreprendre en Afrique du Nord. En 1909, les deux amis — plus exactement : le maître autoritaire et le disciple prêt à tout supporter de lui (Crowley appellera Neuburg « son chameau ») — passent en France, prennent le train jusqu’à la frontière ibérique, le mage ayant trouvé souhaitable de traverser toute l’Espagne à pied. Idée qui sera menée à bien jusqu’à Gibraltar, éveillant au passage la suspicion des policiers et des gendarmes espagnols qui, à une époque où les longues randonnées pédestres internationales de jeunes étaient encore pratiquement inconnues, les prennent pour des vagabonds sans ressources ; déboires qui se reproduiront à l’arrivée sur le fameux rocher britannique…
De Gibraltar, Crowley et Neuburg se rendent à Alger, d’où ils ne tardent pas à s’avancer hardiment vers les régions désertiques de l’Algérie.
Outre un lien probable avec une mission d’information pour le compte des services secrets britanniques, le périple saharien de Crowley et de son disciple enthousiaste visait — l’attente du mage, à cet égard, sera déçue — à compléter les rapports qu’il avait noués au Caire, à l’époque de sa vie conjugale, avec des magiciens égyptiens, et à rencontrer des membres de sociétés secrètes musulmanes tout spécialement axées vers la magie. II visait aussi à disposer d’une longue période d’isolement complet, destiné à lui permettre la mise en jeu de tentatives magiques de grande envergure. Crowley et Neuburg seraient, s’il faut en croire le mage, parvenus à des résultats extraordinaires. Ils auraient obtenu ainsi la matérialisation d’une redoutable entité démoniaque prenant une multiplicité de formes — humaines (dont celle d’une superbe femme), animales ou monstrueuses ; ce démon avait même la particularité de se manifester sous la forme de Crowley lui-même ! L’entité aurait, sous la forme d’un homme nu, pénétré à l’intérieur du cercle magique délimitant le périmètre de protection, et attaqué Neuburg, jusqu’à essayer de l’étrangler ; celui-ci aurait réussi, Dieu merci, à se défendre efficacement à l’aide du poignard consacré qu’il avait en main. Nous éviterons, cela va de soi, de nous prononcer pour savoir si les phénomènes décrits étaient réels, ou s’il s’agissait plus prosaïquement d’hallucinations fort impressionnantes ! Mais cette description de la périlleuse évocation d’une entité démoniaque devrait-elle s’interpréter comme l’aveu par Crowley du caractère délibérément « satanique » de sa magie ? Pas du tout : il ne s’agissait pas en l’espèce d’un culte rendu aux entités démoniaques mais d’une tentative périlleuse certes mais ne visant aucun but sacrilège — de se servir de ces entités pour obtenir telle ou telle réalisation, de les dominer et non de les adorer. De plus, il conviendrait de préciser ici la différence théologique de nature qui existe entre luciférisme et satanisme. Bien que la terminologie puisse varier, le second vocable seul s’appliquerait en toute justice aux « adorateurs du Diable » des reportages de la presse à sensation (les célébrants des messes noires sacrilèges) ; le luciférisme étant, lui, la tendance — si bien développée chez Crowley, certes, — qui consiste à considérer Lucifer comme le véritable « Porte-Lumière » (sens précis de son nom) et, par conséquent, à glorifier sa révolte prométhéenne.
Etre « luciférien » n’implique pas toujours, au contraire, une glorification systématique du mal, de la souffrance, des avanies.
Lors de sa retraite dans le désert, Crowley avait bénéficié — il faut le remarquer, car c’est certes fort troublant — de visions prophétiques au cours desquelles il aurait vu les guerres mondiales (1914-1918 et 1939-1945), et où l’Allemagne serait dans les deux cas, finalement vaincue.
Crowley et Neuburg manqueront de périr de soif dans le désert. Des officiers français des affaires indigènes sauveront in extremis les deux voyageurs, mais un ordre d’expulsion ne tardera pas à être prononcé contre eux ; ce qui semble confirmer que l’aventureux voyage avait aussi des liens inavoués avec l’Intelligence Service…
Les rapports de Crowley avec Victor Neuburg ont été d’ordinaire considérés par ses biographes comme un exemple fort significatif de relations sexuelles hétérodoxes entre un homme actif, dominateur, et un jeune masochiste particulièrement docile. Mais nous ne pensons pas que cela ait été effectivement le cas (21). Avec la franchise si totale qui s’étale dans ses mémoires. Crowley — si cela avait été la vérité — n’aurait pas manqué de l’écrire noir sur blanc, en toute candeur.
A la fin de 1909, Aleister Crowley, de retour à Londres, multiplie les coups d’éclat destinés à lancer et à développer l’Astrum Argentinum. En mars 1909 avait déjà commencé, en son absence, de paraître le premier numéro — il y en aura bien d’autres — d’une luxueuse revue, l’Equinoxe, qui sera cinq années durant l’organe officiel de l’A.A. La collection complète de cette épaisse revue, dans la rédaction de laquelle Crowley se taillait la part du lion (tout en ouvrant la colonne à tous ses amis), demeure une mine précieuse de renseignements. On y trouve, en particulier, le journal détaillé de toutes sortes d’opérations magiques, par exemple, pour ne citer qu’une tentative de 1910, l’évocation du démon Choronzon.
Nous avons vu combien, au Caire, Aleister Crowley s’était trouvé investi d’une nouvelle révélation, celle si spectaculairement concrétisée dans le Liber Al vel Legis. Mais il se réclamait d’autres révélations privilégiées. C’est ainsi que, de passage à Kobé (Japon), lors de son grand voyage en Extrême-Orient, il avait vécu une expérience, décrite en détail dans son autobiographie (22), interprétée comme une authentique « initiation astrale ». S’étant élevé en corps de Lumière, il lui avait semblé atteindre une pièce dans laquelle un homme nu était cloué (symbolisant le « vieil homme ») sur une table en forme de croix (c’est une image particulièrement impressionnante du sacrifice initiatique des égoïsmes terrestres). Alentour, des hommes vénérables semblaient se nourrir du sang de ce sacrifice. Venait ensuite une salle aux murs d’ivoire, au milieu de laquelle se dressait un petit autel. Puis, était survenue la vision elle nous ferait naturellement songer à une scène du Livre des Morts — de divinités égyptiennes d’une stature colossale.
Après s’être agenouillé devant l’autel et avoir prêté serment, « le Crowley psychique » aurait été reçu dans la Hiérarchie invisible, par les chefs secrets du Troisième Ordre, ceux qui avaient naguère contacté Mathers. La réalité de l’expérience ne faisait aucun doute pour Crowley qui concluait ainsi son récit : « Je revins sur terre dans un berceau de flamme. (…) C’était la conséquence naturelle du franchissement de l’Abîme. » L’historien positif évitera assurément de se prononcer sur la réalité de telles expériences. Il faut simplement remarquer qu’il ne s’agissait pas d’un rêve mais d’une vision vécue alors que le sujet se trouve (ou croit se trouver) éveillé.
En 1909, Aleister Crowley découvrira une fascinante « Femme écarlate », en la personne d’une jeune et fort belle violoniste. En même temps. il rencontrera une altière sœur spirituelle en la personne d’une de ses disciples (il lui donnera le nom initiatique hindou Virakam), Mary d’Este Sturges, une très riche élève de la danseuse Isadora Duncan. Nous possédons un poignard rituel offert par « Soror Virakam » au « Maître Therion », c’est-à-dire Aleister Crowley. Il est sans doute dommage que cette collaboratrice dévouée n’ait pu lier sa vie à celle du mage car, estimons-nous, elle aurait été l’une des très rares femmes à même de lui apporter enfin l’harmonie intérieure et la complémentarité totale qui lui faisaient tant défaut, et qu’il recherchera en vain, à travers tant d’aventures, tantôt relativement durables, tantôt éphémères, jusqu’à sa vieillesse.
Crowley, qui se montrait toujours si méthodique dans ses activités ésotériques, rédige pour les divers grades de l’A.A. des monographies et entretiens gradués, destinés à l’envoi par correspondance. Il croit en effet à la possibilité de l’auto-initiation, réalisée par le membre au moyen de rituels accomplis dans l’oratoire privé.
Il tente même — c’était d’une réalisation très difficile, sinon impossible — de restreindre au maximum, lors des réunions rituelles collectives, les contacts personnels entre les membres : il préconise, pour les réunions rituelles secrètes des divers grades, le port du masque, comme dans l’Ordre Martiniste.
Il donne également des rituels complexes destinés à l’initiation, dans les temples, aux différents degrés. La cérémonie la plus impressionnante sera au grade terminal, celle où le récipiendaire, détaché puis jugé (comme dans le Livre des Morts de l’Égypte ancienne) après un simulacre de crucifixion, est revêtu d’une robe rose et or puis reçoit l’épée. « La puissance magique est suscitée en lui ; il atteint l’extase (23). »
Mais, toujours à la même époque. Crowley réalise, au Caxton Hall de Londres, une expérience qui — pensait-il — permettrait à quiconque suivrait avec sincérité et attention la série des sept drames rituels en vivant vraiment tout ce qu’il aurait vu et entendu, de bénéficier d’un choc psychique transformateur, comparable à celui connu par l’homme qui s’intégrait aux mystères antiques. Cette célébration, privée mais non fermée, puisqu’il suffisait d’être parmi les spectateurs pouvant acheter leur billet pour prendre place dans la salle, des « Rites d’Eleusis » à Caxton Hall fera rêver, inquiétera les malins esprits. On accusera sottement Crowley d’avoir monté des spectacles sacrilèges et licencieux, alors que ces sept drames rituels, s’articulant et se déroulant sur un poème symbolique de Crowley, avaient été quelque chose d’unique, de splendide, d’inoubliable pour tous les êtres évolués qui purent y assister.
Crowley et ses disciples (parmi lesquels Victor Neuburg, doué pour la danse) y jouaient les divers personnages. La jeune musicienne devenue compagne de Crowley, Leila Waddel, avait un rôle comportant des airs appropriés de violon. L’entrée, à chacun des épisodes des « Rites d’Eleusis », coûtait la somme — assez importante. avouons-le de cinq guinées. Dans le but d’attirer le maximum de spectateurs (ce qui fut le cas), le mage n’avait pas hésité à faire passer dans la presse des annonces ainsi conçues : « Des renseignements supplémentaires peuvent être obtenus de l’Equinoxe (24), 124 Victoria Street, Londres S.W. Téléphone : 3210 Victoria. Ecrivez, téléphonez ou venez. Les bureaux sont ouverts de 9 h du matin à 7 h du soir. Quelqu’un y est toujours prêt à répondre aux demandes de renseignements. » Voici d’ailleurs la magnifique profession de foi par laquelle s’ouvrait la présentation par Crowley lui-même de ces « Rites d’Eleusis » : « Nous sommes les poètes ! Nous sommes les enfants du bois et du torrent, de la brume et de la montagne, du soleil et du vent ! Nous sommes les Grecs ! Et à nous les rites d’Eleusis devraient ouvrir les portes du Ciel ; et nous y entrerons, et nous verrons Dieu face à face, (…) Ainsi redonnerons-nous sa jeunesse au monde ; car, comme des langues de triple flamme, nous contemplerons le Grand Abîme — Gloire aux Seigneurs des bosquets d’Eleusis ! (25) » Crowley, dans sa présentation, proclamait en outre la possibilité pour un homme d’atteindre l’Illumination tout en jouissant avec raffinement des plaisirs de la vie. Il s’écriait : « … et j’aime la chair et le sang (26) ». Et de faire l’éloge de la méthode cérémonielle de libération psychique, apte, selon lui, à mener la conscience à l’Illumination jusqu’à ce que l’adepte atteigne l’état libérateur, ainsi rédigé : « Pour lui (l’Adepte) il n’y a plus de mort ; le temps et l’espace sont annihilés ; rien n’existe, si ce n’est le ravissement intense qui ne connaît plus jamais de changement.
Que dire alors du corps ? Le corps d’un tel être continu à être sujet aux lois de son propre plan (physique). Et pourtant, ses amis le trouvent plus calme, plus heureux, en meilleure santé, ses yeux (demeurent) brillants et sa peau claire, même quand il est âgé. Mais il a ceci, qu’ils n’ont pas : le pouvoir de s’échapper instantanément de cette conscience changeante vers l’Eternel, et d’y résider, suprêmement un et complet, baigné dans une béatitude inexprimable, un avec le Tout. »
Au sein de sa société secrète de l’Etoile d’Argent. Crowley gardait en permanence un journal détaillé des cérémonies et rituels où il officiait majestueusement. 1l serait même arrivé au temple principal de l’Ordre (sis à Londres, Victoria Street, là où se trouvait le siège de sa revue), un événement fantastique (27) : durant une cérémonie célébrée dans le temple à demi éclairé, on remarqua tout d’un coup la présence d’un personnage inconnu, surgi par extraordinaire. Et Crowley de conclure avec hardiesse que ce visiteur imprévu n’appartenait pas à l’espèce humaine, qu’il était donc la matérialisation d’une entité surnaturelle…
En 1912, l’association intime de Crowley à des pratiques de magie sexuelle se répand comme la poudre dans le public. Indignés, Fuller et d’autres membres se retirent avec éclat de l’Etoile d’Argent. Ils commettaient là à vrai dire une erreur, cette société secrète n’ayant jamais eu le moindre rapport avec la magie sexuelle, tantrique ou non. C’était au sein d’un autre Ordre. l’Ordo Templi Orientis, 1’« Ordre du Temple d’Orient » (en abrégé : O.T.O.), dont Aleister était devenu membre en 1912, que la magie sexuelle était répandue. Encore faut-il bien préciser les choses ! En effet, rien de commun entre cet Ordre initiatique, se réclamant d’une filiation prestigieuse, et une petite secte suspecte à « messes noires » ou l’une de ces tristes officines de chantage qui organisent, sous couvert de « magie », des divertissements sexuels collectifs. Assurément. I’O.T.O. proclamera, dans son manifeste publié en 1912, ses liens avec la magie sexuelle : Notre Ordre possède la CLEF qui donne accès à tous les secrets Maçonniques et Hermétiques, à savoir : l’enseignement de la magie sexuelle, et cet enseignement explique, sans exception, tous les secrets de la Nature, tout le symbolisme de la Franc-Maçonnerie et tous les systèmes de religion. » Cette clef n’était du reste révélée qu’aux membres atteignant le huitième degré. Mais nous allons voir (28) qu’il s’agissait d’autre chose qu’une légitimation du trop facile abandon à de discrètes réjouissances gaillardes et croustillantes.
Qu’était donc l’O.T.O.? Une organisation secrète fondée en Allemagne au tout début du XXe siècle (dès 1904, elle aura sa revue : Oriflamme) par Karl Kellner. Celui-ci était un franc-maçon allemand de très haut grade mais qui, non content de cette formation initiatique classique, était entré en rapport avec des sociétés qui se réclamaient d’une survivance secrète de l’ordre du Temple et qui pratiquaient la magie cérémonielle. L’Ordo Templi Orientis s’inspirait, à la fois, de cette survivance privilégiée de l’ésotérisme du Cercle Intérieur des Chevaliers du Temple, de l’Ordre des Illuminés dit de Bavière (fondé à la fin du XVIIIe siècle par Adam Weishaupt) et aussi d’une plus mystérieuse filiation : les secrets Orientaux d’une maîtrise magique de l’énergie sexuelle, Kellner avait eu, en effet, le privilège de les connaître, lors de voyages aux Indes.
L’O.T.O. comportait neuf degrés, plus un dixième purement administratif et de direction. A la mort de Kellner, la Grande Maîtrise de l’O.T.O. était échue à un autre Allemand, Theodor Reuss. C’est celui-ci qui, à sa demande personnelle. fera recevoir Crowley en 1912, au neuvième degré, rituellement le plus élevé. Pour ce faire. Aleister Crowley fera le voyage de Berlin, où il bénéficiera en outre d’une ronflante dignité celtique : Suprême et Sacré Roi d’Irlande, d’lona et de toutes les Bretagnes. Il recevra aussi le droit de célébrer des liturgies ésotériques : Messe catholique gnostique, Messe du Phénix. En 1913, Crowley prendra la tête du Rite maçonnique (Rite Ancien et Primitif de Memphis et Misraïm) auquel se rattachaient les chefs de l’O.T.O. Le mage succédait, à la tête de ce Rite dont le centre se trouvait en Angleterre, à Manchester précisément, à son compatriote John Yarker. Crowley n’était déjà que trop porté (souvenons-nous de son initiation privilégiée dans les chambres secrètes du temple shivaïte de Madoura) à être attiré par la magie sexuelle. Au sein de l’O.T.O., il instituera une étape qu’il estimait nécessaire avant l’effective consommation d’une union magique par les deux partenaires : celle où ceux-ci se regardent, se touchent longuement sans aller plus avant. On a même porté contre Aleister Crowley l’accusation d’avoir voulu, en créant dans l’O.T.O. un mystérieux onzième grade, légitimer une sacralisation magique de l’homosexualité. John Symonds, l’exécuteur testamentaire de Crowley, estime l’accusation pleinement justifiée : selon lui, Crowley aurait, en pratiquant avec un homme les rites de sexualité magique du tantrisme dit « de la main gauche », commis une faute majeure, l’ayant dès lors empêché irrémédiablement d’atteindre le sommet d’une pleine réussite dans l’érotique sacrée (29). Le fait est que, pour les maîtres orientaux de cette tradition spéciale, on trouverait là l’erreur, la faute la plus irrémédiable que puissent commettre ses adeptes. Non point pour des raisons « morales » ou d’interdit religieux, mais à cause de la nécessité opérative, pour une claire réalisation de l’union magique, que les deux partenaires soient de sexes différents.
Magie sexuelle, union sacramentelle des deux partenaires, érotique sacrée : autant d’expressions étranges qui non seulement choquent volontiers, mais encore semblent associer des réalités tout à fait inconciliables à première vue. Il semblerait aussi étonnant, à la vérité, d’imaginer que le fait pour un homme de trop apprécier les bons repas et les boissons fortes, puisse lui permettre la réussite d’un éprouvant itinéraire spirituel. La première idée qui viendrait à l’esprit du lecteur serait peut-être de croire à une ruse personnelle trop commode de Crowley, à un moyen trop pratique de se donner bonne conscience auprès de lui-même et de ses amis.
Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse sembler, Aleister Crowley n’est jamais aussi « sérieux » que lorsqu’il écrit sur les rapports entre sexualité et magie. Il ne s’agit absolument pas (on doit le préciser aussi) d’une attitude d’aimable tolérance vis-à-vis des plaisirs charnels, qui consisterait à dire : « Après tout, les hommes – même devenus des mages ne sont pas forcément aptes à mener la vie d’un trappiste ; n’est-il donc pas normal d’accepter l’existence de ces faiblesses, même chez les hommes qui s’engagent sur une voie spirituelle ? » Crowley n’hésite pas, lui, à faire entrer délibérément la sexualité dans le sacré — plus exactement (nous verrons que cette précision est capitale) — à l’intégrer dans son système magique. Cela nous mènera, à ce propos, à l’étude plus générale d’un itinéraire magique très spécial, certes, dont on peut assurément penser ce que l’on veut, mais qui n’en existe pas moins, non seulement en Orient mais (bien plus caché, certes) en Occident.
Que disait au juste Crowley quand il tentait — dans son vaste traité Magie en théorie et en pratique, rédigé par le « Maître Therion » au seul usage de ses disciples — de définir le nœud central, le fondement même de son vaste système magique ? « Nous prenons, disait-il, des choses différentes et opposées et nous les unifions au point de les contraindre à former une seule chose : cette union est octroyée par une extase en sorte que l’élément inférieur se dissout dans l’élément supérieur. »
Mais le langage populaire n’emploie-t-il pas le mot extase pour désigner, dans un acte sexuel vraiment heureux et complet, la phase où les amants ont atteint le sommet de la joie, où ils s’abandonnent à la jouissance totale ? On voit alors — et, répétons-le, chacun est certes entièrement libre de refuser de telles conclusions comment et pourquoi. d’une manière très logique, le mage ne pouvait qu’être fasciné par le tantrisme dit « de la main gauche », c’est-à-dire par celui qui suppose la réalisation concrète de rapports intimes entre les partenaires du rite. Qu’est-ce que l’Illumination ? « L’expérience, écrira Crowley dans ses mémoires (30), enseigne aux adeptes qui instruisent l’humanité que lorsque tout complexe (dualité) dans le moi se trouve résolu (unité) l’adepte devient complet (…) L’homme complet, harmonisé, coule librement vers son but naturel. » Si de nombreux maîtres spirituels enseignent — c’est ce que, dans le vocabulaire du tantrisme, on nomme la voie de droite — que la reconquête opérative de l’unité, le retour à l’harmonie originelle se situent sur le seul plan psychique et spirituel d’une conjonction des deux polarités (positive et négative, « masculine » et « féminine ») de l’âme, Crowley admet fort bien la possibilité d’un processus intégral de libération active de l’adepte où les « noces alchimiques » se réaliseraient à la fois sur les plans physique et psychique.
Pour espérer comprendre — même si on ne la partage nullement — l’idée paradoxale d’une érotique sacrée, d’une magie sexuelle susceptible de déboucher sur l’illumination libératrice des deux partenaires, il conviendrait sans doute d’accepter de partir du mot même extase. On sait que ce vocable est employé dans la langue familière pour désigner l’état où peuvent accéder, répétons-le, les amants lorsque leur union s’est déroulée d’une manière pleinement réussie. On remarquera que, sous ce terme, est caractérisé un état marqué par trois composantes parallèles précises. Un état, tout d’abord, de joie partagée et qui confine à un degré suprême d’intensité, élevée à un point tel qu’elle se montre indicible. Un état, ensuite, de complète passivité psychique, que le terme abandon (autre expression familière généralement associée à l’amour physique) désigne fort bien, mais d’une passivité venue au terme d’un comportement très actif, de tout un travail indispensable. Un état, enfin, où les amants atteindraient une condition psychique qui leur fait dépasser leur condition physique normale,: mais, justement, le mot grec extasis ne signifierait-il pas « sortie de soi » ?
En analysant les caractéristiques de l’extase spirituelle (remarquer l’identité d’un tel terme), ne retrouverait-on pas – mutatis mutandis, certes — les mêmes trois composantes ? Joie intense et partagée (car l’âme illuminée « dialogue » avec le Divin qui la remplit, qui l’inonde) ; condition passive qui suit tout un travail actif, voire un très dur entraînement ; sortie psychique des limites du moi individuel.
Encore une fois, nous ne prétendons pas du tout obliger le lecteur à admettre la légitimité d’une telle voie, si paradoxale en apparence. II s’imposerait pourtant, au départ, de préciser — le fait est d’observation courante — que, dans la vie sexuelle des êtres, l’effective atteinte de l’extase n’est nullement une réussite courante. Il existe même de très nombreux couples, légitimes ou non, qui n’atteignent jamais au niveau des vraies joies charnelles, et pour lesquels l’acte sexuel n’obéira qu’à la prosaïque nécessité d’un indispensable défoulement physiologique régulier.
Indépendamment même d’un rattachement explicite au tantrisme dit « de la main gauche » (celui à rites sexuels), divers maîtres spirituels, appartenant aux diverses traditions religieuses, ont bel et bien admis que l’intense amour de deux êtres (et, précision capitale, d’un homme et d’une femme dont les étreintes sont concrètes) était susceptible non pas d’abaisser, de dégrader les deux partenaires, mais de les élever, de les transfigurer, de les mener à une expérience intérieure du pur sacré. Voici, dans la tradition brahmanique, un verset de la Brîhadâranyaka Upanishad (II, 4,5) :
« En vérité, ce n’est pas le mari que la femme aime, mais le Soi (31) qui est en lui.
En vérité, ce n’est pas l’épouse que l’époux aime, mais le Soi qui est en elle. »
Dans le christianisme, des mystiques n’ont pas non plus hésité à estimer que, dans un couple tendrement uni, l’amour pour le conjoint était susceptible de mener non pas à l’idolâtrie, mais à une vraie prise de conscience de la présence divine, du souverain Maître.
On comprend d’ailleurs combien l’extase amoureuse réussie (et, répétons-le, tous les couples ne l’atteignent pas d’une manière aisée) peut donner à l’homme et à la femme enlacés l’intuition soudaine de l’existence, par-delà le monde des apparences, mais « contenu » néanmoins en elle, d’un univers supérieur, en présence duquel le monde physique semblerait illusoire, déchu.
Il conviendrait de citer à ce propos la formule célèbre d’Arthur Rimbaud, dans Une saison en enfer : « Nous ne sommes pas au monde. La vraie vie est absente. » En fait — il faut le noter l’intuition soudaine de réalités « autres » que celles de la vie individuelle limitée peut fort bien se faire en dehors de l’union sexuelle, et volontiers même lors d’une expérience très familière, terre à terre, mais qui laissera entrevoir, par la conscience, l’existence effective de tout un univers suprasensible d’émerveillements imaginatifs. Nous ne résisterons pas davantage au plaisir de donner un beau passage tiré d’un roman d’André Hardellet, le Parc des Archer (32) :
« En jouant à cache-cache vous poussez, sous son drapeau de zinc, la porte d’un lavoir délabré et, subitement, vous voilà sur la frontière. Personne. Personne pour vous réclamer vos papiers et cependant, mille regards tombent sur vous. On vous a signalé, on vous guette, mais parce que vous n’êtes qu’un enfant fourvoyé ignorant sa chance, on n’intervient pas encore. » Vous avez vaguement peur, une voix vous appelle, dehors, vous rebroussez chemin. Et, plus tard, bien plus tard, lorsque vous aurez enfin compris, vous aurez beau fouiller le quartier, vous ne retrouverez jamais l’entrée du lavoir, qui menait à la cité clandestine.
De cette belle affirmation d’un accès occasionnel aux réalités merveilleuses normalement « interdites » dans les conditions familières de vie (sauf lors des expériences qui entrouvrent tout d’un coup le seuil), on passerait tout naturellement à l’étude d’une notion capitale pour la correcte compréhension de l’érotique sacrée traditionnelle (nous allons la retrouver dans un instant) : celle d’une chute, d’une déchéance à partir d’un lointain état primordial et radieux que tant de traditions, de mythes, de légendes ont comparé à un merveilleux jardin. Atteindre l’Illumination, ce sera, précisément, obtenir, reconquérir l’état « innocent » de conscience capable de recouvrer, dans et par-delà les réalités terrestres, la vision des réalités suprasensibles.
Voici comment aussi, — dans la conclusion du roman Le Visage vert de Gustav Meyrink, l’un des Occidentaux modernes initiés à la voie tantrique, est défini l’état de conscience atteint par Hauberisser, le héros du livre :
Comme Janus (33), Hauberisser pouvait regarder à la fois dans le monde de l’au-delà et dans le monde terrestre ; il en distinguait nettement les détails et les choses. »
Au chapitre VI du même livre est caractérisée ainsi l’expérience magique libératrice : « Il (Hauberisser) sentit un rapport mystérieux entre ce qu’il avait vu et les lois de la nature intérieure et extérieure et il comprit quelle serait la splendeur du monde ressuscité pour lui s’il réussissait à observer dans une nouvelle lumière les choses auxquelles la vie ordinaire avait enlevé leur langage. » Pourtant, ne serait-il pas possible à deux êtres (un homme et une femme) de parvenir conjointement à cette expérience libératrice ? Meyrink proclame (34) : « Mais si un homme réussit à franchir le pont de la vie, c’est un bonheur pour le monde. (…) Mais une chose est nécessaire : un seul ne peut y réussir, il a besoin pour cela d’une compagne. C’est là le sens secret du mariage, que l’humanité a perdu depuis des millénaires. » Même dans l’imagination populaire, on rencontre à plus d’une reprise, toujours vivace, le si vieux mythe, bien fascinant, des deux moitiés (masculine et féminine) d’un être autrefois complet., Un dicton populaire dit que « les mariages se font au ciel ». Il ne s’agit évidemment pas des unions arrangées par les familles, soumises à des impératifs sociaux ou financiers, ni même, à l’opposé des couples formés à la suite d’une flambée sensuelle éphémère ou d’une simple camaraderie de circonstance. Ces unions « qui se sont faites au ciel » ne concernent, évidemment, que les couples véritablement prédestinés, ceux dont les partenaires se sont instantanément reconnus. De tels couples prédestinés sont rares, certes, et il est fort exact, hélas, que bien des soi-disant « coups de foudre » ne sont en fait qu’une flambée sensuelle, plus ou moins rapidement éteinte par la suite. Pourtant, le vrai phénomène existe bel et bien ; il serait arbitraire de le considérer comme une belle fiction romantique qui ne prendrait vie que dans les romans, le théâtre et la poésie du passé. On peut effectivement rencontrer de tels couples, dont le bonheur irradiant se reconnaît d’emblée. Il pourra même survenir ce phénomène frappant : au fur et à mesure que les années passent, l’homme et la femme se ressemblent de plus en plus, même en l’absence de tout lien (fût-il lointain) de parenté entre eux deux…
Les textes à citer ici seraient innombrables. Nous nous bornerons, pour éviter justement d’en reproduire de trop bien connus, à emprunter quelques passages aux courts poèmes en prose du recueil de Daniel Berditchevsky, intitulé Le Cœur de la nuit (35), tout entier consacré à chanter l’amour libérateur vécu par un véritable jeune couple prédestiné dont les partenaires se sont reconnus :
Mystère de l’origine, mystère du père et de la mère, mystère de la vie et de la mort, mystère de l’amour.
De l’amour surtout, qui est le signe et le ralliement des autres ; de l’amour, confluent de la vie et de la mort ; de l’amour qui éveille la mort et la rend si douce. si transparente (36). »
Ou encore (37).
On achève la soirée penché sur un livre de contes de fées. Le grondement lointain de l’orage et le chant de la pluie exaltent délicieusement le sens de l’intimité intérieure, et la communion intense avec les êtres et les choses. Cette chambre est symbole de la vie profonde. La fenêtre est ouverte sur l’éternité. »
Et que dire enfin de ces constats intrépides ? « L’état d’âme le plus élevé : la tendresse — et la joie suprême : la contemplation de la Beauté (38).
Ou encore : « On ne sépare pas ceux qui s’aiment. Ils trouvent des voies secrètes pour se rejoindre au coeur du Monde (39). »
Hélas, il est loin — chacun aura pu le remarquer — d’en être volontiers ainsi. Il existe d’innombrables hommes ou femmes qui auront toute leur vie durant cherché, toujours en vain, l’être prédestiné, leur vrai « double » du sexe opposé. Certains tomberont même ainsi dans un donjuanisme exacerbé ; recherche sans cesse déçue, de plus en plus désespérée du partenaire idéal. Mais il existe aussi — c’est sans doute la pire des situations amoureuses des êtres qui rencontrent tout de même un jour leur compagnon prédestiné. Il reste que souvent ce dernier n’est plus libre alors de s’unir à l’autre en toute quiétude…
Qu’est-ce que le tantrisme dit de la main gauche ? Tout de go, une voie magique et spirituelle qui prend appui sur la sexualité. Mais d’indispensables précisions s’imposent pour comprendre le tantrisme.
Celle-ci, d’abord et avant tout : il s’agit d’une authentique voie spirituelle, qu’il ne faudrait donc pas confondre avec un manuel médical d’éducation sexuelle, encore moins avec la pornographie et diverses espèces de « ballets roses » (40). Le but des pratiques de cette magie sexuelle spéciale peut se formuler ainsi : réussir, en retournant (en quelque sorte) l’énergie cosmique qui se trouve habituellement masquée, dans les conditions ordinaires de vie, par l’expression de la sexualité animale courante, à faire s’élever, monter ladite force, suscitant ainsi l’illumination, la transfiguration magiques de l’adepte. C’est à cette fin — et non pas dans le but premier de procurer aux partenaires l’intensification du plaisir — qu’est codifiée toute une érotique sacrée. La pratique tantrique la plus connue, la plus importante sans doute, Crowley et ses disciples l’ont appelée « dianisme » (dianism), en référence directe à la déesse lunaire de l’Antiquité latine. Il s’agit de pratiquer longuement, en s’avérant capable de poursuivre le processus plusieurs heures durant parfois, ce qu’on appelle Karessa dans l’érotologie plus classique : les partenaires s’unissent intimement, mais sans aller (tout en y tendant à la limite) jusqu’au point culminant de l’acte sexuel. Le but de cette pratique serait double. Tout d’abord, déterminer chez les deux partenaires un état psychique « crépusculaire », à même d’engendrer une transe hallucinatoire au cours de laquelle l’imagination des partenaires « voyagerait » dans les sphères suprasensibles et atteindrait finalement l’extase divine. D’autre part (les deux phénomènes seraient intimement liés). Permettre — mais cela ne deviendrait possible qu’après un très long entraînement — à la semence de s’intérioriser dans l’organisme des deux amants au lieu de s’épancher. Crowley a écrit deux livres secrets (41) aux titres latins (De Nuptiis Secretis Deorum cum) Hominibus, « Des Noces secrètes des Dieux avec les hommes » De Homuncules, « De l’Homuncule »), où il enseignait à ses disciples choisis la possibilité pour les initiés tantriques d’obtenir au cours de leur transe imaginative des contacts directs, concrets, avec des entités surnaturelles, et même de pouvoir réaliser la création d’un véritable nouvel être engendré psychiquement ».
Pourquoi donc l’expression « tantrisme de gauche ? » Il faudrait éviter d’une part les habituelles résonances politiques de l’épithète et, d’autre part (malgré la si mauvaise réputation de cette voie magique particulière) l’apparentement familier aux choses sinistres, voire maléfiques. La terminologie a une origine rituelle, le côté gauche étant celui associé au Principe féminin, à la Déesse : dans les cérémonies tantriques qui se terminent par des rapports sexuels, la femme (qui représente la Déesse) se place donc à la gauche de l’officiant.
L’idéal serait naturellement, aux yeux des perspectives tantriques vraiment traditionnelles, de pratiquer l’ascèse sexuelle (les deux mots ne seraient nullement paradoxaux dans l’érotique sacrée) entre des partenaires ayant pu reconstituer un couple prédestiné.
C’est très rare assurément, et le malheureux Crowley ne réussira jamais à s’unir à la femme qui aurait incarné son « double » féminin parfait.
Mais les rites tantriques « de gauche peuvent — cas bien plus fréquent — être pratiqués, régulièrement ou à l’occasion, par des partenaires plus courants mais (précision capitale) qui ressentent une réelle attirance l’un vers l’autre ; ce qui restreint quand même déjà les possibilités. Les amants aptes à pratiquer l’érotique sacrée se reconnaîtraient à divers signes précis.
Crowley, lui, non seulement n’atteindra pas (répétons-le) la possibilité de vivre avec son vrai « double » parfait. Mais on doit reconnaître que son atteinte d’une totale maîtrise dans la voie tantrique ne pourra jamais être parfaitement réalisée, tout au long de ses nombreuses tentatives. Ce simple trait le prouverait en suffisance : Crowley aura, de plusieurs maîtresses successives, des enfants, dont (à l’exception d’une fille morte en bas âge, qu’il surnommait « Poupée » et, qu’il aimera avec passion) il se désintéressera à peu près complètement. C’est là, d’ailleurs, un manquement total à ses responsabilités paternelles, et l’on pourrait y voir l’une de ses grandes faiblesses (42).
Contrairement à ce qu’on pense d’ordinaire en Europe, même parmi les auteurs spécialisés dans l’occulte, le tantrisme à rites sexuels ne se rencontre pas seulement dans certaines formes étranges d’hindouisme ou de bouddhisme : il en existe (c’est avéré) des formes occidentales équivalentes, bien moins connues en fait mais qui n’en sont pas moins réelles (43). Il faudrait citer — pour n’aborder que la seconde moitié du XIXe siècle — les mots de l’abbé Joseph-Antoine Boullan, principal disciple de l’hérésiarque Vintras, sur la raison d’être de la rituélite secrète destinée à sacrer ce qu’il nommait mariages spirituels, unions adamiques, ou unions de vie : « C’est par un acte d’amour coupable que la chute édénale s’est effectuée, c’est par des actes d’amour religieusement accomplis que peut et doit s’opérer la rédemption.
A la fin du XVIIIe siècle déjà, on peut présumer avec raison que la croyance aux couples magiques avait fait l’objet d’une systématisation rituelle au sein de certaines sociétés secrètes en marge de la franc-maçonnerie, demeurées en dehors des obédiences régulières. Dans un ouvrage français particulièrement partial, intitulé L’initiation maçonnique (44), le curé, journaliste et astrologue (45) Nicoullaud décrit le rituel des « trois grades mystérieux », d’après un manuscrit (venu en sa possession) français, immédiatement antérieur à la Révolution française ; il y est question de rites directement inspirés par le principe même d’une dérivation magique de l’énergie sexuelle ; l’auteur, tout heureux de tenir enfin quelque chose d’énorme contre la « secte », y vit aussitôt le redoutable et satanique secret des Arrière-Loges ». Aurait-il inventé lesdits documents ? Nous ne le pensons pas : leur étude attentive nous révélerait peut-être la connaissance effective par leur ou leurs rédacteurs de principes magiques familiers aux spécialistes du tantrisme. Sans nul doute, ces « trois grades mystérieux » furent pratiqués en France, à la fin du XVIIIe siècle, non pas en des loges maçonniques régulières, mais par un groupe au rituel spécial mais très restreint, au sein d’une société secrète mixte en marge des obédiences. Pourquoi donc ne tiendrions-nous pas là, par exemple, les hypothétiques degrés ultimes — révélés seulement à un petit noyau de fidèles — du Rite Egyptien de Cagliostro, où, rappelons-le, le Grand Maître (le Grand Cophte) et la Grande Maîtresse se présentaient en couple sacré (46) ?
Au milieu du XIXe siècle, Villiers de l’Isle-Adam semble avoir reçu l’initiation majeure d’une telle société secrète pratiquant cette voie. Dans son roman l’Eve future (47), nous trouvons un passage qui décrit le rituel culminant, celui au cours duquel le récipiendaire est mis en présence de sa compagne de route », découverte dans son noir cercueil symbolique : « … un lourd cercueil d’ébène capitonné de satin noir. L’intérieur de ce symbolique écrin sera le moule exact de la forme féminine qu’elle est destinée à revêtir. C’est là sa dot. Les battants supérieurs s’ouvrent à l’aide d’une petite clé d’or en forme d’étoile, et dont la serrure est placée sous le chevet de la dormeuse. Hadaly sait y entrer seule, nue ou tout habillée, s’y étendre, s’y assujettir en de latérales bandelettes de batistes solidement fixées à l’intérieur de manière à ce que l’étoffe des parois ne touche même pas ses épaules. Son visage y est voilé ; la tête y demeure appuyée, en sa chevelure, sur un coussin et le front est retenu par une ferronnière, un bandeau qui en fixe l’immobilité. Sans sa respiration toujours égale et douce, on la prendrait pour Miss Alice Clary décédée du matin. Sur les portes refermées de cette prison est scellée une plaque d’argent où le nom de Hadaly est gravé en ces mêmes lettres iraniennes où il signifie l’Idéal (48). »
Comment Aleister Crowley avait-il pu obtenir une connaissance aussi étendue des vrais buts de la voie tantrique dite « de la main gauche » ? Aussi bien, nous l’avons constaté, d’une source orientale (son initiation dans les chambres secrètes du Temple shivaïte de Madoura) que d’une filiation venue d’Allemagne, celle de l’O.T.O. de Kellner et Reuss. Mais, pour bien comprendre le système complexe de Crowley (comme d’ailleurs les formes authentiques de tantrisme), il importerait bien de ne pas prétendre le réduire à sa seule partie, importante certes, d’une « technique » secrète de magie sexuelle.
Il y aura même, parmi les groupements prolongeant ou continuant l’action de Crowley, des Ordres fraternels n’ayant pas eu le moindre lien (direct ou indirect) avec la pratique de rites sexuels (49). Quelles seraient donc les caractéristiques plus générales du système magique, si vaste et si méticuleux, développé par Crowley, inlassablement mis en œuvre par ses soins ?
D’un bout à l’autre de sa carrière si mouvementée d’instructeur occulte, Aleister Crowley ne cessera pas de préconiser sa propre voie, délibérément magique, d’accès humain à l’illumination libératrice. Tout son système visera, sans jamais en dévier, au même but fondamental : faire accéder la conscience des adeptes à un état d’unité triomphante, avec le souci de les faire s’élever au-delà de toutes les distinctions, de toutes les limitations, de toutes les oppositions qui jouent dans le monde des phénomènes. Il faut, estime Crowley, que l’initié devienne capable de passer de la sphère des désirs égocentriques et superficiels à celle où s’épanouit la « volonté vraie », celle du Moi profond (le terme Soi serait plus exact en fait, puisqu’il s’agit du noyau supra-personnel, divin. de la conscience). Seuls, estime encore Crowley, les désirs, les souhaits vraiment ancrés au tréfonds du coeur et même du psychisme peuvent être exaucés. Nul autre but ne devrait être assigné dès lors à la poursuite des opérations magiques.
Jusqu’à sa mort, Crowley, qui avait dès vingt-deux ans commencé à pratiquer la haute magie, multipliera les évocations magiques, et toujours au sein d’un oratoire spécialement aménagé (somptueusement ou dans un pauvre local, selon les cas), dans chacun de ses innombrables domiciles successifs (50). Son exécuteur testamentaire, John Symonds, relatera ainsi (51) sa dernière visite, peu après la mort du mage, dans l’oratoire de Crowley : comme à l’accoutumée, il y trouvera, soigneusement rangés, les manteaux et robes rituels, l’encens si odorant (à la rose mousse des Indes) qui imprégnait encore le local, la baguette magique, l’anneau consacré (Crowley l’avait reçu lors de son initiation au sein de la Golden Dawn), portant gravé en hiéroglyphes l’inscription Ankh-f-n-Khonsu (s’appliquant au dieu de la lune, adoré à Thèbes dans l’ancienne Egypte).
On notera, à ce dernier propos, l’importance majeure accordée par Crowley, comme dans certains mystères antiques et comme dans tout le tantrisme, à la lune. Dans le détail des rituels magiques codifiés par ce dernier, on rencontre en effet des cérémonies particulièrement importantes prescrites pour les périodes de lune descendante.
Quelle que soit l’opinion professée par le lecteur quant aux résultats (objectifs ou illusoires, selon les points de vue) des opérations magiques tentées par Crowley, on ne pourrait certes l’accuser d’avoir improvisé ! A lire ses prescriptions si détaillées. si minutieuses, sur la conduite des rituels, on y décèlerait, non pas un dilettantisme, mais l’extrême sérieux, l’application même d’un plan stratégique ou de la fabrication d’un moteur d’avion ! Sérieux, minutie rituels identiques encore chez les disciples de Crowley. Voici, par exemple, la mise en garde faite par Israël Regardie dans l’avant-dernier chapitre de son livre L’Arbre de Vie : « On ne saurait insister trop vivement ni trop fréquemment sur le fait que si les éléments ne sont pas consacrés correctement, si la force invoquée ne vient pas frapper d’abord comme il convient les éléments, ou si elle y est mal incorporée, toute l’opération risque d’échouer. Et cela peut alors facilement entraîner jusqu’au plus profond de l’abîme, ce qui se manifeste par la création d’une horreur qlipothique se fixant comme un vampire sur les sujets anormalement sensibles et sur ceux qui présentent une tendance à l’hystérie et à l’obsession, et sert ainsi de véhicule à l’esprit invoqué, alors les cieux sont ouverts, les Portes s’écartent devant le Théurge, et les trésors de la terre sont déposés à ses pieds (52).
C’est d’ailleurs un trait qu’il importerait de toujours se remémorer en abordant les diverses époques, anciennes ou modernes, dans l’histoire vécue des pratiques magiques. En les étudiant d’après les témoignages originaux, il est bon avant tout d’éliminer notre vision sceptique courante, celle qui considère dédaigneusement le magicien comme un amuseur au chapeau pointu, ne se prenant même pas lui-même au sérieux…
Les spécialistes de l’histoire de la magie (Frazer et bien d’autres) ont depuis longtemps fait remarquer que, si diverses traditions religieuses ont certes comporté leurs rites magiques, la magie représente en fait, dans ses buts comme dans sa structure, une technique spéciale dont le lien avec la croyance religieuse n’apparaît pas du tout nécessaire, bien au contraire. Avec Crowley justement, nous voici en présence d’un système magique délibérément construit, pratiqué en dehors d’une quelconque appartenance religieuse, mais sans nécessairement (la précision est capitale) qu’il se trouve fatalement en conflit volontaire avec celle-ci. Crowley aura, il faut le dire, d’authentiques croyants parmi ses disciples.
S’il est courant de constater, dans l’ésotérisme comme dans bien d’autres domaines (moins exceptionnels) de la curiosité humaine, des efforts très maladroits pour — parlons familièrement — réussir à faire entrer à tout prix dans le même sac les matériaux les plus hétéroclites, il existe pourtant (et cela est nettement plus rare) des hommes capables, non pas de se perdre dans un syncrétisme incohérent, mais aptes à opérer la vivante synthèse d’éléments que l’on croirait, bien à tort, opposés et inconciliables. Fort juste, à propos de Crowley, cette remarque de son ami Symonds (53) : « Son plus grand mérite fut peut-être d’élever un pont entre le tantrisme et la tradition ésotérique occidentale, de réunir ainsi les techniques magiques de l’Occident et de l’Orient. » Symonds ajoutait, à propos du choix déterminé d’une voie magique (ce domaine d’ordinaire si « maudit » en Europe) par Aleister Crowley : « II vivait la nuit (54), non le jour. »
Nous voici maintenant à même, après ces éclaircissements généraux sur l’étrange mais très méthodique système de Crowley, de reprendre enfin l’ordre…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE IV
Des États-Unis à Céfalù
Aleister Crowley se trouvait en Suisse, où il s’occupait de tâches en rapport avec l’O.T.O., au moment de la déclaration de guerre d’août 1914. Aussitôt, mû par une soudaine ardeur patriotique, il regagne l’Angleterre dans le but de s’engager dans une unité combattante. Mais cette offre est déclinée, sans doute parce que son concours est jugé plus utile dans les services de renseignement.
Le 26 octobre 1914, le mage, accompagné de sa nouvelle « Femme écarlate » (prénommée Edith), débarque à New York. Aux yeux de tous, Crowley fait tout pour passer pour un traître complet à sa patrie : on le voit se faire bruyant champion de la neutralité américaine et prôner l’indépendance irlandaise, avec un appel à l’aide allemande. De surcroît, il renonce avec fracas à sa nationalité, se lie d’amitié avec un agent des services secrets allemands en mission aux Etats-Unis, Silvester Vireck. Tout, cependant, laisse deviner qu’il s’agissait en fait de la mise en jeu d’une tactique fort bien connue du renseignement : l’infiltration délibérée chez les agents ennemis, avec manœuvres provocatrices destinées à capter leur confiance. Si Crowley avait été un véritable traître, s’il avait même (comme certains de ses ennemis l’ont insinué) joué le rôle plus modeste d’un agent double, il est probable que cela lui aurait valu de graves ennuis en Angleterre après le premier conflit mondial. Rien ne permet, au contraire, de penser que Crowley ait cherché, comme on dit, à « doubler » l’Intelligence Service.
D’ailleurs, c’est sans doute aux services secrets britanniques que Crowley devait le si soudain revirement de sa situation financière : arrivé aux Etats-Unis complètement ruiné (il avait utilisé ses dernières ressources pour l’achat du billet de paquebot), il devait à nouveau disposer de fonds importants qui lui permettraient de créer, à New York puis à Boston, des temples de ses deux appartenances magiques (l’Etoile d’Argent et l’O.T.O.).
Mais Aleister Crowley ne pouvait s’empêcher de vivre sur le pied d’un grand seigneur fastueux et généreux : en peu de mois, les subsides versés par l’I.S., et aussi les grosses donations de riches disciples enthousiastes, sont dilapidés sans recours. Une nouvelle fois couvert de dettes (ce qui se reproduira encore à diverses reprises dans sa carrière), le mage cherche à se faire oublier. Dans ce but, il quitte New York, en compagnie cette fois d’une nouvelle « Femme écarlate », Leah Faesi (dont le nom initiatique était Alestraël), pour une grande tournée de conférences d’occultisme en Amérique latine. C’est un fiasco complet : de retour aux Etats-Unis, Crowley est submergé par l’énorme monceau des dettes nouvelles venues s’ajouter aux précédentes, déjà si considérables ! Cette fois, le mage semble verser dans une catastrophe sans recours : incapable d’honorer d’énormes reconnaissances de dettes étourdiment signées, il risque non seulement la misère, mais la prison. Heureusement, le couple rencontre un très riche écrivain américain, William Seabrook (futur auteur du célèbre ouvrage, l’Ile magique, qui apportera d’étonnantes révélations sur le Vaudou haïtien), que Crowley avait connu quelques années auparavant à Montparnasse, à l’époque où le jeune mage vivait une vie de bohème luxueuse. Seabrook lui offre, à lui et à sa compagne, l’hospitalité dans sa magnifique demeure des environs d’Atlanta, l’un de ces immenses et fastueux domaines de l’aristocratie sudiste dont l’image s’est trouvée si bien popularisée par Autant en emporte le vent.
Mieux encore : Seabrook, admirateur enthousiaste du système magique de Crowley (et d’ailleurs membre plus que convaincu de l’Etoile d’argent et de l’O.T.O.), règle d’un coup toutes les dettes, pourtant considérables, du mage ! Plus tard, Crowley connaîtra — anticipons quelque peu sur ses activités de l’entre-deux-guerres — une autre belle figure d’écrivain et aventurier de haut vol : le colonel anglais Fawcett qui disparaîtra, on le sait, mystérieusement dans le Mato Grosso brésilien.
« On ne prête qu’aux riches », dit le proverbe : certains ont prêté à l’espion Crowley un rôle mystérieux dans la savante manipulation auprès des Américains de l’effet psychologique causé par le torpillage du paquebot Lusitania, qui devait déclencher l’entrée irrémédiable des Etats-Unis dans la Grande Guerre…
Lors de son séjour aux Etats-Unis, l’activité littéraire de Crowley se poursuit plus que jamais, aussi prolixe que titanesque : il écrit, il publie encore plus qu’auparavant. C’est alors qu’il rédige, par exemple, l’une de ses œuvres les mieux écrites, un roman auquel il avait donné le titre initial Butterfly Net (Le filet à papillons) mais qu’il rebaptisera Moonchild (L’enfant de la Lune). En voici le thème, qui s’inspirait d’une vieille croyance magique, et suivant laquelle l’entraînement occulte approprié exercé sur la mère pourrait, compte tenu des influences astrologiques nécessaires, obtenir l’incarnation d’une entité angélique (bonne ou mauvaise) dans l’embryon en cours de grossesse. Ainsi deviendrait-il possible d’obtenir la naissance d’un être exceptionnel, d’un surhomme.
Au cours de son séjour américain, Aleister Crowley trouvera aussi le temps de réaliser, à son habitude, un nombre impressionnant de longues et minutieuses opérations magiques. L’une d’elles lui permettra, en 1918, d’avoir la révélation précise de ses quatre incarnations précédentes. Aleister Crowley apprit ainsi qu’il avait été, tour à tour, le redoutable et lubrique pape Alexandre VI Borgia, Edward Kelly (l’ami du docteur John Dee, celui qui lui avait servi de médium pour ses évocations angéliques), Cagliostro et, enfin, Eliphas Lévi ! Loin d’être une boutade, cette fantastique affirmation sera émise par Crowley avec le plus grand sérieux ; manifestement, il y croit dur comme fer ! Si l’historien rationaliste ne peut certes s’empêcher de sourire devant cette succession de destins vraiment hors série, il est indéniable que les traits marquants de ces quatre personnages sembleraient « s’incarner bel et bien en la personne de Crowley. Durant la longue absence de Crowley, Scotland Yard, soupçonnant l’O.T.O. – société secrète d’origine allemande, rappelons-le – de servir de couverture à des activités antibritanniques, avait décidé une descente de police au siège londonien de l’ordre (93 Regent Street). Elle se fait en 1916, et la perquisition minutieuse aboutit à la saisie des archives et du matériel rituel. Crowley comptait sans nul doute des ennemis parmi les hauts fonctionnaires de la police britannique, et celle-ci refusera toujours, même une fois l’O.T.O. à nouveau autorisé légalement, de rendre les documents et objets saisis, qui se trouvent aujourd’hui encore quelque part dans les archives discrètes de Scotland Yard. Notons aussi l’hostilité, moins puissante mais très agissante sur l’opinion publique, d’une femme, Anna Stoddart. Celle-ci, d’abord membre enthousiaste de la Golden Dawn et passionnée d’hermétisme (on lui doit une étude classique sur Paracelse), se convaincra, au cours de la guerre de 1914, du caractère à la fois antinational et « diabolique » des sociétés secrètes animées par Crowley. Sous le pseudonyme d’Inquire Within (« Informez-vous à l’intérieur »), elle publiera des « révélations » sensationnelles sur les liens directs du mage avec les redoutables dirigeants occultes de la politique mondiale. Crowley ne cessera, jusqu’à sa mort et même après (1), de subir l’effet de ces dénonciations.
En revanche, les services secrets britanniques savaient fort bien à quoi s’en tenir sur le véritable but (de provocation) des gestes si spectaculairement antibritanniques accomplis par Crowley dans l’Amérique de 1914-1917 (2) : à son retour (janvier 1919) en Grande-Bretagne, il sera longuement interrogé, mais sans faire l’objet ensuite de la moindre tracasserie.
C’est alors que s’ouvre pour Crowley une nouvelle période d’activités tapageuses. En France tout d’abord, où il aura un bras droit en la personne de Georges Monti, alias Vella Marcus, l’ancien secrétaire du sâr Péladan (3).
Il n’est pas sans intérêt de raconter la manière dont ce personnage tentera en vain d’attirer dans l’O.T.O. l’occultiste Anne Osmont : « Je lui fixai (à Menti) bien volontiers une date et, dès les salutations échangées, il me dit qu’il venait me demander mon aide pour renouveler l’ordre des Templiers. Il était mandaté par les très hautes Loges allemandes et avait de grands appuis en Angleterre. (…) Maintenant, je comprenais (laissons à Anne Osmont la responsabilité de ce jugement) qu’il s’agissait d’un vaste plan de démolition et de construction qui n’allait à rien moins qu’à détruire tout ce qui m’est cher et précieux pour édifier une société chimérique après une Apocalypse de catastrophes (remarquable pressentiment, notons-le, des horreurs de la Seconde Guerre mondiale). Pour me démontrer la valeur de l’ordre élevé dont je devais faire partie et qu’il appelait l’O.T.O., il me citait les hauts dignitaires qui l’avaient dirigé dans le passé et le dirigeaient maintenant. Le Grand Maître en exercice était Aleister Crowley, dont il me vantait la science (4).
Mais comment Aleister Crowley organisait-il ses activités en France ?
Crowley et sa « Femme écarlate » Alestraël (pour user de nouveau de son nom initiatique) s’installent dans une vaste villa de Fontainebleau, au numéro 4 bis de la rue de Neuville. Il faudrait remarquer qu’un peu plus tard, un autre mage s’établira, lui aussi, dans la même cité, plus exactement à Avon, cette petite ville qui prolonge Fontainebleau de l’autre côté de la voie ferrée : le Caucasien Georges Ivanovitch Gurdjieff, sur lequel Louis Pauwels a écrit un livre bourré de documents et de faits curieux (5). Dans l’état actuel de notre documentation, rien ne permet de penser que les deux hommes aient sympathisé, à supposer qu’ils se soient rencontrés (6). Au point de vue occulte, leurs méthodes d’« éveil » illuminateur, de développement psychique étaient par trop différentes l’une de l’autre : Gurdjieff, par exemple, ne faisait absolument aucun cas, à l’inverse de Crowley, des rites dramatisés ayant pour but d’aviver l’imagination (7) ; le système d’éveil des facultés psychiques de l’homme, l’évocation magique d’entités surnaturelles, si importantes (on l’a vu) chez Crowley, ne jouait chez lui aucun rôle non plus. Il existe pourtant un point extérieur commun : les rumeurs sinistres qui ne tardèrent pas, dans le voisinage, à s’établir autour des deux villas louées par un « mage » célèbre.
C’est à Fontainebleau qu’Alestraël met au monde une fille, prénommée Annah, mais que Crowley surnommera familièrement « Poupée ». Ce sera, ainsi qu’on l’a déjà dit, le seul de ses enfants pour lequel le mage, éprouvera de la tendresse. Mais le couple ne tarde pas à s’entourer d’amis : la villa est vaste et Crowley, disposant d’argent, se montre plus généreux encore que de coutume. Tout un groupe de disciples, en majorité des jeunes femmes (dont certaines avaient des enfants) rejoignent le mage, entouré d’un dévouement enthousiaste, d’une véritable vénération collective. Crowley se prête au jeu, formant avec ses admirateurs et admiratrices une colonie, que l’on pourrait comparer à certaines « tribus » ou « familles » fondées par des hippies, les excentricités vestimentaires en moins.
Crowley règne sur ce monde en véritable mage et patriarche : s’il ne délaisse nullement sa compagne d’alors, il semble qu’il ne dédaigne guère longtemps les hommages de certaines de ses jeunes adoratrices plus qu’enthousiastes. Ne nous hâtons pourtant pas de faire du mage un précurseur des théoriciens de l’actuelle « sexualité de groupe », car contrairement à l’une des accusations les plus odieuses qui seront portées contre lui, il ne cherchait jamais à dissocier les couples placés sous sa direction spirituelle. Mais la villa bellifontaine n’est pas assez spacieuse et tranquille. Crowley rêve alors de réaliser un projet magnifique : partir s’installer avec sa « famille » de jeunes disciples dans un beau domaine, au sein d’un pays ensoleillé où, vivant en libre communauté, ils réaliseraient tous et toutes un Thélème.
Pourquoi une telle appellation ? C’est Rabelais qui, dans le quatrième livre (le Quart Livre) de son Pantagruel, avait, rappelons-le, imaginé une abbaye de Thélème (8) où la seule loi serait Fais ce que tu voudras. On a vu comment (9) Crowley avait repris à son compte cette devise. On a vu aussi comment — ce qui atténuait singulièrement le paradoxe apparent de la formule — le mage préconisait en fait toute une éprouvante technique initiatique, permettant de faire surgir chez l’adepte la Volonté profonde, le Noyau psychique, suprapersonnel et divin, de l’âme.
Aleister acquiert bientôt à Céfalù, en Sicile, une vaste demeure, mais à moitié écroulée. Ses disciples, toujours aussi chaleureux (quelques autres se joindront à eux, mais le nombre des Thélémites ne dépassera jamais un peu plus d’une quinzaine, en majorité des femmes) l’accompagnent. Ainsi, en 1920, est fondé le Théléma de Céfalù. Dans l’idée de Crowley, il ne s’agissait pas seulement de permettre à ses disciples préférés de vivre en communauté, mais aussi de leur faire suivre sous sa direction toutes les étapes d’une ascèse rituelle et psychique.
Les disciples masculins, et Crowley lui-même qui met activement la main à la pâte, entreprennent de restaurer l’édifice central puis de l’aménager conformément au plan symbolique arrêté par le mage : autour d’une salle centrale, nommée Sanctus Sanctorum (Saint des Saints) cinq salles plus petites ; l’ensemble est destiné à former le temple hermétique pour rites secrets. Bien vite cependant, les braves villageois siciliens laissent vagabonder leur imagination, conçoivent toutes sortes d’horreurs clandestines. I1 conviendrait de se reporter aux documents originaux avant de tenter de se prononcer sur la nature des rites secrets pratiqués dans le temple de Céfalù. On est encore loin de tous les connaître. Pierre Mariel qui a eu, lui, le privilège de mettre la main sur l’un des rituels, encore inédits, de Thélème, en donne la traduction française intégrale (10).
Nous allons la reproduire ici, en y joignant d’indispensables notes explicatives :
Les corps des serpents bondissant vers l’au-delà (11)
Toi dans la Lumière et dans la Nuit,
Sois Un, supérieur à leur puissance mouvante (12)
Il fouette (13), incise une croix sur le cœur,
attache la chaîne autour du front, en disant :
Eau lustrale ! Que ton flot se déverse à travers moi Lymphe,
moelle et sang !
Le Fouet, le Poignard et la Chaîne (14)
Nettoient le corps, le cœur et le cerveau (15)
Il oint les blessures en disant : Feu instructeur !
Que l’Huile Equilibre, assainisse, absolve…
Ainsi est construite la Grande Pyramide (16)
Je ne sais pas qui je suis Je ne sais pas
D’où je viens
Je ne sais pas où je vais
Je cherche, mais quoi
Je ne le sais pas
Je suis aveugle et enchaîné (17),
mais J’ai entendu un appel
Résonner à travers l’Eternité
Lève-toi et suis-moi
Asar, invoque
Un Neter (18)
La quadruple horreur de la Fumée
Fermez l’abîme par le mot terrifiant
Que Seth Typhon (19) a entendu.
CONSTRUCTION DE LA PYRAMIDE
Le Mage avec la Baguette. Sur l’Autel sont placés l’Encens, le Feu, le Pain, le Vin, la Chaîne, le Fouet, le Poignard et l’Huile. Il prend la cloche de la main gauche. Deux coups sur la cloche.
Salut ! Asi (20)
Salut, Hoor-Apep ! (21)
Que naisse la Parole Muette (22)
Danses d’exorcisme en spirale sur la gauche
(sens inverse de celui de la marche des rayons solaires)
Les Mots contre le Fils de la Nuit
Tahuti (23) les prononça de la Lumière.
Savoir et Pouvoir, deux guerriers jumeaux, secouent
L’invisible ; ils écartent
Les Ténèbres, la matière brille, un serpent
Sebek (24) et frappé par le tonnerre
La Lumière surgit des profondeurs
Il va à l’Ouest,
au centre de la base du triangle de Thoth (25)
Asi et Hoor (26)
O Toi, l’Apex du Plan
A tête d’Ibis, Baguette de Phénix (27)
Et ailes de Nuit
Toi vers qui se tendent
Un silence
La crainte de
L’Obscurité et de la Mort,
La Crainte de l’Eau et du Feu,
La Crainte du Gouffre et de la Chaîne,
La Crainte de l’Enfer et du Souffle Mortel
La Crainte de Lui, l’affreux démon
Qui, sur le seuil du Néant
Se tient
Avec son dragon pour massacrer
Le pèlerin de la Voie (28)
Mais avec de l’énergie et de la prudence, je passe devant eux.
J’avance avec courage et intelligence
Dans le droit Sentier s’il en était autrement, leur ruse
Serait sûrement infinie…
Il chancelle et tombe à terre
Asar ! Qui s’agrippe à ma gorge ?
Qui me cloue à Terre ? Qui me poignarde au cœur ?
Je suis incapable de franchir cette entrée du temple de Maat…
Des remarques s’imposeraient à propos d’un si étrange rituel (plus exactement, de cette portion de rituel, car Pierre Mariel n’en donne pas le point culminant). Ici, il faudrait soigneusement distinguer ce qui est littéral et ce qui, réel certes, se déroule en fait sur un autre plan (le psychisme des adeptes). D’une part certes, des rites réels avec leurs aspects terribles inspirés des mystères antiques mais, la remarque s’impose tout de suite, nettement adoucies quand même par rapport aux épreuves plutôt féroces (dans certaines, le récipiendaire risquait la mort) de certains d’entre eux. Il ne faudrait donc pas s’empresser d’y voir la « preuve », tant recherchée, de l’affreux sadisme du mage. Des rites analogues d’effusion symbolique du sang, réduits à des écorchures sans gravité (29), ont existé ou existent dans les épreuves rituelles de fraternités initiatiques (certaines branches du compagnonnage, par exemple) traditionnelles, parfaitement respectables aux yeux de l’opinion publique. Il faudrait plutôt, à ce propos, rappeler toute l’importance magique du sang, ce rouge symbole de la vie. Empressons-nous de bien préciser que, nonobstant ce que les ennemis de Crowley — et nous aurons l’occasion, dans un instant, de constater leur acharnement — auraient bien espéré accréditer, on ne pourrait citer en fait aucun cas, parmi ses disciples, de malheureux tués ou rendus infirmes par des épreuves rituelles subies en l’abbaye de Céfalù !
Jusqu’à preuve du contraire, et malgré les allégations légèrement reprises par la presse à sensation, on ne peut non plus accuser valablement Crowley d’avoir systématiquement avili ses disciples en leur faisant absorber, bon gré mal gré, de l’héroïne et toutes sortes d’autres drogues tristement célèbres. De fait, il y avait deux ou trois drogués notoires dans la communauté de Céfalù, à commencer hélas par Crowley lui-même, qui avait contracté, lors de son amitié de jeunesse avec Allan Bennett, l’habitude terrible d’apaiser ses fréquents malaises et douleurs par l’usage de stupéfiants, mais ils ne cherchaient nullement, ainsi que le font d’ordinaire les drogués, à faire du prosélytisme.
D’abord merveilleuse, l’atmosphère de l’« abbaye » avait fini, au fil des mois, par devenir de plus en plus pesante, tandis que les discordes intestines se multipliaient. Phénomène à la vérité très courant dans les milieux humains trop repliés sur eux-mêmes, et aggravé encore par cette constatation bien connue : l’aisance avec laquelle les oppositions et les affrontements surgissent lorsque plusieurs femmes, qu’elles veuillent ou non actualiser leur souhait profond, sont fascinées par le même homme vénéré ! La jalousie, insidieuse puis déclarée, fera donc des ravages parmi les trop ferventes admiratrices du mage.
Au fur et à mesure que le temps s’écoule sous le chaud soleil de Sicile, l’« abbaye » de Céfalù devient sans cesse cependant la cible de rumeurs sinistres. Les braves Siciliens des environs, citadins ou ruraux, formulent d’invraisemblables hypothèses à propos de ces étranges Britanniques qui, vivant en cercle clos sans se mêler à la vie locale et s’occupant de magie, ne peuvent évidemment, aux yeux de l’opinion publique, qu’être de l’espèce la plus noire. Quand, après le départ de la « famille » des curieux visitent l’abbaye, ils y découvrent les peintures exécutées par Crowley lui-même dans le « Saint des Saints » (30) ; et, comme certaines d’entre elles représentaient les puissances démoniaques contre lesquelles l’initié est censé remporter la victoire magique (31), on en déduit tout de suite le caractère « satanique » des cérémonies célébrées par Crowley.
Longtemps encore, après le départ du mage et de ses disciples, les rumeurs sinistres, volontiers enjolivées, se perpétueront parmi les habitants de Céfalù. Avec le recul, les faits les plus anodins seront mis au compte de la soi-disant cruauté démoniaque du mage. Par exemple, les bains de soleil prolongés pris sur les rochers méditerranéens par les jeunes femmes de la communauté seront interprétés comme des châtiments infligés par le mage !
Comme, de plus, Aleister Crowley continuait de plus belle ses activités de renseignements, l’Intelligence Service l’avait sans doute chargé de mener une enquête approfondie sur la conjoncture politique de l’Italie (celle qui devait aboutir en 1922 au triomphe du fascisme) : les autorités seront bien aises, lorsque les scandales se seront accumulés autour de Crowley, d’expulser le mage et ses disciples sans se donner la moindre peine pour vérifier la matérialité des faits, sans se demander si la rumeur publique et (nous allons le voir) la malveillance caractérisée ne s’étaient pas accumulées sur lui.
Comme il arrive souvent, ce sera par une femme que la crise finale surviendra, en 1924. En la personne de Betty May, une fort belle personne, mais qui avait connu une jeunesse orageuse et mouvementée ; elle avait même fréquenté naguère ce qu’on appelle le milieu, où elle avait reçu le pittoresque surnom de « Femme Tigre » (Tiger Woman). Après deux expériences conjugales malheureuses, elle avait épousé en troisièmes noces le jeune Raoul Loveday. Le couple, non content d’adhérer à l’Astrum Argentinum et à l’O.T.O., rejoint la communauté de Céfalù pour s’y établir, sous la direction de Crowley. Mais c’est bientôt la catastrophe, avec mort rapide du jeune mari, pour une cause médicale stupide, où Crowley n’était absolument pas impliqué : l’imprudence de Raoul Loveday lors d’une longue marche sous un soleil brûlant. Assoiffé, en dépit des conseils de prudence qui lui sont prodigués, il boit l’eau d’une source suspecte, et est atteint d’une fièvre typhoïde foudroyante… La veuve, déjà indisposée contre Crowley, ne tarde pas à se révolter et à quitter l’« abbaye »
avec fracas. Il faut d’ailleurs reconnaître que, si les Mémoires qu’elle publiera sous un titre accrocheur (32), abondent en tristes calomnies contre Crowley, elle y relate en toute sincérité la vraie cause de la mort de son époux. Mais la rumeur publique considérera ce décès naturel avec suspicion ; les ennemis de Crowley en profiteront pour l’accuser d’avoir commis un crime odieux et sinistre. Une première version prétendra que Loveday avait trouvé la mort lors d’une cérémonie de magie noire où Crowley l’obligeait à boire le sang d’un chat sacrifié. Une autre, plus sinistre encore, prétendra que le mage avait tout bonnement, sacrifié rituellement son jeune disciple !
Le 2 octobre 1920, Crowley avait eu la douleur de perdre la toute jeune « Poupée », sa fille si tendrement aimée. Après coup, toujours en 1924, on l’accusera de nouveau, tout d’abord de lui avoir refusé les soins médicaux, puis d’avoir sacrifié son enfant au Diable, à l’issue d’une orgie rituelle !
Si bien commencée, l’expérience communautaire de Céfalù débouchait non seulement sur la discorde et le scandale, mais aussi sur deux malencontreuses tragédies.
A ce moment, Aleister Crowley est pris à partie par un quotidien britannique à grand tirage, qui engage contre lui une campagne systématique de diffamation. Celle-ci avait suivi la publication (1922) par le mage d’un roman remarquable intitulé : Le journal d’un drogué (33). Aleister Crowley l’avait écrit dans une intention tout à fait pure : constatant chez certains de ses amis, et aussi, hélas, sur lui-même, les méfaits de la drogue, il voulait, par le biais d’un roman passionnant, mettre les lecteurs, les jeunes surtout, en garde contre la tentation de s’engager un jour sur la pente fatale des stupéfiants. Mais on interprétera l’ouvrage à contresens, comme une apologie de la drogue ! Et on mettra au compte de Crowley toutes les actions basses accomplies par le triste héros du livre, pris comme exemple de la déchéance ultime que peut connaître un drogué. Et s’ouvre alors, dans le Sunday Express du 26 novembre 1922, une odieuse campagne de presse où le mage est dénoncé comme le maître, en Sicile, d’une communauté d’« Adorateurs du Diable », abaissant, pervertissant ses disciples, par l’usage de la drogue et des plus basses orgies.
L’auteur de l’article, un certain James Douglas, usait de la tactique habituelle, bien connue des spécialistes du « sensationnel » de mauvais aloi, qui consiste à exciter la curiosité malsaine du public tout en se donnant l’air de défendre vigoureusement la moralité physique. Il vaut d’ailleurs la peine de reproduire les termes mêmes de l’article initial :
Le Sunday Express (i.e. le journaliste James Douglas) était résolu à ce que le public soit protégé, et fit les enquêtes les plus complètes sur la carrière de l’auteur (du Journal d’un drogué). Ces enquêtes ont apporté les révélations les plus étonnantes (passage souligné).
« – Le nommé Aleister Crowley est l’organisateur de sociétés secrètes d’orgies païennes.
– Il s’est consacré durant la guerre à la propagande germanophile (appel du pied à l’indignation patriotique du lecteur).
– II a publié des attaques obscènes contre le Roi (accusation toute gratuite). Il a théâtralement renoncé à sa citoyenneté britannique (allusion au geste spectaculaire de provocation voulue, nous l’avons vu — accompli en 1914 au pied de la statue de la Liberté, et où il s’était proclamé « roi d’Irlande ».
– II a volé de l’argent à une femme.
– II dirige maintenant une « abbaye » en Sicile.
– Il se trouvait à Londres un mois auparavant, inconnu de tous si ce n’est de son petit cercle d’intimes (exact ; Crowley avait fait un saut en Angleterre, venant de Sicile).
Tel est l’homme dont le dernier ouvrage est un ramassis voulu d’obscénité, de blasphème et d’indécence (remarquer les mots vertueux employés par le plumitif) (34) ».
Tout au long des années 1923 et 1924, le Sunday Express et un organe associé (John Bull) se déchaîneront contre Crowley, l’accusant des pires horreurs. Campagne systématique de diffamation savamment orchestrée et dont le responsable, bien informé des difficultés financières de Crowley, savait fort bien que le mage était trop démuni que pour oser se lancer dans un très coûteux procès.
Voici encore, pris au hasard, quelques-uns des « gros titres à la une », destinés à faire frémir les familles au coin du feu : Arrivée du Roi de la Dépravation — L’homme le plus pervers du monde — Un cannibale en liberté (sic : on allait jusqu’à porter l’accusation de cannibalisme rituel !) — Chez les adorateurs du Diable — etc. Citons aussi ce titre, modèle de charmante charité chrétienne : Un homme que nous aimerions pendre !
L’odieuse campagne s’avère, hélas, d’une efficacité redoutable. On pourrait assurément supposer que le lecteur moyen avait quand même assez d’intelligence pour se demander comment il était possible à un homme d’accumuler tant de crimes affreux, parmi lesquels plusieurs passibles de la peine capitale, sans avoir d’ennuis avec la police, qu’elle fût britannique ou étrangère ! Par malheur, le grand public n’a que trop tendance à se précipiter, sans même vouloir s’interroger sur la réalité des faits croustillants qu’on lui livre en pâture, sur de telles « révélations sensationnelles… Ce qui est tout de même moins admissible, c’est que des auteurs sérieux aient, eux aussi, suivi le mouvement, et que certaines accusations — les plus fantastiques —, contre Crowley sont reproduites sans contrôle de livre en livre, d’article en article.
La campagne de diffamation ne se limitera pas à l’Angleterre : un grand journal américain fera écho, et bientôt, le scandale prendra des proportions mondiales : maints journalistes sérieux, mais abusés par la réputation (bien surfaite) du Sunday Express, publieront un peu partout les soi-disant « révélations », jusqu’à flétrir totalement la renommée de Crowley.
Il est fort douteux que le nommé Douglas, ce triste comparse, ait décidé de son propre chef de monter une campagne de presse systématique contre Crowley. Quels personnages y avait-il donc derrière ce plumitif stipendié ? On saura sans doute un jour toute la vérité, on saura d’où partirent les ordres d’« exécuter » la réputation, l’honneur d’un homme trop gênant. Il ne serait pas du tout absurde d’y voir l’une de ces affaires sordides où trempent à l’occasion certains services secrets de divers bords, lorsqu’il s’agit d’éliminer quelqu’un qui les gêne. Parfois, il est beaucoup plus efficace d’assassiner moralement quelqu’un, de démolir sa réputation et son honneur que de le faire supprimer…
De toute manière, cette campagne orageuse, qui venait relayer les accusations (moins sensationnelles quand même) de la veuve Loveday, aboutit à ses fins : en 1924, la police de Mussolini (le fascisme s’était installé, on le sait, en 1922) expulse Crowley et ses disciples. Le mage et sa « Femme écarlate » se réfugient en Tunisie.
Ainsi se terminait l’aventure de Céfalù. Echec certes ; mais échec vraiment aussi lamentable qu’on l’affirme ?
En effet, l’expérience avait bel et bien duré quatre ans (de 1920 à 1924), « bail » que lui envieraient beaucoup de réussites humaines.
Serait-ce vraiment si « facile » de faire ainsi survivre quatre années une petite communauté magique d’hommes et de femmes, à travers tant de problèmes, tant de discordes et …
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE V
Le crépuscule d’un magicien
Il serait tout à fait exact de considérer le long épisode de l’ancienne ferme de Céfalù — la plus longue fixation chez cet homme qui déménageait de façon si fréquente et si soudaine, et dont la vie était émaillée de voyages incessants — comme ayant constitué le sommet de sa carrière magique.
L’échec de cette vaste expérience « occulte » communautaire marquerait donc fort justement l’entrée dans la dernière partie, celle allant en pente descendante, dans la tumultueuse existence de Crowley. Mais, de même qu’il est possible d’admirer dans la nature de splendides crépuscules, certaines fins de carrière se révèlent, chez les vrais grands hommes, singulièrement plus riches que des vies de type courant à leur épanouissement, avant leur zénith médiocre.
Ce sera même après 1925 qu’Aleister Crowley donnera quelques-unes de ses œuvres majeures. On le verra aussi, au cours de cette période terminale, réaliser son propre jeu de tarots, dont les cartes symboliques seront exécutées (d’après ses propres cartons) par l’une de ses fidèles admiratrices, Frieda Harris.
Après leur tapageuse expulsion de Sicile, le mage et sa « Femme écarlate » louent une grande villa à La Marsa, importante station balnéaire des environs de Tunis. Crowley y crée un Collegium hermeticum, sorte de nouvelle version du « Thélème », qui se révèle bien vite un fiasco financier complet. Là-dessus, Alestraël quitte Crowley : le mage ira, plus frénétiquement que jamais, de liaison en liaison ; il croira de nouveau, chaque fois, avoir enfin rencontré la véritable compagne de route — mais se trouvera toujours amèrement déçu.
Complètement ruiné, en 1925, il se réfugie à Paris, où il vit des quelques subsides que lui procurent des membres français de sociétés secrètes. Après un petit hôtel meublé de la rue : Vavin, il se terre dans une guinguette plutôt mal famée de Chelles, dans la banlieue est de Paris. Est-ce le début d’une inéluctable et rapide dégringolade sociale, vers les expédients de toutes sortes puis vers la misère la plus sordide ? Survient alors le salut inespéré ; une toute jeune et riche Américaine, Dorothée Olsen, qui, admiratrice enthousiaste des livres du mage, se met en ménage avec lui et le renfloue financièrement. Hélas, Dorothée l’abandonnera bientôt. Après un voyage dans le Sud Tunisien, Crowley se rend en Allemagne, sans doute (on peut du moins en faire la supposition) grâce à des fonds accordés par les services secrets anglais. Il déploie outre-Rhin une activité occulte très intense : il installe des loges allemandes de l’A.A. et de l’O.T.O. ; et même, deux nouvelles sociétés secrètes magiques (aux noms significatifs : Saturnus et Gnosis). Il y rencontre aussi une autre « Femme écarlate », prénommée Martha, toute jeune fille (elle avait dix-neuf ans) mais admiratrice non moins passionnée. Elle prétendra, plusieurs années après son expérience (bien éphémère au demeurant) avec le mage, avoir donné à Adolf Hitler un exemplaire du Livre de la Loi (1).
On accuse très régulièrement encore Crowley d’avoir été l’un des sinistres mages noirs qui auraient œuvré dans l’ombre pour préparer, avec méthode et profondeur, l’avènement du nazisme en Allemagne. Ne s’exclamera-t-il pas, peu avant la Seconde Guerre mondiale : Avant qu’Hitler ne fût, je suis ?
On interprète volontiers cette formule comme impliquant que Crowley ait été parmi les instructeurs occultes directs qui formèrent Hitler à sa mission. Il ne faudrait pourtant pas oublier l’indicatif du verbe « être » de l’affirmation finale : Je suis ! A notre avis, le véritable sens de la boutade serait donc celui-ci : par l’accession psychique à l’Illumination (qui replace la conscience dans l’Eternel Présent), le mage atteint la liberté intérieure vraiment totale, un état « éternel », transcendant par rapport à celui du psychisme des hommes ordinaires (le terrible Hitler compris).
Il est incontestable que, parmi les nazis, on trouvera quelques personnages il serait capital de connaître leurs noms (2) — qui, malgré la dissolution des sociétés secrètes de Crowley par la police du régime, continueront à se réunir.
Lors de la prise de Berlin en 1945, l’armée rouge découvrira parmi les ruines un vaste temple, très luxueux, organisé selon les directives mêmes de l’Aube dorée et d’Aleister Crowley. Il n’empêche que la majorité de ces groupements seront hostiles au nazisme, qui avait prononcé leur dissolution.
A plusieurs reprises, Aleister Crowley fera de nouveaux séjours en France. Au terme de l’un d’eux, la police l’expulsera (1929) — résultat sans doute d’un petit règlement de comptes discret entre les services secrets français et britanniques. Mais on l’y reverra encore à deux ou trois reprises, la dernière fois au début de 1939, date à laquelle il donnera au restaurant de la tour Eiffel ses conférences sur le yoga. On le verra aussi au Portugal, où il tentera — apprendra-t-on — de se jeter dans les sinistres Bouches de l’Enfer. Il semble loisible d’admettre qu’une véritable volonté de se supprimer n’était pas en cause chez le mage, et que celui-ci avait eu l’idée, fantasque et assez enfantine à vrai dire, de tenter de faire croire à sa disparition tragique. Soit pour fuir ses impitoyables créanciers (qui le harcèleront jusqu’à sa mort), soit aussi dans un théâtral désir de faire soudain parler de lui. On pourrait d’autant plus le penser que, dans l’un des récits de Conan Doyle, on assiste à une soi-disant disparition de Sherlock Holmes dans lesdites Bouches de l’Enfer : Crowley pouvait fort bien se souvenir de cet impressionnant épisode !
Crowley ne se relèvera jamais de l’odieuse campagne de presse qui s’était déchaînée contre lui : pour l’Anglais moyen, il demeure plus que jamais, et il le sera longtemps encore après sa mort, le féroce « mage noir », l’horrible « serviteur de Satan » par excellence ! Non seulement le public, mais les autorités entérineront aveuglément cette légende. Il est un épisode significatif : celui de la conférence manquée d’Oxford. La Poetry Society (Société de Poésie) de l’université invite Crowley à venir y donner une conférence et celui-ci annonce qu’elle sera consacrée à Gilles de Rays. Horreur et indignation du corps enseignant, des édiles et des familles bien-pensantes de la cité ! Le 3 février 1930, jour où devait avoir lieu la fameuse conférence, le mage est accueilli sur le quai de la gare par la police, qui lui déclare que la réunion est interdite et qui le fait monter dare-dare dans le premier train retournant à Londres. On croyait sans nul doute que Crowley se serait livré à une apologie sacrilège des horribles meurtres magiques d’enfants accomplis par Gilles de Rays. Alors qu’il n’en était rien, comme on s’en apercevrait aisément en prenant connaissance du texte intégral de cette conférence, que Crowley fit imprimer et vendre à un prix très modique, dans le vain espoir que les gens intelligents chercheraient quand même à s’informer au lieu de croire sans contrôle les trop sensationnelles histoires sinistres colportées sur son compte (3).
Le texte est un modèle d’humour sarcastique, jeté sur le papier par un homme résolument blasé sur les bonnes intentions des puissants de ce monde, aux diverses époques. Il dresse un parallèle entre la campagne de diffamation, si tenace, contre lui-même (4) et ce qui se passait déjà au Moyen Age. Selon Crowley. Gilles de Rays, loin d’être un monstrueux criminel sadique, aurait été victime en fait d’une odieuse manœuvre conjointe de l’évêque de Nantes et du duc de Bretagne qui le trouvaient fort gênant pour leur politique et qui voulaient accaparer ses biens. Bien qu’allant certes à contre-courant de l’opinion de la quasi-totalité des historiens (5) l’idée mériterait un examen approfondi. Crowley faisait, par exemple, cette remarque de bon sens : « Et même s’ils (Gilles et ses complices) sacrifiaient un enfant chaque jour, cela leur aurait pris deux ans et demi, pour en avoir terminé avec 800 enfants.
Jusqu’à sa mort, Crowley ne connaîtra, dans sa vie terrestre, nul répit durable. Sur le plan financier tout d’abord, il continuera de frôler à plusieurs reprises le naufrage complet. Voici — document significatif dans son laconisme direct —, le billet qu’il écrivait, le 11 janvier 1937, à son fidèle ami Cammell qui l’avait incité à rédiger, dans l’espoir d’en faire un succès de librairie, une édition populaire de ses mémoires : « Je ne puis faire d’autobiographie populaire — je n’ai pas la touche populaire. Je ne puis réaliser de livre du tout, ne sachant pas (c’est nous qui soulignons) d’une semaine à l’autre si j’aurai un toit sur ma tête. »
A maintes reprises pourtant, le miracle salvateur se reproduira : des disciples aisés « renfloueront » in extremis le mage, lui permettant de retomber à nouveau sur ses pieds ; toujours sans qu’Aleister Crowley sache enfin manier, gérer l’argent, qui lui filera sans cesse entre les doigts, et de plus en plus vite…
Au point de vue féminin, c’est toujours aussi le même donjuanisme frénétique. Le mage fascinera encore bien des jolies femmes, pas seulement des admiratrices d’âge mûr mais même de très jeunes (son éphémère mariage avec une toute jeune Sud-Américaine fera même scandale) ; mais aucune de ces expériences multiples ne sera durable… En fin de compte, l’âge venu, Crowley se retrouvera tout seul.
En 1939, Aleister Crowley se déclarera inconditionnellement antinazi. Il enverra, en 1940, à Winston Churchill, un talisman — infaillible, estimait-il — destiné à faire cesser les incessantes attaques aériennes allemandes contre Londres (le Blitz). Après les hostilités, il ira jusqu’à déclarer avec aplomb : « C’est moi qui, en réalité, ai gagné la guerre (6). »
Au début de 1945, Crowley, qui avait effectué de fréquents séjours de détente à Hastings, décide de s’établir à Netherwood, une pension de famille installée dans une vaste demeure victorienne, située dans un faubourg de cette cité balnéaire de la côte sud de l’Angleterre, The Ridge.
Loin d’être oublié, il rassemblera autour de lui un groupe de jeunes, conquis par ses recherches ésotériques. On l’accusera même après coup — faussement encore, une fois n’est pas coutume ! — d’avoir cherché à les pervertir complètement par l’usage de la drogue. Vraiment, les ennemis de Crowley ne désarmaient pas !
Le ler décembre 1947, Aleister Crowley meurt à Hastings, d’une crise cardiaque. Ses obsèques font un bruit énorme. Le cadavre, vêtu d’une robe aux couleurs symboliques (blanc, rouge et or), ceint d’une écharpe portant les signes du zodiaque, le glaive et le sceptre aux poings, la couronne sur la tête (7) est exposé dans son cercueil à la vénération de ses disciples venus du monde entier. D’imposantes cérémonies privées sont célébrées, dont une messe gnostique. L’intervention d’importantes forces de police avait été nécessaire pour contenir la foule des curieux, accourus de Londres et d’ailleurs dans l’espoir de contempler des « choses alléchantes » : un journaliste à sensation n’avait-il pas répandu le bruit stupide que les disciples de Crowley avaient demandé à la municipalité de Hastings l’autorisation, refusée, de danser nus autour du cercueil
Le 5 décembre, le corps, transporté à Brighton, était incinéré, selon le vœu même du mage, avec des gerbes de roses rouges.
L’influence, le rôle d’Aleister Crowley sont tels que…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
CHAPITRE VI
Le manteau de Crowley
On constate que la légende d’un homme très célèbre, non seulement lui survit volontiers mais peut même être plus vivace, plus solide, voire indéracinable dans l’imagination que la vraie personnalité, que les réelles actions de cette célébrité. C’est bien le cas, assurément, pour l’image classique de Crowley, le « mage noir » par excellence. Image profondément ancrée dans les masses du vivant déjà de la vie de l’auteur, à la suite (on l’a vu) d’une odieuse campagne de presse. Pis ! un ancien ami personnel de Crowley, lors de ses premières expériences dans la bohème des « Montparnos » de la Belle Epoque, William Somerset Maugham, commettra lui aussi, prenant ainsi le relais des journalistes, un roman, bien mené, intitulé Le Magicien : le héros — Oliver Haddo — n’était autre, visiblement, qu’Aleister Crowley lui-méme (1). Cela nous paraît regrettable — et d’autant plus que l’ouvrage est admirablement rédigé et construit, se révèle l’œuvre d’un grand écrivain, et que l’auteur y a délibérément mêlé l’image « sensationnelle » du soi-disant « mage noir » à ses authentiques souvenirs de jeunesse. Même le cinéma s’en est emparé : en 1968 était projeté sur les écrans parisiens un film britannique intitulé Le magicien, fort bien mené et joué, dans lequel on voyait, sur une île méditerranéenne, un mage à la fois suprêmement distingué (l’élégance britannique en personne) et subtilement pervers, parvenir à ses fins : l’entière domination du psychisme de ses disciples subjugués. Il s’agissait visiblement d’une transposition cinématographique du Crowley de la sinistre légende sicilienne…
Il ne faudrait pas non plus omettre de signaler, car il s’agissait de véritables best-sellers, les romans fantastiques de Dennis Wheatley, Chevauchée diabolique (2), et Une fille pour le Diable ! (3). Dans ces deux fameux romans populaires d’épouvante (des thrillers, comme on dit en anglais), passionnants à lire, de hardis défenseurs de la lumière entrent en lutte, et finissent, Dieu merci, par triompher, après bien des péripéties toutes plus hallucinantes les unes que les autres, avec un redoutable magicien noir en quête d’une pure et innocente victime à sacrifier au Diable. Ces mages noirs se rattachent à toute une lignée d’inspirateurs sinistres, parmi lesquels (cela va de soi) Aleister Crowley. Le formidable succès commercial de ces deux ouvrages n’a pas manqué d’ancrer encore plus dans l’imagination populaire des Anglais l’image stéréotypée d’un Crowley « mage noir ».
Signalons que le second de ces thrillers de Dennis Wheatley contient dans sa conclusion un épisode particulièrement hallucinant : les Satanistes s’apprêtent à sacrifier une jeune fille dans la vaste « grotte des chauves-souris », située sur les hauteurs, au nord de Nice. Il est exact que Crowley eut l’occasion, entre les deux guerres, d’utiliser cet ensemble souterrain (4) pour certaines cérémonies rituelles, mais elles n’avaient rien de « diaboliques » et n’impliquaient nullement le sacrifice magique d’une victime pure et innocente.
Mais revenons au véritable Crowley. Il arrivera — nous l’espérons — un moment (et plus proche sans doute qu’on ne le pense) où non seulement on cessera enfin de voir en Crowley le soi-disant mage noir avide de victimes innocentes à sacrifier, mais où l’on reconnaîtras toute l’importance de son véritable rôle dans les sociétés secrètes supérieures du XXe siècle. Car l’influence de cet homme extraordinaire s’est manifestée très largement (on doit le noter) en dehors des fraternités dont il fut l’animateur, l’organisateur. Par exemple, son rôle dans les mouvements rosicruciens contemporains apparaît capital.
II est inexact et arbitraire en effet de prétendre vouloir toujours réduire les recherches, les activités initiatiques de Crowley à la seule magie sexuelle. Il fut même en rapport avec des personnalités, avec des mouvements spirituels qui n’avaient certes pas le moindre rapport avec cette direction magique assurément si spéciale qu’est le tantrisme dit « de la main gauche ».
C’est ainsi que Crowley comptait parmi ses grands amis, son contemporain le docteur Harvey Spencer Lewis (1883-1939), premier Imperator (chef suprême) de l’Ordre rosicrucien AMORC (6) dans son présent cycle d’activités. Il avait bien connu également, dans le Paris de la Belle Epoque, des personnalités comme Augustin Chaboseau et le docteur Papus (Gérard Encausse) qui, elles non plus, ne se préoccupaient nullement de pratiquer une magie sexuelle.
Qu’en est-il aujourd’hui des mouvements initiatiques où Crowley était parvenu au grade supérieur, où il joua un rôle animateur ?
La Golden Dawn proprement dite, longtemps en sommeil (depuis 1922), semble s’être fort discrètement ranimée en 1962 dans l’Ouest des îles Britanniques. Mais certaines organisations issues d’elle ou parallèles se montrent très actives, comme la Fraternité de la Lumière Intérieure.
Si l’Astrum Argentinum ne fait plus guère parler de lui en ce moment, il n’en est pas de même pour l’O.T.O., très actif en dépit d’une discrétion accrue, et qui compte des membres en Allemagne, en Suisse, dans les îles Britanniques et aux Etats-Unis, où (comme pour beaucoup d’ordres fraternels) la Californie se présente comme le centre principal. Mais l’actuel quartier général international se trouve à Stein, en Suisse alémanique, et porte le nom symbolique de Thelema (Thélème). C’est là également, dans le même bâtiment, qu’est le principal lieu de culte d’une Eglise gnostique dont le Grand Maître de l’O.T.O. n’est autre que le Patriarche. A l’inverse de ce qui se passe pour les réunions de l’O.T.O., les services religieux de cette petite Eglise (7) sont publics : on les trouve même annoncés dans les journaux de Zurich.
Parmi les disciples américains de Crowley, on dénombrerait non seulement Kart Germer (Allemand d’origine mais émigré en Californie) mais aussi des personnalités assez étranges comme l’ancien officier de marine Russell (8), fondateur d’une société secrète directement axée sur la mise en pratique de l’érotique sacrée telle que la concevait Crowley : la « Grande Fraternité de Dieu » (Great Brotherhood of God). Il faudrait citer aussi Francis Israël Regardie (né en 1907), cet hermétiste si érudit, auquel on doit la publication intégrale des rituels de la Golden Dawn ; il avait été un temps secrétaire (bénévole) et bras droit de Crowley en Angleterre.
Au rang des disciples californiens de Crowley, il y a enfin — la précision est importante — L. Ron Hubbard, le futur fondateur de la Dianétique puis de la Scientologie, ce mouvement en plein essor.
Il est significatif de constater l’intérêt passionné qui se manifestera dans les années 1960, chez des écrivains, artistes et cinéastes anglo-saxons, délibérément axés sur l’avant-garde liée aux tentatives « psychédéliques » admirées des Hippies. Qu’ont-ils retenu de Crowley, en s’efforçant certes de l’annexer à leur très spéciale vision du monde ? Deux choses. D’une part, et bien que Crowley n’ait, contrairement à sa légende, pas du tout prôné l’usage (au contraire) systématique de la drogue, l’ambition de s’ouvrir à tout prix, fût-ce dangereusement, l’accès aux mondes supérieurs, qui dépassent l’expérience sensible. D’autre part, l’idéal d’un hédonisme total, d’un passage psychique triomphal au-delà de toutes les lois et contraintes qui empêchent dans la vie courante, le libre exutoire des désirs profonds. Aleister Crowley rencontrera ainsi un admirateur enthousiaste parmi les cinéastes américains d’avant-garde qui représentent la tendance marginale dite Underground (souterraine). Parmi eux, Kenneth Anger, qui se réclame expressément, avec un enthousiasme fervent, du mage britannique, a réalisé un étrange film de court métrage intitulé Inauguration du Dôme du Plaisir. On l’a vu présenté à Paris, au cinéma Gît-le-Cœur (rue du même nom), au début du printemps 1968, dans le cadre d’une anthologie de l’underground appelée Psychédélire. Empruntons au programme l’alléchante présentation du film d’Anger ; ce court métrage « où l’on voit évoluer des figures venues de mythologies diverses (9). (…) Le Dôme, cathédrale rouge et noire, abrite une sorte de conseil des dieux. Ce sont en quelque sorte les dieux évoqués par D.H. Lawrence, les dieux que nous portons en nous. Cela nous est précisé dès les premiers plans ; un seul regard dans un miroir et surgit l’apparence véritable de l’officiant, masque et reflet plus meurtriers que le réel. Dès ce moment, toute une Olympe vénéneuse se dresse : chaque reflet de l’officiant, chacun de ses masques se fait chair. Nous assistons à une longue suite de travestissements au cours de laquelle l’officiant se pare tour à tour des attributs vestimentaires des dieux. La messe (…) s’accomplit selon un cérémonial de caractère magique fortement influencé par les rites suivis par les adeptes de Crowley. Elle se poursuit jusqu’au sacrifice final, celui d’un personnage orphique qui n’est cependant immolé qu’en peinture, conservé pieusement pour l’éternel recommencement du sacrifice. (…) Le Dôme constitue l’une des approches les plus sincères et les plus éblouissantes du monde de la magie contemporaine. Envahi d’une ivresse quasi baudelairienne, c’est aussi un poème tragique, celui de l’angoissante certitude de l’absurde retour du désir à…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
Conclusion
Il est certain que des hommes du type, de la trempe d’un Crowley ne cesseront pas de surgir, dès lors qu’il y aura chez eux — comme cela s’était révélé le cas, avec tant d’éclat, chez l’adolescent — révolte furieuse contre les conceptions religieuses en lesquelles leur famille avait voulu les enfermer. Ainsi en est-il pour l’Américain Anton Szandor La Vey, fondateur en 1966 d’une Eglise de Satan à Los Angeles. Initiative qui lui a valu la curiosité des magazines à grand tirage de divers pays. Attention : contrairement à ce que l’appellation laisserait tout de suite volontiers penser, il ne s’agit pas des habituels maléfices et messes noires, bien que le fondateur de cette étrange Eglise n’hésite pas à enseigner la possibilité et la légitimité des pratiques magiques qui viseraient à éliminer les ennemis des adeptes.
Il s’agit en fait d’une démarche spirituelle (beaucoup plus luciférienne que satanique au sens théologique habituel) très voisine de la révolte antichrétienne du jeune Crowley. La Vey raconte ainsi (1) comment la révélation lui était venue alors qu’âgé de seize ans, il était gardien de fauves et musicien dans un petit cirque, il jouait de l’orgue portatif dans un cortège carnavalesque : « La nuit du samedi, je verrais les hommes à la poursuite de filles à demi nues dansant au carnaval, et la matinée du dimanche, en jouant de l’orgue pour des évangélistes sous la tente, je verrais les mêmes hommes assis avec leurs femmes et enfants demandant à Dieu de les pardonner et de les purger des désirs charnels (…) Je sus alors que l’Eglise chrétienne repose sur l’hypocrisie… » La Vey conçut alors la nécessité — démarche psychologique singulièrement proche de celle du Crowley adolescent (2) — d’une communauté pour laquelle l’assouvissement des désirs de la chair deviendrait légitime ; où, plus généralement, la pleine satisfaction des désirs, des aspirations humaines au plein bonheur terrestre serait légitimée.
La Vey s’en prend avec violence aux dogmes et postulats chrétiens qu’il inverse point par point.
Il fait des sept péchés capitaux traditionnels des vertus, l’expression parfaite d’un épanouissement des légitimes désirs terrestres de l’homme. « Les sept péchés capitaux de l’Eglise chrétienne, écrit-il, sont : l’avarice, l’orgueil, l’envie, la colère, la gourmandise, la luxure et la paresse. Le satanisme admet le fait de se complaire en chacun de ces « péchés » car ils mènent tous à une satisfaction physique, mentale ou émotive (3).
Autrement dit, il faut lever toutes les barrières, toutes les oppositions arbitraires qui empêchent le libre épanouissement physique et psychique de l’homme. D’ailleurs, fait remarquer La Vey, le milieu où vit l’homme ne change-t-il pas selon les époques ? « Comme les environnements changent, aucun idéal humain n’est fixé (4) !
Une différence majeure saute pourtant aux yeux lorsque nous tentons de comparer les prises de position « satanistes » d’un La Vey à la magie de Crowley.
Si les deux hommes comptent parmi les splendides exemples de révolte, aussi furieuse dans l’un et l’autre cas, contre le rigorisme chrétien, le premier d’entre eux prêche un bonheur purement terrestre.
Il s’écrie :
« La vie est la grande jouissance — la mort, la grande abstinence. Par conséquent, jouissez au maximum de la vie — ici-bas et maintenant ! (5). » Et il ajoute même (6) : « Il n’y a pas de ciel de gloire brillante et pas d’enfer où rôtissent les pécheurs. C’est ici-bas que se trouve notre jour de tourment ! C’est ici-bas et maintenant que se trouve notre jour de joie ! C’est ici-bas et maintenant que réside notre occasion ! Choisi ce jour, cette heure, car nul rédempteur ne vit ! »
Au contraire, et quel que soit l’avis négatif qu’un théologien puisse porter sur son système magique, on trouverait, rendant compte en fait de toute la carrière d’Aleister, une perpétuelle nostalgie crowleyenne d’un paradis surnaturel perdu, un lancinant désir de sauter jusqu’aux étoiles, de faire retrouver à l’homme les jours paradisiaques où il n’était pas encore devenu l’esclave des dures limites d’espace et de temps.
Autour de certains hommes, le mystère persistera tant et si bien après leur disparition que des admirateurs (on finit toujours par créer le merveilleux quand on le veut de toutes ses forces) finiront tôt ou tard par refuser de croire à leur mort.
C’est ainsi que, plus de dix années après la mort (bien établie pourtant) de Crowley, plusieurs de ses anciens disciples affirmeront l’avoir aperçu — à Londres, à Paris, sur la Côte d’Azur, en Allemagne — en chair et en os ! L’immense appétit humain d’un merveilleux tangible, palpable, ne cessera jamais de pétrir les imaginations.
Il s’est manifesté aussi d’étranges tentatives de nouer des contacts posthumes avec Aleister Crowley désincarné. Voici, à ce propos, un bien curieux témoignage, inédit, venant de l’un des partenaires — la femme — d’un couple qui avait eu la conviction d’entrer, début 1964, en relation psychique avec le mage, lequel serait même intervenu pour les protéger au cours d’un laborieux combat dans 1’« astral » avec des entités démoniaques. Cette communication minutieusement notée (7) par la femme, fort douée au point de vue médiumnique, est adressée à l’homme qui a vécu de son côté le même épisode en rêve : « Depuis que nous nous sommes séparés à l’aube, au bas de cette colline feutrée de bruyères roses, la lame d’agate en forme de feuille d’iris et au manche d’or ne cesse de flamboyer devant moi. Mieux vaut, je crois, en finir et laisser effleurer ces images repoussées en vain, ces dures vérités qui remontent d’un passé enseveli sous des cendres de siècles. Entrez, Aleister, installez-vous près de nous, entre le bouquet de dahlias et d’asters et le meuble moyenâgeux que vous aimez. Cessez de jouer avec cette carte aux personnages crétois et parlez-nous de ces « Intouchables », au-devant desquels vous vous êtes jeté cette nuit, pour nous protéger. Ils ne paraissaient pas Hindous et cette couleur dorée du visage venait-elle de masques ?
— Tu as donc vu tout cela ? Et penses-tu que ces êtres fussent humains ? Non, il ne s’agissait pas de masques.
(Vous) Je ne peux m’empêcher de penser aux Etrusques.
— L’écriture rappelait les caractères runiques.
— Tiens, tiens, pour un peu, nous ferions le tour de la Terre… par le Mexique par exemple ! Ou le Pérou…
— Les masques d’or des Incas ! (Nous l’avons crié ensemble.)
— Ces faces lunaires… (Je frissonne en disant « lunaire » et Crowley devient attentif.)
— Continue… Je crois que le rappel va se préciser.
— … les sacrifices humains du culte d’Hécate.
C’est à votre tour de frissonner et vous avez un geste de protestation jugulé par Crowley, qui lui, veut savoir et qui interroge :
— Comment étaient-ils compris ? Une offrande à la déesse ? (Je fais « non » de la tête. Les visions qui, en effet, se précisent sont atroces et Al le sait bien, aussi bien que vous d’ailleurs…)
— … Il leur fallait des ETRES POSSEDANT UNE AME. Ils (les prêtres) portaient sur eux les « blessures rituelles » qui tuaient lentement, sans souffrances trop intolérables et qui permettaient aux « gauloques » ( ?) de s’unir à leurs victimes mourantes, de guetter le dédoublement, puis de ressusciter le cadavre, en ayant obtenu, entre-temps, un nouvel être vivant incarné… Je ne connais pas la valeur réelle du rite (son efficacité concernant la « 2e création »), je sais seulement que la scène des « trois blessures » est intolérable, avec ces gens tendant leurs bras vers des agonisants… Et… le reste…
— L’Inde… la pratique tantrique du « chevauchement des cadavres ». (La voix de Crowley est sans timbre et vous cachez votre visage dans vos mains.)
— … En Atlantis vivaient toutes sortes de races… Ceux-là étaient des « lunaires ». Mais « les sacrifices humains » étaient pratiqués en Crète, en Grèce, en Asie Mineure, chez les Incas, et les peuplades américaines… partout… non en offrande à Dieu (Ils n’osaient tout de même pas !) mais en exaltation à l’être individuel qui devenait ainsi plus puissant et VOULAIT S’EGALER A DIEU, et ce fut là, la cause de la fin des Atlantes…
I1 y eut évidemment quelques « rebelles », il y en a toujours partout… pour proclamer que la vie est sacrée, et que la Grande Puissance Blanche Cosmique ne veut que la Vie, non la mort… Crowley :
— La vie ne passe-t-elle pas par la mort ?
— La matière seule passe par la mort, mais LA VIE est tout autre. Autrefois l’homme s’unissait à Dieu et demeurait vivant…
A.C. — Les sacrifices humains ont continué sous une forme différente mais aussi efficace : les exterminations rituelles de l’hitlérisme, les guerres, les massacres, les accidents… Mes pauvres enfants, si vous saviez ce qui se prépare du côté de la Chine…
— Dieu interviendra. (La sérénité s’est soudain nichée en moi comme une colombe qui a trouvé un nid.) II nous aime. La destruction ne gagnera pas. D’ailleurs, on peut « créer » sans tuer, et même sans passer par l’accouplement dans la matière, vous le savez ! Et si cette planète, est elle aussi perdue, nous en créerons une autre.
— C’est tout justement ce que « NOUS ATTENDONS DE CEUX QUI PEUVENT CREER », qui peuvent réaliser cette union divine, dont tu parlais, faire s’incarner « LE SAGE DES SEPT LUMIERES ».
— IL EST TÔT POUR EN PARLER, mais bientôt sans doute… L’orage une fois de plus s’est déchaîné… Vous aurez du mal pour rentrer, Aleister ! Lui (l’homme) restera plus longtemps. Mais je le sens fatigué, il va dormir plusieurs heures, je pense… (En fait, je crois que vous devez vous sentir exténué et très « remué » par l’évocation des « blessures rituelles ».) »
Josiane De Cock, peintre belge vivant à Paris, possède — son mari, antiquaire, l’avait découvert au marché aux puces — le grand portrait imaginaire (à l’huile, de 93 cm de largeur sur 167 cm de haut) que, lors de son premier séjour prolongé dans le Paris de la Belle Epoque, Crowley avait fait exécuter par l’un de ses amis français, Bujol, pour se venger symboliquement de ses tristes années d’une enfance et d’une adolescence brimées par le puritanisme familial : déjà adulte, le mage s’y était donc fait représenter en triomphal jeune lord aux cheveux longs, tout vêtu de velours et de soie, trônant dans un parc splendide. L’artiste a su y rendre l’extraordinaire regard d’Aleister Crowley dont la fascination demeurera la même, à travers toutes les épreuves, jusqu’à l’âge avancé (8). Il ne sera pas étonnant de constater l’immédiate attirance passionnée ressentie chez Salvador Dali à la vue de l’étrange portrait en la compagnie duquel il vivra durant tout un séjour à l’hôtel Meurice, précédant une conférence de presse retentissante. Il voulait en faire l’acquisition mais dut y renoncer, par fidélité au souhait de son épouse Gala : celle-ci n’accepte aucun portrait, parmi les tableaux affectés à leur demeure.
L’un des plus célèbres parmi les philosophes français du XVIIIe siècle écrivit un alerte conte philosophique, qui constituait en même temps une bien spirituelle apologie de lui-même. Le titre demandait : Est-il bon ? Est-il méchant ?
Pour pouvoir, dans le cas d’Aleister Crowley, répondre à cette interrogation familière, nous pensons que le récit même de sa vie aura permis, pour les lecteurs qui ont eu la patience d’aller jusqu’au bout de notre ouvrage, d’y répondre d’une manière juste. Un modèle de perfection humaine, de chasteté ? Assurément non ! Mais Crowley fut-il…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
Exégèse du franchissement de l’Abîme dans la métaphysique d’Aleister Crowley
L’Abîme est ce voile qui masque à nos sens la perception de la Lumière Divine qui est omniprésente en toute chose. C’est le point crucial que l’Adepte doit franchir en toute connaissance de cause.Il existe trois étapes essentielles sur lesquelles A. Crowley insiste fortement, il les nomme des “crises”. Elles correspondent à des niveaux de conscience que l’initié doit acquérir par la force de sa Volonté et la qualité de son Amour. Le premier niveau est l’initiation en tant que tel, et le début du cheminement vers la lumière de la Connaissance de sa propre nature (en Malkuth). Le second niveau est nommé “la Vision et la Conversation du Saint Ange Gardien”, c’est le Grand Œuvre de l’Adepte, la conversation et le contact avec sa propre Conscience Divine en son Saint des Saints (en Thiphareth). Le troisième et dernier niveau est l’anéantissement de l’Ego, le franchissement de l’Abîme et la fusion avec le Tout (en Binah). Pour entreprendre cette traversée de l’Abîme, l’Adepte doit se dépouiller de tout ce qu’il a acquit dans sa vie, tant du point de vue de l’aspect spirituel que de l’aspect matériel, c’est le voile qui divise l’Humanité de l’être de sa Divinité.
Chaque acte de souffrance, de sacrifice, chaque acte de vie qui coule dans l’homme comme
le flot de sang qui irrigue chaque partie de l’être, devient un fardeau pour l’Adepte. Il déverse alors tout dans la coupe de BABALON, la Femme Écarlate, ce qu’il a acquis et ce qu’il est devenu. Dans son Liber Cheth vel Vallum Abiegni, Cheth vel Vallum Abiegni, nous pouvons y lire “Tu verseras ton sang, qui est ta vie, dans la coupe dorée de la fornication. Tu mêleras ta vie à la vie universelle. Tu n’en conserveras pas une goutte. Alors ton cerveau sera muet, et ton
cœur cessera de battre, et toute vie s’échappera de toi…” Pour traverser ce lieu d’ultimes dangers l’adepte entreprend alors une critique logique & rationnelle de toutes les causes des grands questionnements de l’humanité, mais sans se servir de ses sens émotionnels ni des pouvoirs qu’il a acquit par sa pratique et sa dévotion au Grand Œuvre. Il doit se heurter à la déraison et ne pas faillir. Il est alors un BÉBÉ DE L’ABIME, il est confronté aux mensonges,
personnifiés par le Démon Choronzon, qui est la seconde mort de l’Adepte, mais aussi l’Archétype de maya. Crowley qualifie ce puissant Démon comme étant la “Qualité même de la Malice”, la tentation Egotique par excellence; la dispersion et le désordre. L’Adepte doit prendre alors conscience que tout ce qu’il est et perçoit n’est qu’illusion, innommé et
innommable. Que ses sensations n’étaient que le centre sa sphère par laquelle toute sa vie n’était qu’impression et interprétation. Il doit alors s’annihiler complètement.
Le soi et par extension la conception et la relation au Cosmos cesse, jusqu’à ce que l’univers ne lui soit plus concevable. Tout n’est alors qu’une seule et unique iniquité.
Toutes les choses, positives comme négatives, ne sont que des ombres, des fantômes.
S’il cède aux impressions, il devient un Frère Noir. Aucun homme ne revient vivant de l’Abîme, puisqu’elle est la mort de l’Adepte. S’il franchit l’Abîme et s’élève vers le supérieur, en Binah, dans la Cité des Pyramides, il devient un Maître du Temple, un Maître de la Mystique, le Maître de la Loi de la Douleur, Dukkha. Il est délivré des contradictions de ce qui lui est intérieur et de l’obscurité de ce qui lui est extérieur.
Il entreprend alors d’harmoniser les extrêmes, l’Univers existant avec son propre Esprit
Transmuté par l’Amour Impersonnel.
Puis, en tant que Mahatma, il transmettra son enseignement aux autres, qui comme lui, un
jour prochain devront…
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
« ALEISTER CROWLEY » – « Le plus grand des mages modernes »
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