Extrait du Livre de Patrice REPUSSEAU # 1
« Æ – George W. Russell ou la loi de la gravitation spirituelle »
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En mai 1884, un nouvel étudiant arriva aux Beaux-Arts, et George Russell fut vite sous le charme. De deux ans son aîné, grand et mince, les cheveux bruns, ce jeune homme vêtu à la bohème s’exprimait comme un poète et il ne tarda pas à parler de madame Blavatsky et de ses maîtres de l’Himalaya âgés de plusieurs siècles. George Russell et son nouvel ami William Yeats rivalisèrent bientôt en poésie sous l’influence de l’archi-rebelle Shelley. Yeats était ravi de trouver un puissant allié dans sa révolte contre les croyances matérialistes de son père, John Butler Yeats, peintre célèbre et agnostique. La foi de Russell dans l’invisible était plus forte que celle de son nouvel ami ; il n’avait pas besoin d’avoir recours à des séances de spiritisme pour se convaincre de la réalité d’un autre monde, car il savait d’expérience « qu’il existe des êtres qui nous surpassent en puissance et en sagesse autant que nous-mêmes dépassons l’amibe ». Si George Russell n’aimait guère s’attarder sur des expériences de cette nature, quelques rares révélations de sa part donnent à penser qu’il lui avait été donné très tôt d’avoir commerce avec des êtres surnaturels :
« Même dans ce monde, j’avais eu l’occasion de rencontrer des êtres supérieurs. Un jour, dans ma jeunesse, j’avais évoqué les puissances divines et les avais suppliées de m’accorder leur aide afin de mener à bien un travail. Je leur avais dit : « J’essaie de ramener votre ancien règne » et je crois bien qu’elles avaient exaucé ma prière car, plus tard ce soir-là, moi qui d’ordinaire bégayais et balbutiais chaque mot, je me sentis soudain écarté de mon propre corps. Celui-ci fut pénétré par un être qui m’emplit de lumière, puis j’entendis en moi une voix s’adresser à ceux qui m’entouraient, une voix semblable à celle que décrit Yeats – « la voix ardente, et impérieuse / de ceux qui peut-être ignorent la mort » – et je vis le visage interdit de ceux qui avaient l’habitude de m’entendre bredouiller.
Après m’avoir imparti son aide, cet être me quitta, non sans laisser des images et des souvenirs de son passage en moi et, la nuit durant, je suivis ces traces fugitives qui finirent par me conduire en un lieu sidérant de l’Anima Mundi où je pus contempler des êtres de flamme. Un autre jour de mon enfance où j’étais épuisé, l’un de ces êtres apparut dans ma chambre au-dessus de ma tête. De ses mains jaillirent de flamboyantes émanations qui se déversèrent sur moi en même temps qu’elles me traversaient. J’eus alors l’impression de proprement ressusciter et, à la suite de cette intervention, j’éprouvai pendant des mois une ardente revigoration de l’esprit et du corps. »
À l’École des beaux-arts, Russell faisait penser à Blake dans son mépris et son rejet de la représentation du tangible. Tandis que les autres étudiants s’efforçaient péniblement de reproduire le modèle, lui se détournait soudain pour peindre les images irrépressibles qui s’imposaient à son imagination, produisant ainsi des œuvres comme « Saint Jean dans le désert ». Ses amis étaient abasourdis par sa facilité et sa vitesse d’exécution. Les impressionnaient aussi sa simplicité, son innocence, et l’élocution chaotique avec laquelle il parlait de mystères qu’il révélait à demi tout en ne les dévoilant pas vraiment. Cette confondante aisance constituerait, sa vie durant, un handicap dans sa pratique de la peinture et de la littérature.
Passionné d’art, George était alors un adolescent sensible travaillé par la sensualité. Il se mit soudain à connaître des rêves éveillés d’une puissance et d’un éclat saisissants qui donnaient l’impression d’être précipités dans sa conscience par un esprit qui n’était pas le sien. Des images d’événements cosmiques et d’autres mondes s’imposaient à lui avec une majesté fort éloignée de tout ce dont il pouvait être conscient dans son for intérieur. « Je me souviens de la pureté, de la sainteté et de la beauté de ces imaginations, écrivit-il plus tard, elles arrivaient telle une eau cristalline, rejetant de côté le courant boueux de ma vie… »
Il s’aperçut qu’un moi inconnu cherchait à entrer dans son corps. Déjà présent dans une dimension de son esprit étrangère à la conscience de veille, il s’efforçait de pénétrer cette conscience pour lui révéler le vrai sens de sa vie. Cet être n’était pas lui-même pur et immaculé :
Quand je fais un retour sur le passé, je sens nettement à quel point un être cherchait à s’incarner ici, d’abord par le truchement de ces intuitions de beauté un peu floues de la petite enfance, puis de ces premiers songes avant-coureurs.
Ce n’était pas une créature angélique et pure sortie tout droit d’une fonderie des âmes qui tentait de s’installer à l’intérieur du corps, mais un être sali par la poussière et les conflits d’un long périple à travers le temps, porteur de désirs inassouvis, vils et nobles, et, comme je pus le constater, d’innombrables souvenirs ainsi que d’une sagesse secrète. La traversée de bien des mondes et l’incorporation des expériences accumulées l’avaient rendu infiniment complexe. Si cet être avait été doté d’une pureté originelle, celle-ci s’était corrompue – pas complètement, cependant, car je suis convaincu qu’il possède un atome spirituel incorruptible, peut-être gardien de la mémoire de ses voyages avec la déité.
Par la suite il découvrit que le moi plus vaste et important, la psyché, n’était pas une seule et unique entité, mais une multiplicité d’êtres susceptibles, par une démarche spirituelle, de recouvrer une unité.
(…)
Extrait du livre de Patrice Repusseau © Pour les CHRONIQUES de MARS // Janvier 2020, Arqa éditions.
ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 1
ENTRETIEN avec Patrice REPUSSEAU // « Æ » ou la Loi de la Gravitation spirituelle # 2
Patrice REPUSSEAU – La jeunesse de George W. Russell dit « Æ » # 1
Patrice REPUSSEAU – L’Homme transparent et la Gravitation spirituelle selon « Æ » # 2
Patrice REPUSSEAU – La mort d’Æ (1867-1935) # 3
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