Extrait du Livre de Patrice REPUSSEAU # 3

« Æ – George W. Russell ou la loi de la gravitation spirituelle »

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Dans son nouveau logement les longues heures étaient interminables, mais les visites de ses amis semblaient lui redonner de l’énergie. En mars il prépara ses Selected Poems [Poèmes choisis] et dédia ce florilège à sa belle-fille qui avait enchanté son séjour à Chicago. Il demanda à l’éditeur une couverture bleu marine, « sa » couleur. En théosophie cette qualité de bleu représente la pensée abstraite concentrée, raffinée et exaltée au point de pouvoir appréhender les plus hautes réalités. Un soir, il se sentit suffisamment bien pour aller dîner chez une amie où il rencontra C. F. Andrews, missionnaire anglican intime de Tagore et de Gandhi qui se rendit compte que Æ avait une excellente connaissance de la philosophie de l’Inde et que cet « être grand et noble avait conservé un cœur d’enfant dans sa vieillesse ». 

Quand, au bout de plusieurs semaines, Æ constata que sa santé ne s’améliorait pas, il consulta un spécialiste qui prescrivit un nouveau traitement. Le 21 juin, accompagné de deux amis, il prit le train pour Bournemouth afin de passer quinze jours dans une clinique appelée « Havenhurst », endroit magnifique où, à l’ombre des arbres, il pouvait rester assis dans une chaise longue face à la mer étincelante. Même malade, il détestait donner du travail aux autres et se levait pour prendre son petit déjeuner. Il se réjouit de renouer avec des amis et Pamela Travers, future créatrice de Mary Poppins dont il avait publié des textes dans The Irish Statesman, le servit en secrétaire dévouée.

Æ était parfaitement conscient de la situation. Son intuition lui disait qu’il était en train de mourir. Il écrivit au juge Campbell qu’il avait le sentiment que le monde s’éloignait de lui, « ce monde où j’ai eu tant de bons amis et que, dans ma vanité, j’ai cru, à un moment donné, pouvoir conduire dans la direction de la cité céleste ». Quand ses médecins lui apprirent qu’il ne souffrait pas de colite mais d’un cancer et qu’il ne lui restait environ qu’un an à vivre, devant son visage absolument impassible que cette nouvelle ne troublait nullement, le chirurgien, qui n’était pourtant pas un proche, détourna la tête, le visage baigné de larmes. Æ consentit à subir une intervention chirurgicale destinée à alléger ses souffrances et, quelques jours plus tard, il trouva la force de dicter à Pamela Travers de brèves lettres d’adieu, dont un message pour Henry Wallace qu’il traita comme un membre de sa famille spirituelle : « Pour toi, Cher Henry, comme pour moi-même, la mort est peu de chose. Il y a un pèlerinage et un éternel retour, et nous nous comprenons. » Il éprouva un grand soulagement quand Yeats, au courant de son état, finit par lui envoyer un télégramme le 17 juillet, jour où d’autres amis étaient présents. Arrivé dans l’après-midi, Gogarty ne put s’empêcher de penser aux derniers instants de Socrate :

« Ses amis avaient le cœur brisé, mais lui était indifférent. La modification de son visage était remarquable et la façon dont son esprit rejetait les voiles de la mort pour intensifier le magnifique éclat bleu de ses yeux lorsqu’il se réjouissait de voir un ami, est un spectacle qui demeurera à jamais gravé dans la mémoire. Le héros en l’homme se manifestait et c’était ses amis qui, devant pareille mort, devaient se préparer à affronter la vie. »

Les événements de la fin furent consignés par Pamela Travers. Æ quitta son corps le soir même, par une nuit de pleine lune, vers onze heures. Il rendit tranquillement le dernier soupir et ne fut donc pas « expulsé » de son corps.

La lumière brillait bel et bien. Il faisait peut-être même aussi clair qu’au tout premier jour. Je n’avais jamais vu pareille lune et n’en ai plus revu depuis. Elle montait lentement de la mer, pleine, énorme boule dorée aussi radiante que le soleil. Me revint alors en mémoire le chapitre de la Bhagavad Gita, le huitième, qu’il m’avait si souvent récité. Je possède son exemplaire de cet ouvrage, cadeau de son fils Diarmuid, où un passage particulier est coché d’une quantité de traits – à l’encre et aux crayons de différentes couleurs :

« Ce temps auquel les yogis partent pour ne plus revenir, je vais te le déclarer, ô prince des Bhâratas ! Si les yogis s’en vont au temps du feu, de la lumière, durant la phase claire de la lune, durant les six mois de la marche du soleil vers le nord, ces yogis connaissent l’Éternel, vont à l’Éternel. Si le yogi s’en va dans la fumée, durant la phase obscure de la lune et aussi pendant les six mois où le soleil s’achemine vers le sud, ce yogi, obtenant la lumière de la lune, revient. Lumière et ténèbres, telles sont les deux voies éternelles du monde ; celui qui ne revient plus suit l’une, celui qui revient suit l’autre. »

Ces marques à l’encre et aux crayons de couleurs nous disent ce qu’il espérait et ce à quoi il travaillait. Elles nous indiquent également que nous ne le reverrons plus. Et cette lune magnifique, reflet du soleil en route vers le nord, témoignerait en sa faveur si d’aventure un tribunal l’attendait.

Le lendemain matin, alors que le corps reposait encore à la clinique, Sean O’Sullivan, célèbre dessinateur, vint faire trois dessins de son visage. Pendant qu’il travaillait, l’artiste fut assailli par l’impression irrésistible d’une présence. Il sentit une singulière vitalité à l’œuvre dans la chambre et, bien que la température fût fraîche, il transpira abondamment. Ce fut la seule fois de son existence où il remarqua pareil phénomène.

Simone Téry arriva dans la journée. Nul ne l’avait prévenue, mais poussée par une prémonition, et la gravitation spirituelle aidant, elle avait éprouvé le besoin de revoir son vieil ami au plus vite.

Æ fut enterré le 20 juillet 1935 à Dublin. L’Irish Times rapporte que le corbillard qui conduisit sa dépouille au Mount Jerome Cemetery fut suivi d’un cortège s’étirant sur près de deux kilomètres…

(…)

Extrait du livre de Patrice Repusseau © Pour les CHRONIQUES de MARS // Janvier 2020, Arqa éditions.


ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 1

ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 2

Patrice REPUSSEAU – La jeunesse de George W. Russell dit « Æ » # 1

Patrice REPUSSEAU – L’Homme transparent et la Gravitation spirituelle selon « Æ » # 2

Patrice REPUSSEAU – La mort d’Æ (1867-1935) # 3


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