ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU # 2 – Auteur de :

« Æ – George W. Russell ou la loi de la gravitation spirituelle »

__________________________

Les Chroniques de Mars (suite de l’interview) // Autre facette de son génie, Æ a aussi été un peintre de grand talent, il est parfois, dans certains milieux de l’Art, mieux connu en tant que peintre plutôt que poète ou Initié – n’est-ce pas… ? Peux-tu nous parler un peu de sa peinture… ?

Patrice Repusseau // Æ a pu dire que la peinture était la seule activité qui lui procurait vraiment de la joie, qu’elle était la plus grande passion de sa vie, qu’il lui était impossible d’y échapper et qu’il n’avait nullement l’intention de le faire. Ses émotions se décuplaient et ses doigts palpitaient dès qu’il descendait dans une vallée ou grimpait sur une montagne d’Irlande. Un ancien directeur de la National Gallery d’Irlande affirma que s’il avait suivi des cours, il serait devenu l’un des plus remarquables peintres de son temps. Il expliqua un jour à John Quinn, le grand collectionneur américain d’origine irlandaise, qu’il souhaitait peindre le paysage comme s’il n’existait qu’en tant qu’imagination de l’Esprit Divin, peindre l’homme somme si sa vie débordait pour se fondre à cette imagination divine, et peindre le Sidh fusionnant avec la vie de l’homme ; en fait, l’unité de Dieu, de l’homme et de la nature en un seul être unique – « idée presque impossible à communiquer en peinture », précisait-il. Æ peignait beaucoup de paysages et de représentations du monde invisible. Parfois les deux se côtoyaient.

Il peignait volontiers les créatures surnaturelles qu’il voyait évoluer au sein de la nature et dont il avait couvert les murs de son bureau ! C’était également un excellent portraitiste. Les gens étaient toujours impressionnés par la vitesse confondante avec laquelle il dessinait. Déjà, aux Beaux-Arts de Dublin, il décourageait tous les étudiants par son aisance innée et son talent hors du commun.

Il consacrait à la peinture la totalité des vacances qu’il passait toujours dans son Donegal bien aimé. Parfois, sous le coup de l’inspiration, il lui arrivait de peindre un nouveau sujet sur une toile à peine commencée. On s’en rend parfaitement compte sur « La marée montante », reproduite dans le livre, où l’on distingue nettement, en bas  à droite, les jambes d’un personnage !

Les Chroniques de Mars // La biographie d’Æ se déroule en grande partie sur fond de guerre civile en Irlande ! En quelques mots, peux-tu nous rappeler l’origine de ce conflit et surtout nous raconter quelle fut exactement l’attitude d’Æ dans cette opposition sanglante ?

Patrice Repusseau // La Guerre Civile irlandaise (juin 1922-juin 1923) opposa entre eux les indépendantistes irlandais divisés sur le traité de Londres. La majorité suivit les membres du premier gouvernement de l’État Libre d’Irlande, mais une minorité s’y opposa. La guerre éclata après la victoire des partisans du traité aux élections de 1922. Elle fut particulièrement horrible et meurtrière. En tant que rédacteur en chef de l’Irish Homestead, Æ était un chroniqueur respecté. Toujours au-dessus de la mêlée, Æ dénonçait systématiquement toutes les violences. Il connaissait si bien l’Irlande que le Premier Ministre britannique le fit venir afin de préparer le traité de Londres.

Pendant ces temps de violence, Æ n’en continuait pas moins à recevoir des amis de tous bords. Certains étaient unionistes, d’autres militants du Sinn Féin ou citoyens britanniques. Il expliqua un jour à un ami qu’à force de méditer sur l’esprit il était parvenu à un état où, dès qu’il se recueillait, il se trouvait relié à une nature spirituelle, ce qui lui permettait d’échapper ainsi aux « Ténèbres Anciennes » ! Pendant la guerre civile, pour lui, la vraie calamité était la menace de destruction qui pesait sur le mouvement coopératif apolitique unissant des hommes de toutes croyances pour le bien de l’Irlande.

Les Chroniques de Mars // Au plan initiatique Æ fut surtout très marqué par l’enseignement profond de la Société Théosophique d’Helena P. Blavatsky. Il faillit même rencontrer Gandhi – à la demande de Gandhi lui-même – qui désirait converser avec Æ lors de sa venue en Angleterre… ! Ce qui prouve bien que la dimension charismatique et philosophique d’Æ avait bien traversé les frontières pour arriver jusqu’en Inde… ! – la terre sacrée des grands Rishis… ! Ce qui n’est pas rien !

Patrice Repusseau // Quand il commença à étudier la Théosophie, il se rendait souvent à Londres au quartier général de la Société Théosophique où il rencontrait de temps en temps Helena Blavatsky. Il fut vivement impressionné par cette femme de cinquante-huit ans. Il en avait vingt-et-un. Il déclara dans sa vieillesse qu’il était trop immature, trop petit, et qu’elle était trop loin – « un cosmos dans un corps de femme âgée en mauvaise santé » pour le citer. Il affirma un jour à Monk Gibbon lui avoir vu accomplir des prodiges sous ses yeux. La Société Hermétique qu’il créa plus tard se réunissait le jeudi soir dans une salle toute simple. Il n’y avait au mur qu’une photographie de madame Blavatsky et une peinture visionnaire de Æ.

L’enseignement était fondé sur La Doctrine Secrète dont un exemplaire était posé sur le bureau. Après en avoir lu un extrait, Æ le commentait avant de se lancer dans des digressions sur la mythologie gaélique ou l’idée d’un État celte.

En octobre 1931, il reçut une invitation à rencontrer le Mahatma Gandhi qui – comme Rabindranath Tagore – avait lu avec grand intérêt The National Being et Le Flambeau de la vision [ouvrages d’Æ] et se trouvait alors en Angleterre pour la Conférence de la Table Ronde. Il souhaitait ardemment parler au Mahatma qui avait mis en pratique la théorie de la non-violence dont il s’était lui-même fait l’avocat dans The Interpreters, mais Mme Russell dut subir une intervention chirurgicale et il ne se sentit pas capable de la laisser seule et de quitter l’Irlande. Étant donné les circonstances, il en voulut même à Mira Bai (Miss Slade) la disciple anglaise de Gandhi, d’insister pour qu’il se rende quand même à Londres.

Les Chroniques de Mars // Æ fut aussi un immense médium, vraiment hors norme, capable de voir, sentir, visiter les Mondes inconnus…, capter l’invisible comme quasiment nul être humain… Il était capable de distinguer, décrire, répertorier, les différents élémentaux de la Terre d’Irlande, les anciens sujets des tribus des Tuatha dé Danann, (si bien dépeints par Myriam Philibert dans son livre…), les entités de la Terre, de la Mer, des Lacs sacrés et des Forêts… Il faut lire dans ton ouvrage la fabuleuse interview que réalisa un anthropologue américain de l’époque qui interrogea précisément Æ sur ses visions du Monde Celte et sur le Sidh… Veux-tu bien, cher Patrice, évoquer avec nous cet entretien incroyable qu’Æ eut avec Walter Evans-Wentz ?

Patrice Repusseau // Dans Le Flambeau de la vison et De Source : les fontaines de l’inspiration, Æ explique qu’il eut très tôt d’extraordinaires expériences mystiques de tous ordres. Non seulement il voyait, sentait, visitait d’autres mondes, mais ceux-ci venaient parfois à lui. Ainsi il raconte qu’un jour de son enfance où il était épuisé, un être de flamme apparut dans sa chambre au-dessus de sa tête. De ses mains jaillirent de flamboyantes émanations qui se déversèrent sur lui en même temps qu’elles le traversaient. Il eut alors l’impression de proprement ressusciter et, à la suite de cette intervention, il éprouva pendant des mois une ardente revigoration de l’esprit et du corps.

Un jour, adolescent, il se trouvait sur la colline de Kilmasheogue au sud de Dublin quand la Terre se révéla à lui comme un être vivant. Ce jour-là, les rochers et l’argile se firent transparents pour lui présenter des êtres majestueux et, en souvenir, il se vit participer à des événements fabuleux, à des époques depuis longtemps révolues.  Le merveilleux était son pain quotidien et les exercices de concentration qu’il pratiqua pendant des années lui permirent de décupler ses facultés et ses pouvoirs hors du commun.

Esprits élémentaux, lutins, gnomes, hamadryades, fées, dévas, Æ les « fréquentait » si souvent qu’il n’eut aucun mal à répondre à Evans-Wentz, venu faire des recherches sur la croyance au merveilleux dans les pays celtiques. Détail significatif, ce dialogue extraordinaire parut de façon anonyme, sans doute par humilité de la part de Æ qui ne souhaitait jamais se faire valoir. On sait seulement qu’il est bien l’informateur d’Evans- Wentz parce que celui-ci précisa un jour à Alan Denson que ces pages lui avaient été dictées par Æ dans sa maison de Dublin.

Les Chroniques de Mars // Comme nous l’avons vu ensemble, Æ n’est pas passé à la postérité (sinon auprès des spécialistes), pourtant lors de son enterrement, à Dublin, le 20 juillet 1935, l’Irish Times rapporte que le corbillard qui menait au Jerome Cemetery fut suivi d’une foule énorme qui s’étirait sur près de deux kilomètres… ! Nous avons évoqué ensemble au cours de cet entretien les aspects poétiques – y compris son engagement dans l’édition – , les aspects artistiques, visionnaires, initiatiques…, qui concernent tous Æ, mais nous n’avons que peu parlé de son engagement profond envers les populations irlandaises déshéritées, les fermiers et les agriculteurs, nous n’avons pas encore évoqué à sa juste valeur sa vision d’économiste distingué qu’il exporta lors de nombreuses conférences aux USA, veux-tu bien revenir un peu, s’il te plait, sur cet aspect si important de la vie d’Æ… ?

Patrice Repusseau // Il faut bien comprendre qu’au tournant du XXème siècle, deux maux minaient l’Irlande : la pauvreté et la discorde. Nul n’avait oublié la grande famine des années 1840 responsable d’une émigration massive qui n’avait pas faibli, si bien que la population avait diminué de moitié et ne comptait plus que quatre millions d’habitants. Les conditions étaient les pires dans les régions infertiles et surpeuplées de la côte ouest. La plupart des gens y subsistaient de pommes de terre, de lait, de thé et de farine. Certains partageaient leur chaumière avec des volailles et même du bétail. Au moment où on lui proposa de réorganiser le monde agricole, Æ aurait pu refuser et se diriger dans une toute autre direction, lui si talentueux dans de multiples domaines et d’ailleurs surnommé « le génie » dès le lycée. Mais il accepta assez vite car il voyait dans la mise en place du mouvement coopératif l’occasion de développer la fraternité et de dissiper le climat de suspicion générale qui dressait les Irlandais les uns contre les autres. Sa première mission consista à organiser des réunions et à persuader les paysans misérables de constituer des banques coopératives destinées à leur fournir le crédit bon marché dont ils avaient besoin avant de rentrer leurs récoltes et de pouvoir vendre leurs animaux. Rompu aux problèmes du commerce et des finances par son métier de comptable, il assimila aussitôt le système de banque Raiffeisen fondé sur la confiance mutuelle.

Là, il convient d’insister sur un point important. Ce mystique de très haut vol avait le plus extraordinaire sens pratique. Bien des gens furent à même de le constater. Un jour qu’il venait d’arriver chez un ami occupé à cuire une côtelette, constatant que celui-ci avait mis trop d’huile dans la poêle, le pur végétarien qu’était Æ se mit aussitôt au fourneau et prit les choses en main !

Quant à l’économie proprement dite, pour lui elle était indissociable de la fraternité et de la bonne entente entre les hommes, c’est d’ailleurs aussi la raison pour laquelle on l’avait fait venir aux États-Unis en pleine dépression car les dirigeants redoutaient une crise encore plus grave et ils souhaitaient que Æ expose aux Américains la réussite du système qu’il avait contribué à mettre en place en Irlande.

Les Chroniques de Mars // Æ est le créateur d’une nouvelle « théorie » qu’il a nommée « la Loi de la Gravitation spirituelle », pourrais-tu revenir un peu sur ce concept et expliquer en quelques mots à quoi il faisait allusion… ?

Patrice Repusseau // Il ne s’agit pas à proprement parler d’une théorie, mais d’une observation. Né dans une famille dont les membres étaient tous fort différents de lui, Æ put constater qu’il allait naturellement vers ceux qui s’intéressaient aux mêmes choses que lui, qu’en fait il n’avait rien à faire et que les choix de vie s’opéraient d’eux-mêmes sans qu’on ait à intervenir en quoi que ce soit. Cette « loi de la gravitation spirituelle » est en fait une loi universelle fondée sur une réalité physique car c’est la vitesse de nos vibrations qui nous attire vers les autres ou nous en éloigne.

Cette loi est plus forte que les apparences. Ainsi, quand elle vint en Irlande en tant que journaliste afin de couvrir les événements tragiques de la guerre civile, Simone Téry, future grand reporter au journal communiste L’Humanité, fut conquise d’emblée par la personnalité de Æ qui aurait pu être son père, et se montra particulièrement sensible à cette mystérieuse suavité qui émanait de sa personne. C’est d’ailleurs à lui qu’elle dédia L’île des bardes – notes sur la littérature irlandaise contemporaine : « à “A.E.“, avec mon admiration, ma reconnaissance et mon affection. »

Les Chroniques de Mars // Avec ton livre, Patrice, tu vas créer un engouement certain pour mieux comprendre et apprécier cet initié hors du commun – quel message voudrais-tu laisser aux générations futures qui désireraient découvrir Æ ?

Patrice Repusseau // D’abord, qu’il n’est pas forcément besoin d’aller chercher des maîtres de sagesse en Inde ou au Tibet et que de grands êtres ont bel et bien vécu et continuent de vivre en Europe – même si bien des choses dépendent de nos vies antérieures et de notre destinée. Ainsi Æ a pu dire à Paul Brunton qu’il suffisait de se recueillir n’importe où pour communier avec l’âme universelle, mais qu’il sentait que celui-ci était destiné à établir un pont entre l’Orient et l’Occident, ce qui ne manqua pas d’arriver, car Paul Brunton fit découvrir le grand Ramana Maharshi au monde entier. La simple biographie de Æ est une grande source d’inspiration et je sais qu’il a touché et touchera l’âme de bien des gens… Pour ma part, dès que j’ai lu Le flambeau de la vision et De source : les fontaines de l’inspiration, j’ai su aussitôt que j’allais les retraduire tant ces livres m’avaient transporté – ici-même, au Royaume qui est en nous. Aussi, dans un monde perturbé où nombre de gens s’égarent, il nous rappelle ce qu’est la vraie Beauté que rien ne saurait souiller.

Les Chroniques de Mars // Lors de la présentation liminaire te concernant, cher Patrice, j’ai été amené à signaler que tu avais connu une expérience « bouleversante », dis-tu, survenue à l’âge de quarante ans, tu en parles d’ailleurs, en filigrane, dans ton dernier livre de poésie à paraître prochainement aux éditions Non Lieu, « chansons du moi et de son Même ». Livre que j’ai eu la chance de lire en avant-première. Pourrais-tu nous parler un peu de cette « expérience bouleversante »… ?

Patrice Repusseau // À vrai dire, je ne tiens pas trop à en parler… Je peux seulement dire que cette expérience s’apparente à la parabole du prodigue qui après avoir souffert de ses errances finit par revenir à la maison, où il est et sera toujours bien accueilli. J’ai alors beaucoup pleuré et ce grand nettoyage, cette purification pourrait-on dire, m’a permis d’entendre à nouveau de grandes voix qui parlent de la Source, comme par exemple celle de George W. Russell, plus connu sous le nom de Æ !

Les Chroniques de Mars // Cher Patrice, – Merci beaucoup, au nom de tous les lecteurs d’Arqa, de nous avoir aimablement accordé cet entretien pour notre WebZine « Les Chroniques de Mars »…

Patrice Repusseau © Pour les CHRONIQUES de MARS – No 31 // Janvier 2020, Arqa éditions.


ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 1

ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 2

Patrice REPUSSEAU – La jeunesse de George W. Russell dit « Æ » # 1

Patrice REPUSSEAU – L’Homme transparent et la Gravitation spirituelle selon « Æ » # 2

Patrice REPUSSEAU – La mort d’Æ (1867-1935) # 3


888-47.jpg

THESAVRVS // Agneau – Air – Alpha – Alphabet grec – Alphabet romain – Âne – Ange – Année solaire – Anthropologie – Apocalypse – Argent – Art poétique – Astronomie – Berger – Bible – Boaz – Bœuf – Carl-Gustav Jung – Carré – Cartographie céleste – Cène – Cercle – Chiffres – Christ – Cœur – Couleurs – Coupe Coutumes – Croix – Cromlech – Cycle lunaire – Désert – Divinations – Dolmen – Dragon – Eau – Étrusques – Feu – Figures – Formes – Gestes – Graal – Hébreux – Histoire – Jakin – Lion – Mains – Mégalithes – Menhir – Mère – Miel – Montagne – Myrrhe – Mythes – Mythes fondateurs – Nature des symboles – Nombres – Nombres – Omega – Or – Pain – Paradis – Phénicien – Poissons – Pythagore – Pythagorisme – Religions – Rêves – Runes – Sang – Sel – Serpent – Signes – Soleil – Souffle – Sumbolon – Symboles – Symboles chrétiens primitifs – Symboles dans la Bible – Symbolisme – Taureau – Temple – Terre – Tradition – Triangle – Veilleur – Vin – Zoé //

BANDEAU_111.jpg